Arrivé dans la dernière ligne droite du Livre III, me voilà, aux côtés d’un personnage, sur le point d’écrire un long chapitre dans lequel va devoir être narrée une partie de cartes. Cela faisait longtemps que l’envie m’en démangeait et la venue en milieu de livre de ce personnage, complétement improvisé au début mais qui a su se faire une place, me permet enfin de me frotter à ce défi : inventer un jeu, ses règles, le rendre compréhensible au lecteur tout en faisant en sorte qu’il soit captivant à suivre et ce, sur une bonne cinquantaine de pages. Dans le Livre I, il y avait eu le défi de détailler un tournoi d’escrime en narrant chacun de ses combats. Là, ce sera une seule joute mais comprenant plusieurs manches, avec en arrière-plan un enjeu terrible.
Et là, histoire d’avoir une bonne inspiration, le bon esprit pour être porté par la plume et faire en sorte que ces cinquante pages ne soient pas un calvaire à rédiger, il convient de se plonger avec délices dans certaines influences, de s’en nourrir en les relisant ou les revoyant.
Ainsi, en attendant de relire probablement Le Joueur, de Dostoïevski, j’ai assez hâte de revoir la séquence du train, dans L’Arnaque, de George Roy Hill :
Je me souviens l’avoir vu pour la première fois quand j’étais écolier, à la TV. C’était l’époque bénie où les gosses partageaient dans la cour de récré une culture télévisuelle commune. L’Arnaque en prime time à la TV, forcément, ça se matait et ça se commentait ensuite. Et voir Paul Newman feignant l’ébriété dans un compartiment pour mieux plumer au poker un antipathique mafieux, c’était forcément jouissif. Et magique. L’art de la tricherie touchant au surnaturel. Comment les cartes pouvaient-elle se transformer ainsi alors que Newman était surveillé par un homme du mafieux posté juste derrière lui dans le minuscule compartiment pour surveiller chacun de ses gestes ? Mystère. Dans tout cela, une chose était claire : Newman, il avait trop la classe.
Et il l’avait aussi dans L’Arnaqueur, de Robert Rossen. On délaisse cette fois-ci la couleur et les cartes pour le noir et blanc et le billard. Comme avec L’Arnaque, il y a la classe associée à un brio alcoolisé mais ici, le personnage de Newman est d’abord un perdant. La gagne, la classe ultime, c’est le personnage de Minnesota Fats qui l’incarne dans des parties marathons dont Rossen a parfaitement su rendre le flux à la fois nerveux et lénifiant ainsi que ses retournements de situation :
Quelques années plus tard, alors collégien, je découvris sa suite, La Couleur de l’argent, de Martin Scorsese, toujours avec Newman dans le rôle d’Eddie Felson, mais cette fois-ci flanqué d’un jeune chien fou incarné par Tom Cruise, illustrant pour l’occasion le brio au jeu façon samouraï merdeux et histrion :
Je garde en revanche un souvenir brumeux des Joueurs, de John Dahl, avec Matt Damon et Edward Norton, sans doute parce que le film ne m’a pas particulièrement intéressé. Ce que je ne dirais pas de ceci :
Ici, vous vous dites peut-être : Houlà ! Qu’est-ce que c’est que ce truc ? C’est quoi, ce graphisme ? Ça se regarde ça, vraiment ?
Ô combien ! Car Gyakkyou Burai Kaiji : Ultimate Survivor est la meilleure série japonaise animée sur l’art de parier ses couillons (comme diraient mes personnages) dans un jeu afin de remettre sa vie sur les bons rails. Des jeux, beaucoup de jeux, mais pas traditionnels. Le mangaka à l’origine (Noboyuki Fukumoto) a eu l’art d’imaginer ses propres jeux et surtout celui de les rendre prenant, étalant les parties sur plusieurs centaines de pages (et d’épisodes pour la version animée), plongeant le lecteur/spectateur dans les affres calculatrices et psychologiques du personnage principal et de ses adversaires. Avec, cerise sur le gâteau, un art consommé d’une cruauté décomplexée à côté de laquelle le Comte Zaroff ferait davantage penser à un Guy Lux présentant une soirée Intervilles.
Tout aussi captivant fut le visionnage d’une autre série adaptée de la production de Fukumoto, Akagi :
Dans Akagi, on suit la trajectoire d’un personnage mutique ayant un génie certain pour le mahjong. Là aussi, les enjeux sont déments et certaine parties sont empreintes d’une cruauté toute gothique. Le néophyte est certainement largué par les subtilités stratégiques du jeu, mais ce n’est pas grave : le flou, loin de lasser, est compensé par tout un art de la dramaturgie, par la qualité de la voix des doubleurs et l’usage de la B.O.
Il n’en va pas autrement d’Hikaru no go, manga/série animée sur le jeu de go. On suit les parties, on ne comprend pas tout, mais on reste fascinés, notamment par la manière de faire sentir le génie en action, lors de parties portées par une musique épique :
Puisque je parle de génie, la liste d’influences ne serait pas complète sans Liar Game :
Récemment, la série coréenne Squid Game a fait tout un foin. On a crié à l’œuvre très originale. Bon, il faudrait un peu se calmer tant cette série — au demeurant intéressante et bien menée — a fait son miel de Kaiji et de Liar Game (série japonaise commencée commencée en 2007 et achevée en 2010). Le topo est le même : une société mystérieuse et manifestement puissante permet à des joueurs fauchés de s’enrichir considérablement ou bien de s’endetter jusqu’à la fin de leur vie (dans Squid Game, c’est davantage la vie qu’ils peuvent perdre). Ils doivent s’adonner à des jeux de stratégie dans lesquels tous les crocs-en-jambe aux adversaires (mais aussi aux alliés, c’est plus drôle !) sont permis. Et à ce petit jeu, on a une collection de joueurs assez géniaux au sommet desquels se trouve un certain Shotaro Akiyama, beau gosse impassible qui, par sa seule présence, fait comprendre au spectateur que dorénavant, la partie ne peut plus suivre qu’une seule voie : la sienne. On ne sait pas comment, par quel biais tortueux mais, exactement comme Akagi, on devine que la victoire arrivera et sera jubilatoire.
Il y aurait probablement d’autres références inconscientes à évoquer (j’ai relu dernièrement Le Joueur d’échecs, de Zweig, et il faudrait que je relise Les Dernières Cartes, de Schnitzler). Mais pour l’heure, je dispose de tous les ingrédients : les joueurs, le jeu, le lieu (autre élément important) et la dramaturgie. Enfin, une dramaturgie provisoire s’entend car il n’est pas impossible que les personnages décident d’imposer la leur.
Gaspard Auclair