Le rachat (20) : à la recherche de Lauraine

Résumé de l’épisode précédent : après s’être remis de ses émotions partagées avec Pauline, après avoir vaqué à des occupations plus sages l’après-midi, le narrateur des Callaïdes, peu avant la mi-nuit, a quitté sa maison pour rejoindre celle de la Voison. La contournant, il arrive à la porte de derrière qui était ouverte durant l’après-midi… et qui l’est encore durant la nuit…

Je n’étais pas dans la cuisine mais dans un petit réduit présentant deux entrées, l’une sans porte, où j’avais aperçu avec Pauline un bout de table à manger indiquant qu’il s’agissait de l’office, l’autre avec et derrière laquelle j’avais entendu les pleurs de Lauraine et les coups de fouet. Je fermai doucement la porte derrière moi.

Histoire d’être sûr, je passai la tête par l’encadrement du chambranle de manière à voir s’il n’y avait personne du côté de la cuisine. Effectivement, une chandelle agonisante éclairait de ses derniers feux et me permit de voir qu’il n’y avait nulle âme. Je distinguai aussi, coincée entre un buffet et une étagère vide, une autre porte.

Revenant alors à celle ayant donné tantôt sur les supplices éprouvés par Lauraine, j’entrepris d’y coller mon oreille pour tenter de percevoir une présence. En fait ce furent surtout les propres battements de mon cœur que j’entendis. C’est que dès mon premier pas dans l’antre, ils avaient doublé, puis triplé d’intensité. Ce n’était pas une sensation bien agréable, même si je ne pouvais me départir d’une satisfaction à les éprouver. Et ce ne fut rien quand je posai ma main sur la poignée et, doucettement, l’abaissai. Difficile de me dire combien de temps dura l’opération. Ce que je sais, c’est que quelque instinct m’incita à ne surtout pas faire de bruit en entrouvrant la porte, et cet instinct eut du bon. La poignée baissée, j’ouvris la porte, espérant que les gonds ne crieraient pas. Ils ne crièrent pas mais moi, je faillis le faire en découvrant ce qui se tenait devant moi, à quelques pas.

Elle était là. Elle ne dormait pas !

La Voison se tenait assise dans un fauteuil et était occupée à un ouvrage. Je ne la voyais que de dos, le haut de sa tête dépassait du dossier et sa dextre exécutait le mouvement de faire passer un fil parmi une succession de mailles. Qu’une houlière passât ainsi son temps comme n’importe quelle autre femme me fit ricaner intérieurement. Mais j’étais chagriné car sa présence ici ne me simplifiait pas les choses. Lauraine n’était pas devant moi, ce qui signifiait qu’elle se trouvait à l’étage, et que j’allais donc devoir y monter, moi qui espérais tomber sur elle dès la première pièce. Mais que se passerait-il si, tandis que je me trouvais en haut, la Voison décidait de monter pour aller se coucher ? Je me flattais en tout cas d’avoir ouvert la porte avec force précautions. J’allais la refermer quand un détail attira mon attention : la dextre qui tenait l’aiguille et que je voyais passer toute les cinq seconde sur le côté droit du fauteuil. C’était tout bête, peu utile, j’en ai conscience, mais je me demandais comment elle faisait pour tenir une aiguille avec son index démesurément long. Je plissai les yeux, pour essayer de mieux distinguer l’index, mais je ne distinguai rien d’anormal, sa main me donnait l’effet d’être tout ce qu’il y avait de plus normal. Doucettement là aussi, je refermai la porte et, à petit murmure, je me rendis à la cuisine pour emprunter l’autre porte, me disant qu’elle devait donner sur l’entrée et l’escalier. Je ne me trompai pas, malgré l’obscurité, je devinai des marches juste en face de moi. C’était une nouvelle épreuve car il était certain que les marches allaient chanter sous mon poids. Mais entre deux battements de mon cœur qui semblait vouloir enfoncer mon thorax comme le tref d’un bélier, j’eus une idée : plutôt que de poser mes pas au milieu de chaque marche, je montai en mettant les pieds sur les extrémités de chaque degré. Bonne inspiration car les marches ne chantèrent pas, se contentant de chuchoter. Impossible que l’autre, qui était d’ailleurs sise à côté d’un âtre crépitant, entende le murmure de ma montée.

Montée qui dura seize marches, je les comptai très exactement. Un immense soulagement m’inonda quand je posai le pied sur la dernière ; je soufflai un peu, me rendant subitement compte que j’étais en nage, puis tendis l’oreille : toujours nul bruit, en bas comme à l’étage. Alentour, une seule lumière coulisse passait sous une porte, me permettant de deviner où se trouvait la chambre de l’horrible tisseuse, car je ne pouvais supposer que Lauraine eût le droit de dormir en brûlant une chandelle. Et comme l’étage était composé d’un couloir distribué de chaque côté de trois portes, j’entrepris aussitôt d’ouvrir les deux qui se trouvaient à ma droite, là aussi en prenant soin de marcher légèrement, comme si j’étais Mari esquissant des pas d’arvalie.

Il s’agissait des deux chambres dont les persiennes n’avaient pas été fermées, aussi bien je pus profiter de la lumière de la nuit enlunée pour les balayer d’un rapide regard : elles étaient vierges de tout objet et de toute présence. Je ne pris pas même la peine de fermer les portes et me rendis aux deux suivantes, qui étaient face-à-face. Après avoir ouvert la première, je pris le temps, en pénétrant dans la pièce, non pas d’habituer mes yeux à sa pénombre, mais de faire quelques pas et, tout en tendant l’oreille, de chuchoter :

« Lauraine, ma petite Lauraine, je suis le monsieur que tu as vu tantôt avec le garçonnet. Je tiens parole, je viens te chercher, suis-moi sans faire de bruit. »

Mais personne ne me répondit et aucune respiration ne se fit entendre. Je passai lors à la porte en face, en me disant que j’avais à faire très attention puisque la pièce se tenait sûrement en partie au-dessus du séjour où se trouvait la maquerelle tisseuse.

Je fis la même chose qu’avec la pièce précédente : j’avançai trois pas et chuchotai quelques mots. Mais là aussi, je n’obtins aucune réponse. Ne restaient donc plus que deux pièces à explorer, celle avec la lumière coulisse et l’autre, où devait se trouver la fillette. Finalement, je n’avais pas perdu de temps, cela n’allait pas si mal. Mais le cœur, inondé d’un vague soulagement, entraîna mon corps à quitter un peu trop prestement la pièce, et plutôt que de me mouvoir comme un esprit d’éther, je le fis un peu comme l’ours de Gringoire, et une latte du parquet craqua dans le silence. Je m’arrêtai immédiatement.

« Lauraine ? » s’enquit une voix en dessous.

Cela n’avait pas traîné. Pourtant, les maisons toutes de bois ont toujours tendance à gémir pour un oui ou pour un non, cela eût pu inciter l’autre à ne pas y prêter attention mais non, le bruit mit la bête aux aguets et m’incita bêtement à sortir de la pièce non pas précipitamment mais d’un pas lui aussi bien lourd, suffisamment en tout cas pour faire grincer deux nouvelle lattes et faire accroire à l’autre que quelqu’un se déplaçait. Dans le couloir, trois possibilités pour une retraite s’offraient à moi : la probable chambre où se trouvait Lauraine. Mauvais choix, car si la marâtre montait, il était probable qu’elle s’y rendît pour vérifier que tout allait bien. L’autre solution était la chambre se trouvant en face, vide, inoccupée, il y avait peu de chance qu’elle s’y rendît. Enfin, la chambre éclairée.

Je ne sais quel malin génie me souffla de m’y rendre. Sans doute le désir d’expérimenter par moi-même la légende de la chambre interdite qui m’avait fasciné dans nombre de contes. À quoi donc pouvait ressembler la chambre d’une houlière tortionnaire et vendeuse d’enfants ? Mystère ! Je fis deux pas pour atteindre la poignée, allai même jusqu’à la baisser, avant de me raviser : quelle sotte idée ! Mieux valait me cacher dans la chambre voisine. Mais au moment où je fis un pas dans sa direction, un bruit éveilla mon attention : des marches étaient en train de chanter doucement comme elles l’avaient fait avec moi.

On sous-estime trop le pouvoir des bruits par rapport à celui des visions. Sa vue au milieu de la fenestre m’avait glacé le cœur. L’entendre monter les marches me terrifia peut-être plus que de voir le massacre au marché de Nantain. Mon esprit l’imagina monter comme moi, à savoir les gambes écartées pour atteindre les extrémités des marches. La terreur aidant, il alla même plus loin, me la représentant comme une femme araignée, les membres démesurément longs, les bras arc-boutés sur les parois des murs pour empêcher tout poids excessif sur les marches. Quant à son index démesuré, il avait pour voisin d’autres doigts eux aussi démesurés et effilés comme des épines, épines qui sortaient même de sa bouche qu’elle avait comme un oursin sanglant !

J’avais jusqu’alors fait belle provision de courage mais j’avais sans doute présumé de mes capacités. Dans les récits qu’affectionne Pauline, Courage a toujours le dernier mot sur Peur. Mais là, ce fut Peur qui botta violemment le cul à Courage. Et croyez bien que mon corps fut son unique destinataire. Machinalement, sans que mon esprit ne leur donne le moindre ordre, mes gambes firent demi-tour et me portèrent à la porte encadrée de lumière. J’actionnai la poignée et m’engouffrai dans la pièce.

Devant moi : un grand lit, une table de chevet sur laquelle brûlait une chandelle à côté d’un livre et, accroché à un mur, un enfouet. Je n’eus guère le temps de l’inspecter pour voir s’il s’y trouvait des lambeaux de la chair de Lauraine, je m’aplatis à côté du lit, me glissai dessous et tendit l’oreille. Des pas s’approchaient, je les vis même passer à travers l’interstice du bas de la porte. C’est alors que j’entendis…

« Looooooooooooo… »

Lo ? Qu’était-ce que ce son proféré qui n’en finissait pas ? Avait-elle perdu la raison ? Était-elle deve…

« raine ? »

Lauraine ! Elle l’appelait ! Mais pourquoi de si grotesque façon ? Et qu’allait-elle lui f…

La poignée s’abaissa, la porte s’ouvrit et elle entra.

Je ne vis que ses pieds, nus, passer à côté du lit pour se rendre à l’extrémité de la chambre, là où était accroché l’enfouet. La lumière était bien maigre, mais j’eus le temps de voir les ongles de ses doigts de pieds, longs et peints d’un rouge sale et abject, de la même couleur que celle recouvrant les lèvres épaisses des pires horizontales de Claquart.

Elle était arrivée à l’enfouet, elle l’avait sans doute saisi lorsque…

« Lauuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu… »

La syllabe dura tout le long de ses pas qui la menaient à la chambre de la fillette. J’entendis la porte crier, puis la fillette, qui avait bien sûr entendu l’atroce apostrophe et sûrement vu l’enfouet à sa main.

« …raine ? »

À suivre…

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