Le rachat (27) : un galop dans la nuit

Résumé de l’épisode précédent : Lauraine est sauve… pour le moment. Il reste maintenant à la mener à bon port, c’est-à-dire chez la tante du narrateur des Callaïdes, habitant à Nantain. Pauline propose de le faire le lendemain après s’être reposés, mais Gaspard préfère partir immédiatement…

Elle le savait bien mais ne tenta pas moins une ruade.

« Après une telle nuit, cela peut attendre quelques heures, le temps qu’elle se repose.

— Et partir sur la route en plein jour, bien à la vue de tous et notamment celle de ce Bastien Guérard et de son compère qui vont sans doute patrouiller à cheval pour tenter de la retrouver ?

— Non pas. Gardons-la toute la journée et tu partiras à la nuit tombée. »

Cela, éventuellement, je pouvais l’accepter. On ne pouvait tout de même imaginer la Voison et ses deux compères pénétrer dans toutes les maisonnées du village afin de vérifier si Lauraine s’y trouvait. Mais l’idée ne me plaisait qu’à moitié.

« Non, ils dorment, profitons-en. Il ne faut qu’une heure pour se rendre à pied à Nantain, quand nous y arriverons il fera sans doute encore nuit et les trois seront toujours en train de dormir. Demain, qui sait si l’un d’eux n’aura pas l’idée de vadrouiller juste au moment où nous serons sur la route ?

— Pourquoi ne passerais-tu pas par les mêmes chemins alambiqués que tu as empruntés lorsque tu es revenu de Nantain ? »

Là aussi, la proposition se tenait. Mais je tins ferme.

« Parce que sur la route on peut voir et entendre au loin des cavaliers qui se rapprochent. Cela laisse le temps de se jeter dans le premier fossé venu. D’autre part, dans les sentiers inoccupés, je serai moins tranquille en cas de mauvaise rencontre. Et puis…

— Et puis ? »

J’arrivai à l’explication qui couvait en moi depuis mon retour à la maison.

« Et puis je ne serai pas satisfait si je ne prolongeais pas dès ce soir mon action de sauver Lauraine à son éloignement définitif de celle qui lui a fait tout ce mal. »

Oui, j’étais épuisé, je n’avais pas dormi, une de mes chevilles me lançait terriblement, mais tout cela me donnait l’illusion d’un héroïsme acceptable pour ma modeste stature et qui contribuerait à me racheter définitivement et m’alléger l’âme. Je n’avais pas le courage et encore moins la force d’affronter physiquement un Bastien Guérard. Au moins voulais-je avoir celui d’affronter la nuit en un état pitoyable, la main de Lauraine dans la mienne. Car même à quarante-six ans, il y a un début à tout, y compris dans le domaine des actions généreuses et hardies. Et histoire de m’affermir l’esprit et de montrer que j’étais déterminé, je saisis sur la table de cuisine un couteau qui traînait, et l’enfouis dans ma veste. Il y avait sans doute lieu de se gausser en me voyant faire, mais Pauline ne le fit pas. Devinant probablement ce qui se jouait en moi, elle répondit :

« Bien, je comprends (un léger éraillement sur ce dernier mot me fit saisir que ce n’était sans doute pas totalement le cas). Mais alors, partez à coup. »

Je ne demandais pas autre chose. Enfin si, une tout de même : Pauline daigna me donner un baiser de courage et s’empressa d’aller chercher un gilet appartenant à Clément pour en couvrir les épaules de Lauraine.

« Tu le garderas, en attendant de nous revoir, cela te fera un souvenir de notre famille. »

Je lus sur le visage de la fillette la même expression que je devais avoir eue l’avant-veille quand je m’étais trouvé en face de l’exemplaire du Récit de Lancelin. Quant à Clément, il avança pour lui donner sans façons un baiser maladroit sur les lèvres. Dame ! Il avait onguenté ses plaies, il avait bien le droit.

Nous quittâmes alors la maison et, le temps de traverser le jardin, je crois que nous nous retournâmes bien dix fois pour voir les deux silhouettes qui nous observaient dans l’encadrement de la porte. Inévitablement, mon imagination, prompte à imaginer le pire en toutes circonstances, se demanda s’il était bien prudent de les laisser seuls ainsi. La Voison ne m’avait-elle pas vu plus tôt dans la journée devant sa maison, en compagnie de Clément ? En découvrant la disparition, peut-être ferait-elle un lien avec la courte discussion que nous avions eue avec Lauraine. Et peut-être savait-elle où j’habitais…

Mais je secouai la tête, tout cela était bien gros. Ils allaient découvrir une Lauraine volatilisée avec une fenestre grande ouverte, ils se diraient que c’était la fillette elle-même qui avait décidé de s’enfuir, voilà tout.

Je n’en accélérai pas moins le pas, pressé de revenir au plus vite, avant de m’apercevoir que cela ne serait guère possible. Ma cheville réclamait un repos réparateur sous la courtepointe et de toute façon Lauraine ne pourrait maintenir la cadence tout le long. Aussi bien me calai-je sur ses pas. Et plus que cela : je me calai aussi sur sa tranquillité. Je la sentais à travers sa petite main chaude et son souffle d’enfant. Nous étions à la fin de la nuitantre, elle n’avait pas dormi, avait tenté de se tuer, partait pour une vie inconnue et malgré tout, elle semblait marcher comme si  elle allait s’acheter un massepain chez un boulanger. Le sentir m’apaisa donc, et je ne songeai plus à Bastien, Thibault et Astasie pénétrant chez moi pour violenter Pauline et Clément. Non, cela n’adviendrait pas et si tu penses qu’il s’agit là de mots pour créer un douteux effet de surprise clôturant ce récit, tu fais fausse route, jamais je ne me permettrais un tel effet sur le dos des miens. Sur le dos de mes personnages, oui, mais uniquement eux.

Toujours entourés de lumière lunaire qui nous permettait aussi bien de voir la route que ces nuages teintés de bleu pâle, je crois que nous profitâmes chacun, pour des raisons différentes, du moindre de nos pas nous rapprochant de Nantain. Pour moi, chaque pas parachevait mon rachat tandis que pour Lauraine, chaque pas l’éloignait aussi bien de Pauline qu’il le rapprochait d’une nouvelle vie qui ne lui ferait peut-être pas oublier les horreurs subies, mais qui contribuerait à les enfouir profondément et à la rendre heureuse.

Ce ne fut qu’à la moitié du chemin que je ressentis le besoin de rompre le silence. Je ne cherchai pas à apprendre ce qu’avait été son passé, mais à lui faire miroiter ce que serait son avenir. Je connaissais fort bien ma cousine Émilie (même si ce n’est pas vraiment le moment pour conter ce genre de chose, sachez qu’elle fut un soir la cause de mon déniaisement, doux souvenir que je tenterai un jour de mettre en mots par le biais de personnages fictifs) et je ne doutais pas que, flétrie ou non, elle s’attacherait à la fillette et l’aimerait même davantage, à proportion des malheurs éprouvés. Je lui contai mille et un souvenirs d’elle (à l’exception du déniaisement) et n’oubliai pas de lui faire le portrait de la tante chez laquelle nous nous dirigions. Lauraine n’intervenait guère, elle me laissait parler, se contentant de quelques oui. La seule fois où elle me posa une question fut pour me demander depuis combien de temps j’étais marié à Pauline. C’est que si Émilie n’était pour le moment qu’une ombre lointaine qu’elle ne pouvait encore discerner, elle avait eu le temps de bien voir et de bien saisir en pensée la personnalité de ma femme. Manifestement, elle seule pour le moment l’intéressait et, à la timide première question succéda une deuxième, puis une troisième, puis une multitude. Je satisfis généreusement sa curiosité. Mieux valait l’emplir de l’image de ma Pauline, cela n’en bouterait que davantage celle de la Voison en son esprit.

« Vois-tu, lui dis-je, j’ai connu Pauline dans un autre village. Elle était mariée à un jeune homme nommé Pierre et gagnait un peu d’argent en venant s’occuper de ma maison et préparer mes repas. Et puis un jour, comme tu le sais peut-être, il y a eu cette guerre très brève mais très meurtrière avec le royaume de… »

Je m’interrompis. J’étais parti à bavasser, tout glorieux de raconter comment j’avais fait la conquête de Pauline, sans me rendre compte que derrière nous, de manière ténue mais audible, retentissait un bruit de sabots sur le chemin. Qui plus est, des sabots allant au galop. Nous n’étions plus très loin de l’aube, il pouvait très bien s’agir d’un messager venant de Montpensier. L’instinct ne me commanda pas moins de fermer ma grande bouche et de me précipiter dans des fourrés sur le côté, et de nous y cacher. Sa petite main dans l’étau que devint la mienne, Lauraine comprit aussitôt et ne chercha pas à poser la moindre question.

Nous nous allongeâmes, côte à côte, et attendîmes.

Le bruit se rapprochait. À ce qu’il me semblait, il n’y avait qu’un cavalier.

Devant moi étaient des hautes herbes qui me barraient la vue sur la route. Ce fut plus fort que moi, de la main je les écartai de manière à voir.

Et je vis.

Je n’oublierai jamais ces deux secondes durant lesquelles je vis passer à toute allure le cavalier. Cavalier qui n’en était pas un d’ailleurs. Il s’agissait d’une cavalière, il n’y avait aucun doute à avoir, la lumière lunaire et mes yeux habitués à la pénombre depuis le début de notre marche s’associèrent aisément pour me donner à voir une figure de cauchemar que ma conversation avec la petite m’avait presque fait oublier : c’était la Voison !

Oui, Astasie s’était réveillée en pleine nuit, à moins que ce ne fût Thibault qui, se souvenant de son désir de vicier davantage la pauvre victime, s’en était allé visiter sa chambrette, s’était aperçu de la fuite de l’oiselle et avait réveillé aussitôt la houlière qui n’avait même pas pris le temps de s’habiller convenablement. Pour fugitive que fût la vision, mes yeux parvinrent à saisir au vol ses pieds nus qui avaient fait fi des étriers pour cercler les flancs de l’animal, tandis que volaient au vent les larges plis d’une robe de nuit qu’elle avait au moins enfilée pour couvrir sa nudité de débauche. Couvrir partiellement : dans tous ses états, les mains sur les rênes, elle se moquait bien de chercher à recouvrir un téton qui brinqueballant au vent. Quant à son visage… il allait sans cesse de gauche à droite, fouaillant le paysage pour voir si ne s’y trouvait pas une petite tache mobile de la taille de Lauraine. Le temps d’un instant, il cingla d’ailleurs dans ma direction, ou plutôt sur un point situé derrière moi. Je ne m’en crus pas moins découvert et perdu. Le sang reflua d’un coup de mon cœur encore plus intensément que l’avant-veille, quand j’avais vu, et entendu, le crâne de Laurette se briser sur les marches. Je mentirais en disant que je vis un regard haineux et féroce : la distance, la rapidité du mouvement et la lumière ne me permettaient pas de distinguer cela. Mais l’instinct me le fit sentir. Encore aujourd’hui je me souviens très nettement du malaise qui m’avait assailli peu avant de prendre conscience qu’un cavalier se rapprochait derrière nous. Et alors que la nuit semblait adoucie, presque amicale, grâce au voile de la lune, le malaise me fit comprendre qu’on doit toujours se méfier de la nuit et de ses forces mystérieuses qui l’occupent et qui attendent les victimes inconscientes ayant décidé de s’y promener plutôt que de rester sagement chez eux. Je ne suis pas superstitieux, la plupart des croyances fabulatives de nos villageois me font ricaner. Mais je redoute la nuit et ce malaise me le fit rappeler. D’un coup, mon esprit, et même mon corps, sentirent que ce n’était pas qu’un simple cavalier qui s’approchait. Comment ? Il faut croire que le corps a su conserver une capacité primitive à capter de loin une aura faite de haine, de rage… de désir de tuer. Encore une fois, je distinguai mal le visage de la Voison. Mais la lumière lunaire me permit au moins de saisir au vol un détail significatif sur son but : elle fit briller fugitivement un objet qu’elle tenait dans la dextre en même temps que la bride. On objet long de dix pouces environ, effilé.

Un couteau, à n’en pas douter.

Ce n’était pas tant retrouver Lauraine et la ramener dans son antre qui l’intéressait. C’était la retrouver et lui enfoncer une lame dans la poitrine, peut-être à l’endroit même où se trouvait le A.V. 22.

L’épouvantable vision passa sans ralentir. J’attendis de longues secondes que le bruit des sabots ne s’évanouissent tout à fait, et même lorsque le silence revint totalement, j’attendis encore, craignant presque que ma respiration ne la fasse revenir.

Enfin, je pris conscience de Lauraine. Elle aussi, quelque instinct primitif lui avait fait saisir la nature du danger. Contrairement à moi, elle n’avait rien pu voir, mais elle avait parfaitement saisi l’identité du cavalier qui s’était approché. Elle s’était collée à moi, m’avait enlacé en fourrant sa tête entre mon aine et la terre, tremblant de tous ses membres. Je voulus prendre son poignet pour ôter son bras mais aussitôt elle se contracta et se mit à me coller de plus belle. Là aussi, de longues secondes s’écoulèrent avant de parvenir à la calmer par mes mots.

« Nous y sommes presque. Je viens de reconnaître un endroit. Une demi-heurette de marche tout au plus. Écoute, je connais un chemin qui va nous rallonger un peu mais qui sera plus sûr, comme cela, si cette mauvaise femme fait demi-tour, nous ne la rencontrerons pas, d’accord ? »

La langue clouée au gosier par la terreur, Lauraine ne répondit pas mais j’interprétai positivement sa petite main qui serra avec plus de force la mienne.

Et au bout de quelques minutes, nous arrivâmes effectivement à un croisement. Je pris sans hésiter celui sur la gauche qui nous fit longer une multitude de champs au bout desquels les silhouettes des premières maisons de Nantain finirent enfin par apparaitre. Je n’étais pas totalement rassuré car même une fois dans ses rues, rien n’empêchait de tomber nez à nez avec la Voison. Néanmoins l’espoir n’avais jamais été aussi vif, à tel point que ma cheville, pourtant en lambeaux si j’ose dire, me permit de hâter spontanément notre marche.

Enfin, nous passâmes la porte à l’ouest de la ville juste au moment où les premières lueurs de l’aube faisaient leur apparition. Ce n’était pas la meilleure porte d’entrée puisque ma tante Mathilde habitait à l’autre bout, mais après une telle nuit, cette nouvelle contrainte n’avait que bien peu de poids.

Ce fut au bout de la quatrième rue que je réalisai : le chemin allait nous faire passer par le marché. Devais-je le contourner, lui aussi ? Je m’arrêtai à cette idée, regardant fixement devant moi, inquiétant sans doute au passage la fillette qui interprêta cet arrêt subi comme la réaction d’un animal devant quelque danger tapi. Je la sentis tourner la tête à droite et à gauche, en quête sans doute d’une cavalière infernale.

Personnellement, je n’avais plus peur de cette cavalière puisqu’une autre rencontre me rongeait. Il s’agissait de l’endroit précis où l’on avait ôté la vie de Laurette. Avais-je envie de le revoir ? Certes non. Et pourtant, mes pas reprirent d’eux-mêmes la marche en empruntant une voie sur la droite dont je savais qu’elle me mènerait directement aux marches du parvis de la cathédrale. Déjà quelques marchands étaient arrivés pour commencer à s’installer. Parmi eux, le marchand de vin auquel j’avais acheté une bouteille de Luculius, souvenir aimable qui rendit plus vive cette plongée potentiellement douloureuse dans les événements de l’avant-veille.

« Où… où allons-nous ? » fit une voix à ma droite d’où je sentis poindre une certaine inquiétude.

À suivre…

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