Résumé de l’épisode précédent : Le narrateur des Callaïdes avoue un bien étrange moyen pour se guérir de l’insomnie et tomber dans les bras de Nyxée, déesse du sommeil. Mais comme il n’est pas à un ou deux aveux intimes près, le lecteur n’aura garde de s’en offusquer. Et après une longue digression, nous voici revenus au point de départ : la vision d’une Pauline déjà occupée à lire de bon matin…
J’ai toujours été frappé par ceux qui préfèrent dire lectrice plutôt que liseuse. Il y a dans lectrice quelque chose d’étroit, de besogneux, de froid, tandis qu’avec liseuse, j’entends aussitôt lire et rêveuse. Une liseuse, c’est une femme rêveuse qui lit, et quand j’en vois une liseuse, je ne sais pourquoi j’entends chanter aussitôt une viole de gambe. Sans doute à cause de tous ces beaux airs en –euse que Louis Caignet a composé : la Joyeuse, la Dormeuse, l’Affectueuse, la Charmeuse et même la Rêveuse. Tout comme ces pièces, la liseuse possède un charme mystérieux, celui d’une simplicité toute de grâce se fondant en des songes et donnant à voir en ses yeux les éclats d’une douce effervescence.
Pauline, au début, a d’abord été une lectrice besogneuse, ânonnant péniblement ces lettres qui dansaient une sarabande infernale dans son esprit. Mais bonne élève, elle a fini par rapidement gagner son grade de liseuse et je regrettais bien souvent de ne savoir manier le fusain comme Charis pour en faire son portrait. C’est égal, qu’il était doux ce matin-là d’être accueilli par cette vision après une nuit malaimable !
Je me levai, décidé à la saluer en la baisant au milieu de cette nuque qu’elle offrait à mes yeux et mes lèvres. J’espérai susciter une frémison, un tatillement fait pour la surprendre aimablement. Mais rien de tout cela, elle resta comme un bloc de marbre. Je changeai lors de posture pour m’asseoir à ses côtés et lui demander un début d’avis sur Lancelin, et je compris : le teint blafard et de vilains cernes m’indiquèrent combien elle avait passé une male nuit, probablement par ma faute. Prudemment, je me relevai, sachant combien j’étais reçu quand elle avait ses fleurs. Ce qui n’était pas le cas, mais mieux valait éviter de la faire passer de liseuse à emmerdeuse (ne sois pas choqué par ce terme, je l’écris en toute affectuosité). Rien de pire pour gâcher le bon café d’Ohini que je me préparais chaque matin au saut du lit (rare petit luxe que je me permets). Après le plaisir de baiser les lèvres de Pauline – quand elle est bien torchée –, le deuxième plaisir du matin est de moudre quelques grains de café dans le moulin, disposer la poudre sur un petit linge au-dessus d’un pot puis d’y verser doucement un peu d’eau de la marmite. Commence alors la magie d’une agréable senteur me transportant subitement dans le pays de ma douce Alya, et je sens alors que…
— Mais que fais-tu ? m’interrompit Pauline.
— Mais… mon café d’Ohini.
— Ton café ! Et que t’ai-je dit hier ? vinaigra-t-elle.
— Qu’il fallait me racheter. Le café allait justement m’aider à trouv…
— Oui, et je t’ai dit aussi que mon œuf est levuré et que j’ai déjà plein de signes malcommodes. Tu m’as vue, je crois, déverser du bagouli comme engrais dans le jardin. Je commence à avoir des maux de crâne et tes attouchements nocturnes n’ont guère permis de les calmer. Mais par-dessus tout, j’ai des odeurs en horreur. Et celle du café en particulier. Hors de question pour moi de subir ton café d’Ohini chez moi. Donc, si tu veux en boire, fais-le dehors. Pour l’instant, la seule chose qui m’apaise, c’est la lecture. Alors si tu veux m’aider, tais-toi, fais le moins de bruit possible, ou bien participe à ce quotidien qui t’est étranger. Tiens, tu vois à l’autre bout de la table les pommes de terre ? Tu m’aideras bien en les pelant, ce sera toujours ça de fait.
J’avais un certain nombre d’objections à faire, mais il y avait dans ses yeux un je ne sais quoi qui m’incita à faire le dos rond. Je n’en fis pas moins le grand seigneur conciliant et dédaigneux car son petit ton aigre m’avait agacé. Je m’installai à la table pour commencer à peler les patates non sans bien marquer un début d’irritation pour faire naître des remords dans son cœur de femme levurée. Peine perdue, Pauline s’était déjà plongée dans son livre avec une expression déjà changeante, l’esprit très loin de cet époux qui avait l’audace de vouloir boire du café. Je ne sais pas ce qu’elle lisait, j’espérais bien le découvrir moi-même dans la journée (c’était compromis, je sentis qu’elle n’allait pas lâcher le livre comme cela), mais cela avait l’air bien ensorcelant.
Tout en pelant la première pomme de terre, je songeai à ce que je savais concernant Le Récit de Lancelin, dernier récit écrit de la main de Charis et que d’aucuns voyaient comme la synthèse de son œuvre, mais aussi comprenant de mystérieuses clés renvoyant aussi bien aux événements précédant sa déchéance qu’à ceux ayant préludé à ce que tout le monde sait. Mais camouflés par le tissu de la narration et de multiples broderies métaphoriques, peu de lecteurs ont pu en avoir conscience, se délectant seulement des hauts faits de Lancelin et de l’aura de dame Énide. Et je passe sur les multiples allusions aux idées philosophiques dont Charis était férue. Avoir Le Récit de Lancelin dans sa bibliothèque, c’est avoir un condensé des lumières naissantes de l’époque de Marceau (quoique lui-même n’en fût pas une, de lumière !).
Du coin de l’œil, j’observai Pauline. Liseuse, oui, Elle l’était. Mais liseuse éclairée ? Son passé de paysanne illettrée était trop récent pour qu’elle le fût. J’étais pourtant le premier à avoir été impressionné de sa progression, mais elle n’y pouvait rien : elle arrivait à lire d’un bon rythme seulement depuis cinq mois et n’avait pu encore dévorer tous les livres de ma modeste bibliothèque. Et pour l’instant, c’étaient surtout les récits de chevalerie et les pastorales qui avaient sa préférence. Son esprit n’avait pu encore pénétrer dans les livres de philosophie. La poésie lui résistait encore. Et lui résiste encore puisque l’écriture de ce texte suit de quelques semaines les événements qu’il conte. Souvent, le temps de quelques vers, je l’entends me dire « Gaspard, je crois que j’entends la poésie », avant de se raviser, s’apercevant qu’elle s’enlise dans une langue belle mais encore incompréhensible, comme cadenassée. Alors elle se morfond, honteuse, persuadée qu’après tout, elle ne sera qu’une paysanne toute sa vie. Et puis, le jour qui suit, elle y revient et tente sa chance avec un autre livre. La semaine dernière elle s’est plongée pour la première fois dans une comédie de Montsorlin, curieuse de découvrir à quoi ressemblait l’auteur fétiche d’Aalis. Elle fut bien ahurie de découvrir le sel de certaines répliques, allant jusqu’à se demander comment des actrices pouvaient avoir le courage de se montrer ainsi sur des planches. Mais la bonne humeur générale de la pièce vainquit ses réticences et, alors que je la guettais comme je le faisais ce matin-là, je vis son visage inondé de plaisir.
Exactement le contraire à vrai dire de ce que j’observais alors que je pelais une pomme de terre. Eh oui, petite Pauline, je n’ai pas lu Le Récit de Lancelin, mais je sais qu’il est ardu, parfois franchement malaimable d’approche, bien trop en tout cas pour quelqu’un qui ne sait lire que depuis quelques mois. Ses sourcils contractés qui faisaient d’elle davantage une lectrice qu’une liseuse m’amusèrent, cela me payait un peu de son manque de mansuétude matinale à mon égard.
À suivre…