Résumé de l’épisode précédent : Oui, le narrateur des Callaïdes a enfin trouvé Lauraine. Mais une Lauraine morte, pendue dans sa chambre, affaissée contre la poignée de sa porte…
Laurette avait eu le crâne éclaté en partie à cause de mes tergiversations.
Un jour après, Lauraine se pendait parce que j’avais trop attendu sous mon lit que l’autre poussât des ronflements.
Il m’est très simple ici de détailler tous les sentiments qui me traversèrent. Haine envers moi d’abord, puis haine envers le trio qui dormait paisiblement à côté. Je m’imaginai descendre à la cuisine, me saisir d’un couteau, puis remonter afin de tous les égorger dans leur sommeil comme les pourceaux qu’ils étaient. Cependant une voix aux accents paulinesque me retint. À quoi cela t’avancera-t-il ? Et puis tu es à peine capable de fendre une bûche, je suis sûre que tu rateras ton coup, que tu te feras repérer et tuer, nous laissant seuls, moi et Clément. Pauvre sot !
Et la voix avait raison. Moi qui détournais le regard quand un paysan égorgeait une poule, qu’avais-je donc à m’imaginer tel un assassin vengeur ? Je fis lors la seule chose que je pouvais faire. À tâtons je me saisis de la tête de l’enfant et la plaçai contre mon torse, la caressant aux cheveux, l’embrassant, lui murmurant de pathétiques pardon ! bien arrosés de larmes. Voilà quel était mon rachat, pauvre Lauraine. Une incursion nocturne pour me terrer sous un lit plusieurs heures avant de repartir, n’empêchant en rien ta mort. Autant dire que cette grotesque aventure d’un soir ne me rachetait en rien et que je n’aurai pas fini de remordiser, de m’acoulper la poitrine et d’agacer Pauline par mes plaintes.
Évidemment, cette vision ne contribuait pas à calmer mes pleurs. Chose étrange, leur force était inversement proportionnelle au bruit que je faisais en les produisant. Jamais je n’avais autant pleuré et jamais aussi silencieusement. Je m’en aperçus et j’en compris la cause : même anéanti dans le malheur, une partie de mon esprit veillait à ce que je n’alerte pas ceux qui dormaient à côté. Ma lâcheté, toujours. De rage, j’enfouis mon visage dans celui de Lauraine. Je ne sais pas si l’expression est juste. « Enfouir son visage dans celui de quelqu’un ». Et pourtant, dans l’obscurité, j’eus cette sensation d’entremêler mes yeux aux siens et de creuser son petit visage de mes baisers. Tout y passa : ses yeux, son nez, ses joues, ses lèvres, en dehors de Pauline, jamais je n’avais autant embrassé quelqu’un. C’était la passion de l’âme damnée cherchant désespérément à se faire pardonner. Cause perdue car celle à qui je demandais pardon n’était plus. Mais mon esprit était lors tellement fol qu’il entretint presque l’illusion que la petite fille allait me répondre. D’ailleurs, entre deux baisers baignés de larmes, je crus percevoir comme un semblant de souffle, illusion qui tortura bien inutilement une peine qui n’avait pas besoin de fausses espérances.
Au bout d’un moment cependant, je me dis qu’il me fallait partir, songeant à Pauline qui devait m’attendre en se rongeant les ongles jusqu’aux moignons. Partir, oui, me dis-je, mais pas seul.
Car pouvais-je laisser l’enfant seule, dans sa sordide chambrette ? Pouvais-je permettre aux trois scélérats de la découvrir le lendemain puis assaillir son corps d’insultes pour avoir osé se donner la mort sans leur permission ? Non, tout plutôt que cela et la honte de revenir à Pauline seul, défait et plus que jamais inutile.
Après avoir posé religieusement au sol Lauraine, je m’approchai de la fenestre, l’ouvrit doucement et fit de même avec les persiennes. La pleine lune donnait devant en plein et me permit de voir que du bord au sol, il y avait quatre pas. Bien peu pour un d’Alverny, un de Sanderet ou un de Costemore, mais beaucoup pour un Gaspard Mercier. Je n’hésitai pas cependant. Je pris dans mes bras le corps de Lauraine, posai mon cul sur le rebord puis passai les deux gambes de façon à ce qu’elles pendent vers l’extérieur. Je comptai jusqu’à trois puis me laissai tomber avec mon paquet.
Paquet qui me parut bien lourd lorsque j’atteignis le sol, à tel point que je trébuchai et me tordis la cheville droite. Je parvins cependant à étouffer un cri, et surtout à empêcher Lauraine de tomber de mes bras, nouvelle offense que je ne me serais jamais pardonné. Je restai quelques secondes à terre, un genou au sol, sondant la douleur à ma cheville et surtout écoutant pour voir si le bruit de ma chute n’allait pas réveiller la Voison. Pourquoi elle en particulier plutôt qu’un autre ? Je ne sais. Des trois elle me semblait la plus hors de ce monde, touchant à une part obscure et mystérieuse de notre société. Je gardais surtout en tête l’image de la femme-aragne qui montait l’escalier sans faire de bruit, les sens aux aguets. Je ne regardai pas leur fenestre, mais je l’imaginais s’ouvrir pour laisser passer une patte monstrueusement longue puis une deuxième, une troisième, enfin un corps surmonté d’une hideuse gueule, gueule que, l’idée me frappa, je n’avais toujours pas vue, je veux dire distinctement vue car la vision dans l’après-midi, au loin et dans l’encadrement de la fenestre, ne comptait pas.
Mais la femme-aragne semblait toujours cuver sa débauche car je n’entendis aucun bruit. Alors je dépliai mes gambes et, avec celles et les bras pendants de Lauraine, je me dis que c’était moi qui constituais une étrange créature de huit pattes, une des ces aragnes de nuit dont on dit qu’en apercevoir une au milieu des ténèbres porte malheur. Au moins ne puis-je me voir moi-même, c’est toujours ça de pris sur le malheur qui m’accable, me dis-je, la mâchoire serrée. N’empêche, ce fut bien une aragne du malheur qui contourna la bâtisse, traversa le jardin et reprit le chemin qui menait à Taillefontaine. Ma cheville me faisait mal et le poids de Lauraine, pour modéré qu’il fût, devint rapidement une gêne. Je n’en claudiquais pas moins avec fièvre et, toujours, avec une certaine peur d’entendre derrière moi une autre aragne monstrueuse s’approcher furieusement. En chemin, la clarté de la lune me permit d’apercevoir, au sol, le masque que j’avais laissé tomber. J’eusse pu l’ignorer mais je ne le fis pas, je posai lourdement un genou à terre pour poser contre ma cuisse le cadavre de Lauraine et je m’en saisis d’une main avant de reprendre ma course. Je me souviens très bien de l’idée qui m’avait animé en faisant ce geste : je m’étais imaginé que si par hasard la Voison tombait sur l’objet, elle serait capable, par quelque biais démoniaque, d’identifier celui qui en avait été le propriétaire. Tout plutôt que de voir un jour cette femme surgir dans notre maison et s’apercevoir qu’avec une femme grosse et un enfant, elle avait largement les moyens de m’atteindre.
J’ignorais totalement l’heure qu’il était tout comme j’ignorais complètement combien d’heures s’étaient réellement passées là-bas. Sous mon lit, j’avais eu l’impression d’un temps interminable. Mais avait-il été si long ? Quoi qu’il en fût, je remerciai le ciel de m’avoir fait sortir de l’antre toujours en pleine nuit, alors que toutes les chaumières dormaient. Rien ne m’eût été plus pénible que de rencontrer un paysan avec mon paquet sur les bras. Serait-ce pourtant si grave ? me dis-je un instant. Ne serait-ce pas l’occasion de mettre au courant tous ces braves gens de ce qu’est réellement la Voison ? Ne serait-ce pas le moyen de réaliser une gentille émeute pour nous en débarrasser ? L’idée était séduisante. Mais dangereuse. La Voison était acoquinée avec un bandoulier nommé Bastien Guérard et peut-être même avec d’autres. Or, comme les exactions de vengeances entreprises par certaines bandes envers des villages récalcitrants n’étaient pas rares, mieux valait – pour le moment du moins – ne rien dire.
La silhouette de ma maison se dessina enfin. Et avec elle, j’aperçus une lueur jaune filtrer sous une des persiennes. Pauline ne dormait pas, évidemment.
Le moment était venu.
Le moment d’une posture de défaite faussement triomphante. Certes, je revenais avec mon but dans les bras, la quête était remplie. Mais le but en question était froid comme de la glace et ne se réchaufferait plus jamais. Quelle serait la réaction de Pauline ? Depuis le début de cette funeste journée, je ne savais à quoi m’attendre avec mon armide paysanne, mais j’espérais au moins qu’elle comprendrait, qu’elle ne serait pas trop dure, et qu’elle accepterait mon désir d’aller enterrer Lauraine dans un petit recoin de la vallée aux muguets qui se trouvait à une demi-lieue. Là, enfin, la fillette connaîtrait la quiétude.
J’actionnai la poignée et entrai.
Aussitôt Pauline, devant moi, prostrée sur la table, la tête enfouie au milieu de ses bras, se releva et me fixa, les yeux rougis hors de la tête. Elle était livide et l’inquiétude n’avait pas peu fané sa beauté. Sans aller jusqu’à dire qu’elle était devenue une petite vieille, elle semblait avoir pris dix années d’un coup, mais ce ne fut que le temps où je la vis relever la tête pour me fixer d’un air ahuri. Car, la surprise passée, saisissant que je n’étais pas mort, un flot d’autres tendres sentiments submergèrent son visage et balayèrent son vieillissement éphémère. Ce beau visage me paya – momentanément du moins – de mes malheurs. Et ce ne fut pas tout car, en voyant que je tenais dans mes bras la petite fille, joie, reconnaissance et peut-être même fierté d’être l’épouse d’un si preux compagnon inondèrent son visage. N’y tenant plus, elle se leva brutalement et se précipita vers nous, d’abord pour me donner le prix de mes efforts, à savoir un long baiser enfiévré que je ne méritais pas mais que je bus avec reconnaissance, ensuite pour m’arracher la fillette des bras afin de la couvrir elle aussi de baisers.
Je sais, j’eusse dû lui signifier tout de suite que Lauraine était morte pour prévenir toute vertigineuse déception mais que voulez-vous, je défie quiconque d’être maître de soi quand la bouche gentiment charnue de Pauline fourrage la vôtre. Cependant je la prévins :
« Attends Pauline, laisse-moi t’expliquer, j’ai ramené l’enfant, certes, mais malheureusement je n’ai pu l’empêch… »
Je me tus.
Devant moi, Pauline serrait l’enfant contre elle.
Et l’enfant en question avait accroché ses gambes autour de sa taille, serré ses bras autour du cou et niché son petit visage juste à côté, visage qui était en ce moment précis tourné vers moi. Ce n’était pas le visage d’une morte. Les paupières étaient levées et deux iris où se lisait une infinie reconnaissance me fixaient.
Lauraine était vivante !
À suivre…