La marchande de quatre-saisons (11) : Élégie de la ruerie

Résumé de l’épisode précédent : Laurette échappe de justesse à l’infamie grâce au surgissement de son suiveux et de sa bande. Le narrateur des Callaïdes se sent du coup moins foireux et parvient à se remettre sur ses gambes pour se tenir près de Laurette et pousse même l’audace jusqu’à lui poser la main à son épaule pour la réconforter, ce qui n’empêche pas la jouvencelle de pousser un cri…

Son suiveux avait été renversé au sol et, à en juger sa posture de pantin désarticulé, probablement sonné par une des redoutables battoires de la grosse gouape en chef, qui se relevait, la gueule tout de même émaillée de plusieurs hématomes mais pas autant que la frénésie de la petite silhouette postée au-dessus de lui un instant auparavant eût pu le laisser supposer.

Tout comme le nombre légèrement avantageux des éperviers eût pu laisser supposer une rapide fuite des bandouliers. Mais non, je l’ai dit, la ruerie se faisait plus équilibrée et tendait même à basculer en faveur des traîne-potences. « Ruerie », charmant mot inventé pour désigner les bagarres de rue. Effectivement, vu l’omniprésence dans les grandes villes du royaume de cette curieuse manière de se fouetter les sangs, qu’aurions-nous fait sans lui, sans ses r grondeurs et son suffixe invitant à entrer dans sa singulière sarabande aussi bien la boucherie que la tuerie ? Et alors que je voyais les bandouliers contenir, le sourire revenu aux lèvres, les jeunes qui avaient dilapidé leur fougue rageuse au détriment d’une prudente expérience, je me demandais laquelle des deux, de la boucherie ou de la tuerie, allait survenir. Car les coups devenaient sidérants de méchanceté, de cette méchanceté vicieuse cherchant à commettre un mal irrémédiable. Il ne s’agissait pas que d’assommer d’un coup de poing, non, je perçus aussi nettement des gestes faits pour éborgner, trancher, sectionner bref, faire définitivement un invalide de son adversaire qui n’aurait plus qu’à quémander l’aide de Dieu pour suppléer à un état de gueux impotent. Cinq groupes tourbillonnaient autour du petit îlot de pureté que Laurette et moi (oui, je ne suis pas totalement impur) formions et je vis ainsi, nettement, deux doigts tendus en fourche se diriger sournoisement vers les yeux d’un des éperviers qui, heureusement, parvint à esquiver le coup. Mais je vis aussi que les cinq avaient su rapidement fixer à leurs mains de ces armes déloyales que les pires gouapes avaient l’habitude d’utiliser, comme ce gant métallique muni soit de cinq fins coutelets aiguisés qui donnaient l’impression d’avoir des serres à la place des ongles, soit d’une lame de dix pouces rendant périlleuse le moindre tentative d’attaque. Quant à celui qui avait caressé les fesses de Laurette de la pointe de son poignard, il en usait sans complexe, il est vrai qu’il avait hérité d’un deuxième adversaire, celui qui avait enfoncé la pipe dans la gueule de l’autre. Mort impressionnante, que je ne verrais certes pas tout les jours chez moi, dans mon petit village de Taillefontaine, consolante aussi : quoiqu’aimant à écrire des horreurs de cet acabit dans mes livres, je n’aime certes pas à en voir, la vision de la pipe enfoncée comme un estoquet me hanterait sûrement un certain temps, mais enfin, cette mort n’était pas imméritée et je ne pleurerais sûrement pour celui qui, sans faire de mauvais calembour, s’était lui-même brûlé la gueule en croyant pouvoir combattre le brûle-gueule à la bouche. Mais mort tout de même et, alors que je vis une de ces mains griffues parvenir à lacérer profondément la joue d’un des jeunets, je me dis que cette ruerie, si personne n’avait eu l’idée de chercher des sergents de ville qui vadrouillaient toujours gentiment dans les allées du marché (j’en avais croisé deux dans ma promenade), allait rapidement couvrir les pavés d’autres cadavres.

J’en eus la certitude avec le chef qui s’était relevé et qui, se malaxant la mâchoire qui avait dû être atteinte de nombreux coups, comme l’attestait une de ses grosses lèvres éclatée, jaugeait la scène, tranquille, son membre épais (qu’il n’avait pas eu le temps de rebraguetter !) à l’air, notant la présence au sol de l’avaleur de pipe mais aussi du manieur de couteau face à deux adversaires. Il dut voir qu’en dépit d’un nombre inférieur, la maîtrise de la situation était leur. Et nous, Laurette et moi, n’osions faire un pas à droite ou à gauche dans ce tumulte, persuadés que la virevolte de ces poings, de ces doigts transformés en serres, de ces mains prolongées d’une lame, pouvaient nous atteindre à chaque instant. Crainte patente mais qui n’évacuait pas d’autres obsessions. Il était clair chez Laurette qu’en dehors de furtifs regards émaillés de petits cris quand un des mêleurs s’approchait trop près de nous, elle ne songeait qu’à son suiveux. Quant à moi, c’était un peu moins noble, je l’avoue. Au-delà de mon horreur, tant de la scène que de sentir surtout qu’avec un mauvais coup, je pouvais tout perdre, Pauline, Clément et ce précieux livre contre ma poitrine (livre que, croyez-le ou non, je n’oubliais pas dans le tumulte), je ne me sentais finalement pas si mal de me trouver dans l’œil de ce tourbillon, expérimentant pour la première fois ce que certains de mes personnages avaient pu vivre autrefois. Et c’était fascinant de sentir que ce déversement de haine, de rage, de pulsions meurtrières n’avait pas pour cause quelque traité commercial bafoué ou une frontière disputée mais tout simplement une dérisoire petite reine en la personne d’une modeste marchande de quatre-saisons. J’ai dit que Laurette et moi étions entourés de petits groupes duellant et qu’il était risqué de faire un pas pour ne pas prendre un mauvais coup. C’est largement exagéré. Quand j’y songe, je n’avais qu’une chose à faire : prendre la main de Laurette et monter les marches du parvis derrière nous. Je ne le fis pas car, au fond de moi, j’éprouvais une petite pointe de jouissance à vivre, à respirer cette ruerie. C’était une petite bénédiction d’esthète que d’être dans ce fourmillement de violentes sensations qu’habituellement je ne faisais qu’éprouver par l’esprit, avec pour seul liquide répandu celui de ma plume sur le papier. Je n’avais ni l’âme, ni le corps d’un Kaspar de Costemore ou d’un Jan d’Alverny. Et si je n’enviais pas leurs hauts faits, je les admirais et ressentais même de la joie à connaître puis à transposer par mon art tous les petits égorgements qu’ils avaient laissés derrière eux tout le long de leur vie. C’était instructif, voirement, et assez enivrant que d’être assez projeté dans la réalité d’un haut fait qui n’était certes pas pétri de noblesse, mais qui me déracinait de mes sensations fictionnelles et qui nourrirait certainement ces dernières pour que certaines de mes scènes aient encore davantage le goût du sang et que les couleurs de ce dernier soient encore plus éclatantes.

Et le risque, s’il était réel, n’était à la réflexion peut-être pas des plus virulents. Il fallait se tenir immobiles et veiller à ce qu’un groupe n’approchât pas de trop près. Cela advint une fois, et je saisis lors Laurette par les épaules, prêt à faire un écart pour esquiver…

Esquiver…

Alors qu’il ne me reste plus que quelques lignes à écrire, mon visage se met à se couvrir d’une sueur poisseuse. S’esquiver, oui, que ne l’eussé-je fait dès que je sentis sous ma main la froide épaule de Laurette !

À suivre…

One comment

  1. Notre ami narrateur est décidément écrivain jusqu’au bout des ongles… Et moi, lectrice jusqu’au bout des doigts, je file au dernier épisode…

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