Au début, alors que je commençais ce cycle des Callaïdes, je m’étais dit qu’en choisissant un décor à la fois proche de la France et situé dans un ailleurs imaginaire, je m’épargnais de fastidieuses recherches pour être raccord avec un contexte historique précis.
Pourtant, à la base, ce dont j’avais envie, c’était d’écrire une histoire se déroulant dans le dix-septième dumasien. Et puis, tout en me disant que l’imagination pouvait suppléer à beaucoup de méconnaissances concernant l’époque, j’avais aussi senti que je me trouvais sous la tutelle d’un siècle et que je ne pouvais pas non plus tomber dans le n’importe quoi concernant une certaine véracité. Je puis apprécier les délires tarantinesques lorsqu’il se saisit de la Seconde Guerre Mondiale pour faire son Inglorious Basterds, j’ai un peu plus de mal face au Bastard Battle de Céline Minard, roman qui m’a rapidement fait abdiquer. Trop décalé, trop anachronique, trop fourre-tout pour y ressentir un véritable plaisir, pour m’y sentir bien. Et peut-être aussi trop facile, comme s’il suffisait de passer au mixeur des scènes gores et un gloubi-boulga de différents idiomes pour bâtir quelque chose d’original. Je ne parle pas de l’empathie envers les personnages, elle est nulle, totalement phagocytée par le style. Le bouquin ne fait pourtant que cent pages, c’est dire si j’ai souffert pour abandonner au bout de trente…
Bref, cela pour dire que lorsqu’on choisit une époque historique, on peut prendre ses distances avec elle mais on se doit aussi d’en garder un minimum les fondations (historiques, sociétales, artistiques, économiques, etc.) pour bâtir son intrigue. Et quelque chose m’avait ennuyé dans cette perspective. Quitte à se plonger dans un univers, autant qu’il soit créé de A à Z, au moins j’aurais les coudées franches pour inventer ce qu’il me plaît, sans avoir à vérifier sur telle encyclopédie la correction de certaines données.
Le premier chapitre des Callaïdes me fit rapidement comprendre que c’était la meilleure approche pour moi. J’étais dans un royaume, mais sans lui donner de nom. Il faisait bien sûr penser à la France par les différents patronymes qui étaient évoqués, mais sans se fondre totalement avec elle. Le terme chevalier apparaissait mais sans qu’il m’oblige à rester dans un univers médiéval pur et dur. Les dames portent des bliauds, robes propres au Moyen Âge, mais en même temps, chevalier renvoie davantage à un titre de noblesse illustrant un noble susceptible de combattre qu’à un type de guerrier portant une armure – d’ailleurs, dans les Callaïdes, personne n’en porte. En fait, j’étais plongé dans un univers qui faisait son miel du Moyen-Âge, du XVIe siècle (avec le rapport aux livres, à la culture, à l’imprimerie), au XVIIe siècle (du duel dumasien, en veux-tu en voilà), au XVIIIe siècle (en rapport avec une certaine noirceur) et même au XIXe siècle (s’agissant de retranscrire un certain grouillement urbain). Et là, nul besoin de craindre les anachronismes en évoquant telle invention ayant fait son apparition uniquement à partir du XVIIIe siècle et absolument absente au Moyen-Âge. Après, je m’interdis certains écarts trop importants : par exemple pas de machines à vapeur dans les Callaïdes, ni même de poudre à canon. Par contre, pour le journalisme, aucun problème. On parlera de gazetier plutôt que de journaliste, et je ne m’interdis pas d’imaginer un fonctionnement louchant gentiment du côté de celui d’un Émile de Girardin. Et le livre de Maxime du Camp sur Paris (Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870) m’est très précieux sans non plus que j’aille jusqu’à l’ériger en autorité biblesque au détriment de l’imagination.
Donc fort bien cette absence de référencement historique, très pratique.
Mais voilà : même si je pouvais faire fi d’une vérification de tous les instants, il me fallait quand même injecter une langue particulière pour plonger le lecteur dans un univers classique/médiévisant tout en évitant l’écueil du farcissement lexical à la Céline Minard au détriment de la bonne compréhension de l’intrigue.
J’ai relu dernièrement des San-Antonio (au passage pas de meilleure lecture de vacances qu’un bon vieux San-Antonio). Ah ! Frédéric Dard ! En plus d’être une bonne pâte d’homme, en voilà un qui avait compris que la langue constituait une sérieuse alliée à un récit d’action qui, sans elle, pouvait tomber dans l’ennui. Contrairement à Minard, l’équilibre entre humour, jeu sur la langue et intrigue est parfait, surtout dans les deux premières décennies (années 50 et 60). Après, la farce s’accentue au détriment de l’intrigue et personnellement je goûte un peu moins (mais je puis comprendre que certains adorent). Lire un San-Antonio totalement délirant avec une relation très relâchée vis-à-vis de l’intrigue peut me saouler. Mais d’un autre côté, lire une histoire à la Jean Bruce, bien sérieuse et simplette dans son vocabulaire, m’ennuie passablement. Il y a un juste milieu à trouver. Ajouter au pinceau de petites touches de couleurs langagières et surtout pas y aller au rouleau ripolin de manière à ce que le lecteur se dise à chaque ligne : « Bon sang de bois ! mais je n’y comprends rien ! »
Il a donc fallu puiser dans mon grenier personnel de mots rares et surannés, mais aussi se plonger dans les lexiques de certaines époques ainsi qu’imaginer des néologismes. Pas d’hymen dans Les Callaïdes, mais des « peaux de vierge. » Une demi-heure ? Non, on dit « heurette ». « Avoir des remords » se dit « remordiser. » (utilisé dans ce chapitre de ma deuxième nouvelle).
Etc. etc. etc. etc.
Oui, j’insiste, car le lexique présent dans les Callaïdes utilise (pour l’instant) 973 mots. Cela peut sembler beaucoup et faire craindre d’un récit farci à la Minard mais non, sur trois mille pages, je n’ai pas l’impression d’abuser. Et c’est un tissu langagier fait pour donner à imaginer le sens selon le contexte plutôt que de pousser à faire une recherche pour comprendre. Je veille en tout cas à ce qu’il aille dans ce sens.
Après, ma mémoire ayant ses limites, j’ai senti la nécessité de me retrousser les manches afin de faire une liste rigoureuse, sur Excel, de tous les mots utilisés (mots réels comme les néologismes) afin de conserver à la langue une constante homogénéité. Il y a un côté érudit, moine copiste qui compile une besogne fastidieuse. Fastidieux, le travail l’a été. J’ai dû refondre de multiples listes disséminées dans différents dossiers et même relire de nombreuses pages, redécouvrant avec surprise des mots que je m’étonnais d’avoir inventés. Et au bout du compte, au-delà de l’épuisement de cette tâche nécessaire, j’ai senti une certaine griserie à voir combien cet aspect des fondations apportait à l’immersion dans la lecture, à la caractérisation des personnages ainsi qu’à la propre fantaisie de cet univers. Fantaisie purement fantasmatique, peignant un monde à cheval sur différentes époques pour lesquelles mes lectures m’ont toujours fait ressentir le désir d’avoir à portée de main une machine à remonter le temps afin d’y faire de délicieux séjours, monde dans lequel je ne me sens pas serré aux entournures et qui compense les déceptions de celui dans lequel je vis.
Gaspard Auclair