La Conteuse d’elle-même (33) : Anaïs au marché

Résumé de l’épisode précédent : Après avoir réfléchi sur la nature de la tâche qu’il a à accomplir, après avoir accepté la requête d’Anaïs Doucet d’intervenir dans son égorécit, le narrateur des Callaïdes se rend dans son jardin pour commencer à écrire, non sans s’être juste avant disputé avec Pauline…

Injecter de l’imagination dans un récit qui se contente de décrire le quotidien… En soi, pas bien compliqué, mais je m’aperçus que je n’avais pas parlé avec Anaïs d’une chose qui, alors que le premier astérisque apparaissait sous mes yeux et que dans la marge était inscrite la mention « trois pages environ », me semblait importante : ce premier ajout devait-il être autonome ou pouvait-il être en lien avec les astérisques suivants ? La première voie impliquait une certaine concision. Dans la deuxième plus d’adresse dans la manière de poursuivre une histoire dans l’histoire au gré de l’emplacement précis des astérisques.

D’ailleurs, pourquoi ces emplacements justement ? N’eût-il pas été plus simple de me laisser les choisir, de me dire d’intégrer une trentaine de pages de mon crû comme bon me semblerait ? Sur le coup, cette difficulté à laquelle je n’avais pas songé en acceptant ma fonction me découragea quelque peu. Il fallait condenser ou saucissonner adroitement et face à ces deux contraintes, je me dis que la première était la moins ardue. « Trois pages environ », avait écrit Anaïs en marge, au niveau de l’astérisque. Le environ était important, ce serait donc pour moi quatre ou cinq pages.

Dans le passage précédant l’astérisque, Anaïs se trouvait au marché et le lecteur apprenait avec intérêt qu’elle y avait acheté une anguille, deux bottes de radis, un saucisson de Montgagnar, et la tension culminait quand elle s’apercevait qu’il lui manquerait peut-être deux sous pour acheter ledit saucisson. Mais tout se passait bien, sensible à ses beaux yeux, le charcutier ferma les siens sur la petite réduction demandée par Anaïs. Ouf ! Le lecteur pouvait dormir sur ses deux oreilles et c’est à ce moment tellement égoréciesque qu’apparaissait le premier astérisque.

Voilà, avait-il l’air de me susurrer, bien goguenard, débrouille-toi avec moi maintenant.

Après lui, Anaïs revenait chez elle, le cœur battant de sa marche, d’avoir monté ses deux étages mais aussi à l’idée de recevoir Tristan dans une heure, sans doute pour faire honneur à son saucisson.

Je réfléchis un peu, mais pas trop longtemps non plus. Souvent, attraper le premier fil venu qui vous traverse l’esprit pour le dévider doucement est ce qu’il y a de mieux. Le fil peut paraître d’abord de mauvaise qualité, banal, mais il convient alors de le rendre plus solide, plus séduisant. Trois-quatre pages dans un marché, ce n’était pas grand-chose. J’inspirai, me mis dans la peau d’Anaïs (en fantaisie seulement, hélas ! pour de vrai j’aurais entrepris une inspection minutieuse de la matière physique pour mieux préparer la matière littéraire) et écrivis cette ébauche en prenant soin d’écrire au présent et d’éviter mes procédés subordinatifs :

Sans le moindre sou dans mon aloière, il n’y a plus qu’à rentrer. Je profite malgré tout du marché, de ses belles marchandises, de ses bonnes gens.

De son soleil.

Il fait doux ce matin, et même un peu chaud. J’entre dans une des allées principales ; j’aurais pu écourter ma déambulation en passant par la droite, et je le regrette au bout de quelques pas. L’allée est bondée, fiévreuse ; le soleil, sans pitié. Un vague dégoût me vient, je me dis que oui, il est temps de rentrer. Impossible cependant de revenir sur mes pas, il est tellement de monde que je ne peux pas même voir à droite ou à gauche les étals. Me voilà au milieu d’un troupeau serré qui avance à petits pas.

Je n’aime pas cela. Oubliant que ma bourse est vide, je m’en saisis et la serre dans ma dextre, redoutant les escamoteurs. Je ne vois rien car j’ai face à moi les dos de deux hommes d’imposante carrure.

La situation est absurde, je ne peux pas même m’arrêter sur un côté pour voir un étal, je suis prise dans le mouvement et dois faire ainsi une cinquantaine de pas sans voir, sans profiter.

Devant, les deux homme dégagent une violente odeur de sueur. Elle est âcre, si différente de celle de mon beau Tristan. La sienne m’étourdit, me donne envie de dire des folies. La leur… me met le cœur au bord des lèvres.

Tout m’est dolence maintenant. Le bruit, les cris, ce soleil qui semble m’avoir tendu un piège. J’en suis rendue à compter les pas qu’il me reste à faire avant d’être libérée. Un… deux… trois… les égrener va me rendre folle, je le sens. Mais je n’ai pas le temps d’aller au-delà de douze…

Un piège, oui, c’en est un…

Les loups sentent parfois une mâchoire de métal se refermer sur une patte. Moi, je sens une pince de chaire se saisir d’une de mes fesses et la serrer fortement. Des ongles s’impriment dans ma chair.

Je me retourne aussitôt. La pince s’échappe.

« Qui ose ?! »

Mais derrière moi se trouve une vieille femme. Elle me regarde, ahurie par mon mouvement et mon cri. Derrière elle je vois des gens entassés, un femme, un homme, deux grands enfants. Ils me regardent aussi sans comprendre.

Je reprends ma marche. Les deux hommes devant moi se sont retournés à mon cri et m’observent. Ils ont l’air amusé. Ils ont compris, à mon apparence, que j’étais de celles qu’on pouvait importuner dans un but sale.

— Un problème, madame ?

— Demandez, et on vous tend le bouloir.

Je ne comprend pas le mot. Il suscite aussitôt un odieux rire chez son compagnon qui répond « Oh que oui ! » Je fais de la tête un non embarrassé et reprend mes pas, bouleversée par l’attouchement. Mais je n’ai pas le temps de faire dix autre pas qu’il se reproduit. Plus violent cette fois. Une main s’est enfouie brutalement pour tenter de se saisir de…

Je me retourne, folle de rage.

Mais toujours la petite vieille et les mêmes gens derrière. Le cœur me bat, j’ai envie de hurler, d’insulter au hasard, mais à quoi bon ?

Je décide de me retourner de nouveau et de continuer mon chemin, cette fois-ci en faisant barrage avec ma dextre devant mes fesses.

J’arrive enfin au bout de l’allée mais avec l’impression que toute le long des vingt-sept pas exécutés (je les ai comptés !) des doigts se sont amusés à effleurer ma dextre qui continuait à faire bardeau.

Enfin au bout de l’allée, je bifurque et me mets à marcher comme une insensée, me retournant sans cesse. Il me faut plusieurs rues hors du marché pour m’accoiser. Les endroits où la main s’est posée me cuisent. C’est tombé sur moi : un individu m’a repérée et a choisi de me tisonner par deux fois, pour m’épeurer, m’encolérer, et me bouleverser avant de retrouver Tristan.

De mauvaises visions m’assaillent. Mon regret est de n’avoir pu se saisir de la main avant de me retourner et de battre comme toile son propriétaire. J’ai senti que ses ongles étaient longs mais les miens le sont bien davantage. Lui lacérer le visage avec, en criant « Au suiveur ! au suiveur ! » Quelle délectation !

Un bruit me trouble au milieu de cette belle vision. Des bruits de pas, rien de plus normal dans le quartier peuplé où je vis. Mais mon cœur se serre. Serait-ce ?…

Je me retourne. Un homme marche une dizaine de pas derrière. C’est un vieux farinier.

Je m’apaise et, arrivée à mon immeuble, je m’y engouffre et monte les escaliers courant battant.

*

Je m’arrêtai.

Le cœur battant d’Anaïs lorsqu’elle arrive chez elle trouvait, avec mon ajout, une nouvelle explication. Il faudrait qu’elle retouche légèrement de son côté, qu’elle évoque sa peur pour que tout soit parfaitement raccord. Je le lui suggérerais.

C’était une ébauche qui devait encore être travaillée, mais pourquoi pas ? me dis-je. En l’améliorant, ça pouvait plaire et surtout me faciliter la tâche pour la suite. Finalement, plutôt que de trouver une scène à chaque fois sans rapport avec les précédentes, l’idée d’un suiveur angoissant Anaïs pourrait être développée. J’avais assez goûté en tout cas l’écriture d’une scène qui m’avait fait mettre dans la peau d’une belle et frêle femme au milieu d’une foule de marché. Là où je m’étais posté dans le jardin pour écrire, il faisait chaud aussi, les joues me cuisaient et c’était autant à cause du soleil que de mon intuition qui me soufflait que ce premier astérisque résolu allait m’offrir d’intéressantes perspectives avec Anaïs.

Je rentrai.

Pauline en avait fini avec ses haricots. Elle lisait, l’air encoléré, à cause de mon claquement de porte sans doute.

À suivre…

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