Le rachat (24) : Lauraine au bout des mains

Résumé de l’épisode précédent : pendant que le narrateur des Callaïdes se terre sous un lit, la Voison et ses deux gueux, juste au-dessus, se terrent dans la débauche la plus sale, la plus ordurière, la plus crapuleuse. Gaspard subit, le cœur au bord des lèvres, mais tient bon : l’infernal trio finit par se lasser et tomber peu à peu dans un sommeil de brute.

J’attendis.

Probablement une heure.

Je ne sentais plus mon corps. Toujours plaqué contre le plancher, je semblais en faire partie. Étonnamment, alors qu’il dût être douloureux de sortir pour redéplier ce corps, je sentis qu’il n’en serait rien, qu’au contraire, il était prêt à partir, à glisser sur le sol, exactement comme l’image du serpent donnée plus haut. Il faut croire que ce n’est pas l’imagination qui donne des ailes mais plutôt la peur.

Dans l’obscurité, je parvins à saisir très nettement les trois respirations. Celles de Bastien et de Thibault, bruyantes, m’indiquaient qu’ils étaient tombés dans leur sommeil de brute, repus qu’ils étaient de leur débauche – elle aussi de brute. Seule me résistait celle de la Voison. Dormait-elle ? Mais comment le faire avec le vacarme des ronflements ? Par trois fois je l’entendis elle aussi émettre un discret ronflement mais, alors que j’entreprenais un mouvement pour avancer, elle interrompait sa respiration pour se racler la gorge, m’obligeant à attendre de précieuses minutes qu’elle se rendorme. Précieuses, oui, car à l’angoisse d’être découvert s’était ajoutée une autre. Cela faisait bien trois heures que j’avais quitté la maison et je songeai à Pauline qui ne devait certes pas se trouver dans notre lit pour ronfler. Elle devait m’attendre, accablée d’anxiété et peut-être même sur le point de tenter quelque expédition pour voir ce que je faisais. Peut-être même était-elle déjà à la porte de derrière pour voir si j’étais toujours en vie… et ainsi s’apprêter à tomber dans les griffes des trois criminels débauchés. Il ne manquerait plus à ma déchéance que d’entendre le lit gémir du poids d’un quatrième corps, celui de ma femme à qui les pires outrages seraient infligés !

Je me fis une promesse : dès que j’aurais de nouveau la certitude que la Voison dormait bel et bien, je sortirais de ma tanière. De toute façon, l’obscurité me protégeait. Je n’attendis pas longtemps. Enfin, l’horrible houlière daigna emplir la chambre du bruit d’un grossier ronflement.

Alors je sortis de dessous le lit.

Avec d’infinies précautions, je me dégageai du piège de quelques lattes qui avaient cédé sous le poids des trois glouts, m’efforçant de glisser sur le sol plutôt que de prendre des appuis et risquer de faire craquer le plancher. Si au-dessus de moi une dangereuse vipère ronflait, une couleuvre à quatre membres était en train de quitter la chambre, collant au sol, le caressant, l’épousant. J’atteignis la porte pour laquelle je bénis le dernier entré de la bande – le sieur Thibault – de ne pas avoir cherché à la refermer complètement derrière lui. Ma tête franchit le seuil, puis le corps, puis les gambes, enfin les pieds. Alors, alors seulement je me remis debout, maudissant au passage mes rotules qui emplirent l’espace de leur craquement et, discrètement – mais est-il besoin de le préciser ? je refermai la porte, sans aller non plus jusqu’à actionner la poignée.

Alors je me tournai : devant moi, une porte. Celle derrière laquelle ne pouvait que se trouver Lauraine.

Je fis les deux pas qui me séparaient d’elle : le plancher ne cria pas. La chance, je le sentais, avait décidé de ne plus me lâcher après m’avoir quitté pour me faire tomber dans des affres qui, à défaut de la peau tel le bon petit serpent que j’étais devenu, m’avait fait muer couleur et sorte. Je saisis la poignée et, lentement, je la tournai tout en la tirant à moi, pour prévenir tout claquement brutal du pène dans la gâche. Là aussi, la chance me sourit, nul bruit ne vint perturber le silence. À côté, les trois dragons continuaient de ronfler. Alors, je poussai la porte.

Et la chance me quitta de nouveau.

Car de l’autre côté, quelque chose avait été posée pour empêcher son ouverture. Aussitôt je me dis que Lauraine avait dû entendre le terrible projet de Thibault et qu’elle avait obstrué sa porte avec quelque objet dérisoire. Car dérisoire, il l’était : en poussant un peu plus fermement la porte, je parvins sans peine à l’ouvrir de trois pouces.

L’objet n’était certes pas un meuble car j’eus alors entendu le frottement d’une pièce en bois.  Il me semblait plus que Lauraine avait posé une sorte de sac lourd. Plutôt que de chercher à pousser toujours plus fermement et risquer de faire du bruit, je passai le bras par l’ouverture pour saisir l’objet et le tirer doucement sur un côté. Ma main tomba sur du tissu et, en palpant, je compris qu’il s’agissait d’un tissu recouvrant un petit corps fluet : Lauraine s’était assise tout contre la porte !

J’imaginai l’enfant tétanisée, s’imaginant qu’un gros rat nommé Thibault s’apprêtait à pénétrer dans sa chambre pour lui voler les dernières miettes de pureté et d’innocence qu’il lui restait. Je voulais lui crier « Lauraine ! C’est moi, le monsieur que tu as vu tantôt ! Je viens te chercher » mais je me retins. À la place, ma main descendit pour prendre la sienne, me disant qu’elle comprendrait par ce contact qu’une présence amie était venue pour la sauver.

Je m’arrêtai : la main était froide. Pis que cela, glaciale. Une idée me transperça. Lentement, je poussai la porte.

Loin de paniquer, Lauraine, comme je le craignais, n’offrit aucune résistance. Alors j’entrai et, accroupi, me postai face à elle. Ne voyant toujours rien, je saisis son corps de mes mains et remontai ces dernières en direction de la tête, mais surtout vers ce qu’il pouvait y avoir juste au-dessus. Et j’obtins la réponse que je cherchais.

Oui, Lauraine avait bien dû entendre le projet de Thibault et avait cherché à l’empêcher. Son moyen avait juste été différent de celui que j’avais imaginé : elle n’avait pas cherché à faire une maigre barricade.

Elle s’était tout simplement pendue.

La tête attachée par une cordelette accrochée à la poignée, elle s’était alors affaissée contre la porte et la mort, si elle ne l’avait pas saisie dès les premières secondes, s’était sans doute amusée du spectacle de la lente asphyxie d’une enfant de sept ans.

À suivre…

 

 

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