Résumé de l’épisode précédent : Catastrophe ! Malheur ! Damnation ! L’homme qui est entré dans la chambre où se trouve le narrateur des Callaïdes n’est autre que Bastien Guérard, l’horrible chef des gouapes à l’origine de la mort de la pauvre Laurette. Et apparemment, recherché par la prévôté, il semble décidé à se venger de badauds qui ont tué certains de ses complices mais aussi à cet inconnu – le narrateur lui-même – qui a essayé de protéger Laurette. À moins que, repu des vivres et des bouteilles de vin que la Voison lui a monté, le gueux ne décide de dormir…
« Bon ! J’ai bien beuvassé et becqueté, mais le dessert maintenant ! Essore-moi le chouard ! »
Un temps. Je vis les pieds de la Voison s’approcher, se poster entre ceux de Bastien qu’il venait d’écarter, puis se mettre à genoux. Suivirent le bruit de vêtement qu’on ôte puis celui d’une écœurante succion.
« Ah ! bougresse ! tu polis le ver comme personne ! Essore mais ne me fais pas découiller.
— ‘ame ! Ch’est à doi de ‘aire a’enchion ! »
Je fus à deux doigts de me trahir en éclatant de rire à cette réplique. Mais je me retins : j’espérais que la débauche dégénère et qu’associée au vin, elle ne les fasse dormir, repus qu’ils seraient de leur grossier vice. De fait, elle dégénéra assez vite. Thibault, dont je voyais les pieds dans un coin, attendait, profitant du spectacle et, à en juger le soubresaut régulier d’un pli de pantalon, s’adonnant à une manustupration en règle. Qui ne le contenta pas totalement car je le vis se défaire de ses vêtements un à un, s’approcher du lit pour faire déboucher rudement la Voison et la jeter sur le lit – qui fit davantage gémir ses lattes au-dessus de mon dos.
« Allons ! fit Thibault. Ça faisait longtemps qu’on était pas allés au rondibé ensemble. Dégrafe-moi tout ça qu’on s’y mette. »
Et Thibault monta lui aussi sur le lit, faisant fendiller deux lattes au-dessus de moi. Je ne voyais pas comment les opérations des trois brutes n’allaient pas achever de détruire le lit. Car très vite, même si je ne voyais rien, je compris que l’acte d’amour effectué par ces trois-là était bien différent de celui que je partageais avec Pauline. Ils ne pouvaient s’empêcher de parler, de commenter, de souligner ce qu’ils entreprenaient. « Gougnotte plus fort, bougre ! je ne sens rien ! » faisait la Voison, « À moi la figue, à Thibault la bague ! » s’exclamait Bastien, « Hue donc ! saleté de chienne découilleuse, m’en vais te souquer le petit, tu pourras plus jamais marcher droit ! » répondait Thibault. Et ce n’est qu’un maigre échantillon de ce que j’entendis. Tout était prétexte à exprimer sa jouissance par l’avilissement et l’insulte. Des menaces haineuses furent même exprimées. Comme je n’ai déjà que trop rapporté des mots infâmes qui furent échangés, le lecteur me pardonnera de ne pas reproduire ces menaces qui montraient assez bien comment, chez ces trois-là, l’échauffement procuré par l’acte en théorie le plus doux qui soit les transformait en bêtes, en démons prêts à en découdre les uns envers les autres (au-delà des menaces, j’entendis aussi des bruits de gifles et des cris de douleur – à ce que je compris, la Voison avait la passion de mordre jusqu’au sang durant l’acte).
« Dis voir, fit Thibault entre deux ahanements, et si on allait chercher la petite Lauraine ?
— Elle est ven…due à la fin de la se…maine, son pro…priétaire veut que sa peau de pu…celle soit in…tacte, ainsi que sa ro…sette.
— C’est égal, tu lui as bien appris à gober, non ? Et puis faut qu’elle s’instruise.
— Si… tu… veux. »
Mes cheveux se dressèrent à cette perspective. Je cherchais Lauraine, elle m’allait être apportée sur un plateau, mais pour entendre sa pureté se faire davantage souiller sans pouvoir tenter la moindre action. Car que pouvais-je faire contre un Bastien et l’un de ses affidés ? J’étais condamné à rester sous mon lit et plus que jamais l’image du cafard me vint à l’esprit. Avec les coups de reins brutaux, les fornications épaisses et les mots odieux que j’entendais au-dessus de moi, j’avais l’impression, avec ma veulerie et mon insignifiance, de me situer encore en deçà de la couche la plus vile de la société. Et cela me faisait étouffer des larmes de rage. Il n’y avait pourtant qu’une chose à faire : s’échapper du lit, se ruer dans la chambre de Lauraine et passer avec elle par la fenestre de sa chambre. Mais les images de la veille, celles de gorges piétinées ou d’un crâne éclaté m’assaillaient, me faisant presque rentrer dans mon plancher pour descendre encore plus bas.
Me restait un espoir : que le désir de Thibault ne se réalisât pas, que la crapule s’écroulât sous les coups de buttoir de la Voison.
Je décharge ! Je décharge ! Combien de fois les trois démons qui pataugeaient dans leur cloaque libidineux avaient proféré, entremêlés de terrifiants rugissements, ces deux mots ? Au moins dix fois. Mais au fur et à mesure que la nuit avançait, je compris qu’il n’y avait plus guère que la Voison à rugir et à décharger. Et ce, toujours avec la même intensité. Témoin, une latte du lit qui cassa net et qui me pénétra dans les reins. Une parole prononcée par un des scélérats m’informa qu’il lui était impossible d’utiliser davantage l’appendice que la nature lui avait donné pour faire ce qu’il y a de plus doux quand on a un peu de cœur, et qu’il préférait se reposer en regardant. Je distinguai la voix de Thibault mais je n’en étais pas sûr car, à la lie de la société que ce trio infernal représentait, correspondait une lie langagière. Indépendamment des expresssions en argotin, les mots étaient devenus de plus en plus incohérents, à peine articulés, rabaissant les trois à de simples bêtes. Et tandis que la Voison n’était plus guère que la seule à réclamer son dû en donnant des coups de croupes sur un Bastien sur le point de s’endormir (je ne le vis pas mais le compris par les commentaires de la Voison et le son de deux gifles retentissantes qu’elle lui donna pour le réveiller, ainsi que celui d’un crachat), je repris espoir. Des trois fauves, deux avaient probablement sombré. Ne restait plus que le dernier qui, peut-être, finirait par se lasser de membres mous qu’elle avait essorés au-delà du cartilage.
Pour cela, il fallut attendre une heurette. Durant ce temps, les lattes gémirent moins mais j’entendis des bruits de succion exécutés sans doute dans le but de faire revenir à la vie les deux agonisants. Mais qu’était-ce donc que cette Voison ? Pas qu’une simple houlière, elle tenait aussi de la cauchemare maléfique faite pour empoisonner les nuits des jeunes gens pleins de sève et les épuiser jusqu’à la mort. Je me demandai même si cela n’était pas son but : assassiner ses complices par le stupre ! Mais cela n’advint pas car j’entendis des ronflements qui suscitèrent chez la Voison un ricanement désabusé, suivi d’un autre crachat. Oui, cette femme crachait à la gueule des amants qui la décevait !
Enfin, la bougie s’éteignit et le lit cessa de gémir. Je compris qu’au-dessus de moi, trois corps enchevêtrés avaient tous décidé de donner fin à la bataille.
Et Lauraine avait été épargnée.
À suivre…