Laphios les regardait, sa quenouille pendant de plus en plus. C’en était trop, elles cherchaient leur châtiment, eh bien elles l’auraient. Mais il ne les réduirait pas en cendres, non, une meilleure idée lui était venue. Il les balaya d’abord d’un regard terrible, et dit :
— Filles indignes, insolentes, paresseuses et inutiles. Je pourrais vous châtier en vous tuant ou en vous ôtant cette beauté qui vous rend si stupides mais je vais faire mieux. Vous vous flattez d’être des oies blanches qui méprisent les dieux ? Dès cet instant je vais vous transformer en oiselles colorées faites pour nous servir. Commençons par toi, Amété, qui a trouvé que chanter de délicats vers en votre honneur était une bonne blague et qui a exprimé du dégoût en voyant la sombrance de ma peau. Voyons si tu vas goûter cette blague : Amété, dorénavant, des pieds à la tête tu seras toi aussi noire de peau et tu travailleras ton esprit à trouver de ces tournures et ces détours qui suscitent les ris. Tu travailleras l’art de faire rire avec esprit, et en particulier de toi-même.
Aussitôt les blonds cheveux d’Amété se mirent à noircir et sa blanche peau à s’assombrir. Et curieusement, ce qui lui arrivait n’obscurcissait pas son âme, elle avait presque envie d’en rire.
— À toi maintenant Lilaïa, reprit Laphios en se tournant vers la petite Callaïde. Ah tu trouves que mes vêtements colorés offensent la vue ? Eh bien vois, je ne suis pas rancunier : puisque je t’offense les yeux, je vais protéger ces derniers en faisant de tes paupières une sorte de viole. Et puisque mon beau foulard jaune semble t’avoir déplu, tu auras dorénavant la peau de la même couleur. Quand à ton trait concernant une danse qui accompagnerait mes chants et mes vers, eh bien tu vas me montrer toi-même. Si je ne sais pas danser, tu seras, toi, l’alliée du vent, tu consacreras ta vie à la danse pour me distraire quand je viendrai te voir.
Aussitôt le corps de Lilaïa perdit toute sa graisse, sa poitrine diminua de moitié, ses gambes s’affinèrent, enfin se peau se teinta de jaune et ses paupières supérieures s’abaissèrent pour ne laisser qu’une fente au milieu des iris.
— Danallis, tu me trouves sinistre, tu souhaites ma mort. Dorénavant tes cheveux seront couleur de sang et tu développeras une sensibilité qui te permettra de concevoir et de déclamer de belles paroles tragiques.
Ses beaux cheveux se teintèrent aussitôt de rouge et à ses yeux le dieu ajouta une lueur de perpétuelle mélancolie.
— Phœbe, tu trouves ma voix fausse et penses que la tienne est bien meilleure, ce dont je doute. Pour nous départager, tu auras l’obsession de chanter encore et encore, et les esprits de la forêt sauront bien dire un jour si ta voix est effectivement supérieure. Pour t’aider à ne pas oublier la voie que je t’impose, tes cheveux seront noirs comme les notes, car tu auras aussi la passion de la composition.
Phœbe, qui tenait particulièrement à sa longue chevelure, la vit alors perdre de son feu pour devenir noire comme du charbon. Elle sentit aussi que sa gorge se rétractait légèrement. « Non ! Pitié ! » supplia-t-elle. Stupeur ! Les deux mots furent prononcés d’une voix enchanteresse toute de mélodie.
— Enfin, je ne t’oublie pas Zephixo, toi qui as osé parler de rimaillettes alors que tu es connue dans cette contrée pour n’être qu’une fille indécrottablement ignare, étrangère à tout ce qui touche au Beau. Je fais une exception, je te laisse tes cheveux blonds, je vais même accentuer leur éclat car à toi incombera la charge suprême de restituer le chant des dieux, cette poésie que tu t’es permise de juger.
Alors sa blondeur se lava d’un feu divin et se mit à resplendir, tandis que ses iris bleus devinrent plus profonds, évoquant le lac Ozérus, le lac au milieu de la cité des dieux.
Les Callaïdes se regardaient, terrorisées par cette nouvelle apparence et par l’étrange aura luminescente qu’elles dégageaient.
— Oui, avec cette aura, inutile de songer à rentrer chez vous. À partir d’aujourd’hui, et jusqu’à votre trentième année, vous êtes vouées à errer ensemble dans la nature et à pratiquer les arts. Dernière chose. Vous avez tourné en dérision la force virile d’un dieu désireux de s’accoupler avec des mortelles. Eh bien vous devrez attendre avant de connaître ces joies. Vous pourrez aimer, mais jamais associer la chair à cet amour. Je viendrai de temps en temps vous voir pour que vous me montriez vos progrès dans les arts et, si à votre trentième année j’estime que vous avez cultivé vos dons jusqu’à la perfection, alors je lèverai le charme, vous pourrez rentrez chez vous mais, en souvenir de cet apprentissage que je daigne vous offrir, vous garderez vos nouveaux attributs physiques ainsi que vos dons.
Il dit, et Laphios, reprenant son apparence de cerf, repartit majestueusement dans le bois derrière lui.
Les Callaïdes hésitaient. Elles avaient malgré tout envie de retourner dans leur château en dépit de l’aura merveilleuse que dégageaient leurs corps. Mais ce fut plus fort qu’elles : le charme les poussait à s’engouffrer elles aussi dans le bois et à errer, à découvrir d’autres lieux cachés des hommes où elles pourraient pratiquer tranquillement leurs arts.
Laphios tint promesse, il alla les voir de temps en temps, accompagné de son épouse Lyséris, pour leur demander de partager leurs nouveaux dons avec eux. Et à chaque fois, au bout d’un moment, totalement séduits par les beautés qu’il voyait et entendait, le divin couple s’allongeait sur un tapis de mousse et, sous les yeux des Callaïdes, s’adonnait à ce qu’elles ne pouvaient faire, suscitant en elles une envie mélancolieuse mais aussi l’envie de toujours se surpasser afin d’être sûres d’être, un jour, libérées du charme.
La légende ne dit pas si Laphios tint parole. En revanche, plus d’un voyageur, plus d’un paysan affirme avoir un jour aperçu, ici près d’une fontaine, là dans un bosquet ou sur un rivage, une merveilleuse jeune femme, tantôt brune, tantôt les cheveux clairs, la peau dégageant une estrange lumière, le regard perdu dans le vague.
Gaspard Auclair