Résumé de l’épisode précédent : Après avoir bien pissé de la ligne dans le seul but d’énerver son ladre de libraire-éditeur, le narrateur des Callaïdes décide enfin de faire intervenir le personnage éponyme de l’histoire : une petite marchande de quatre-saisons. Il était temps car certains lecteurs avaient fini par l’oublier.
Mais alors que je longeais l’allée jouxtant le parvis de l’église, je vis, installée sur les premières marches, entourée de beaux gros fruits colorés et de vigoureux légumes, une charmante petite chose, une délicieuse marchande de quatre-saisons que je voyais pour la première fois.
J’écris « délicieuse » car vous aurez remarqué qu’il ne s’agit pas toujours, loin s’en faut, d’une qualité inhérente à ce métier pourtant si joliment nommé. Marchande de quatre-saisons : une poignée de syllabes qui appelle immédiatement tout un monde de couleurs. Une personne exerçant un tel métier est une sorte de trait d’union entre dame Nature et les belles choses qu’elle daigne nous offrir. Vendre des saisons, quelle idée charmante ! Le problème est que neuf fois sur dix, ces marchandes ne le sont pas, charmantes, étant bien plus proches de l’hiver que de l’été. Au lissé des belles pommes qu’elles peuvent vendre répond le fripé d’une couenne qui a dû bien en subir dans sa vie, des hivers. Et aux radicelles de leurs carottes répondent des poils surmontant des poireaux qu’elles ont presque toutes sur la gueule. Avec ça de vraies figures de cauchemar, le dos cassé à force de s’être trop penchées à fouailler la terre, la peau cuite et recuite à être trop longtemps restée au soleil, enfin une apparence générale de femmes-légumes un peu informes, comme sorties elles aussi de la terre. Et bien sûr, il ne viendrait à aucune d’entre elle l’idée de présenter un peu de couleurs dans leur mise afin de représenter ces saisons qu’on leur attribue. Si l’on considère qu’une saison est une transformation, eh bien certaines femmes connaissent autant de saisons qu’il y a de jours dans l’année, tant elles ont la rage de rendre leur garde-robe inversement fournie à la bourse de leur époux. Les marchandes de quatre-saisons, elles, semblent toujours traverser la même saison, avec leur éternel fichu crasseux et leur mise incolore.
Neuf fois sur dix, donc, on a affaire à ce triste spectacle.
Eh bien la marchande que j’avais sous les yeux appartenait aux raretés. C’était un muguet de quinze ans, peut-être seize. De taille moyenne, fraîche, propre, jolie. Elle se tenait debout, en bas du large escalier menant au parvis de l’église. À sa droite, elle avait disposé un drap blanc sur lequel se trouvaient de beaux et gros fruits, à sa gauche était posée un autre drap qui recueillait quant à lui des légumes, eux aussi de belle apparence. Point de dos cassé ni de bosse chez elle, ça non ! Elle se tenait bien droite, comme une jolie plante caressée par les rayons du soleil qui, alors qu’il était midi, illuminaient le grouillement du marché.
Ce fut plus fort que moi, je ralentis le pas pour l’observer, comptant bien incruster cet ultime papillon dans mon esprit avant de reprendre ma marche. Mais alors que je la distinguais mieux, j’entrepris carrément de me poster non loin, à quelques pas d’elle, pour rêvailler sur son apparence et sur ce qu’était cette gamine qui manifestement n’était pas à l’aise dans son travail, alors qu’elle avait tout pour l’être. Des quatre saisons, seul l’hiver ne se reflétait pas sur sa personne. Quand l’enfant était née, dame Nature avait dû botter le cul à cette vilaine saison, lui interdisant de s’approcher de près ou de loin de sa protégée. Aux habituelles marchandes incolores s’opposaient des couleurs chaudes évoquant l’automne. Sur son visage surtout. Elle avait des cheveux blonds tirant sur le fauve, coupés assez courts, c’est-à-dire qu’ils ne lui descendaient pas plus bas que le menton. Un fichu rose lui couvrait la tête, fichu auquel des joues de la même couleur faisaient écho. Je la crus coquette car il me sembla d’abord que la drôlesse s’était fardée, mais non, en regardant bien je compris que la coloration des joues était naturelle car émanant d’un grand embarras. La bouche, elle, tirait sur le rouge mais n’était pas fardée non plus : entre deux phrases, l’enfant avait simplement la manie de se mordre les lèvres et ces dernières n’en avaient plus pour très longtemps avant de laisser couleur le premier filet de sang. Enfin, au milieu de ces touches de couleurs chaudes, les yeux. Entourés de fins cils blonds, ils étaient deux aigues-marines évoquant l’été. Incarnaient-elles le ciel ensoleillé ou la belle eau qu’elle donnait à sa marchandise, je ne saurais dire. Ce qui est sûr, c’est qu’en balayant un instant les passants, elles se posèrent un instant sur les miens et je me sentis tout à coup plus… fertile. Ce n’était pas non plus aussi vif que lors de ma découverte chez le bouquiniste infernal, je sais me tenir face à une gamine que diable ! mais enfin, quelque chose dans ces yeux me fit me sentir bien et m’incita à m’en souvenir pour un personnage.
Enfin, pour le printemps, c’était tout simplement l’ensemble de sa personne. Contrairement à d’autres jolies marchandes, elle ne cherchait pas à se montrer dans un débrayé calculé pour séduire. Par-dessus une petite robe vert pâle, elle avait mis un gilet de laine blanc comme la tonsure d’un mouton. Ça sentait le gilet prude tricoté par une mère désireuse que sa fille ne passe pas pour une couche-toute-nue. Et je dois dire que c’était réussi. Il était attaché par six boutons et on ne risquait pas de voir une décollade aguicheuse. Mais en cachant fermement, il faisait ressortir sa petite poitrine, effet sans doute négligé par la maman. Deux fruits semblaient couver, coincés entre une peau chaude et fertile elle aussi, et un gilet léché par les rayons du soleil, plus ardents à cette heure. En fait c’était une litote ambulante que cette gamine, et elle ne s’en rendait pas compte. Elle ne montrait rien mais elle attirait bien plus l’attention que toutes les autres marchandes du marché réunies.
Pouvait-on dire qu’elle était la reine du marché ? Je le pense. Mais par un curieux retour des choses, c’était une reine qui ne vendait rien car elle ne savait pas y faire. Elle se contentait d’un geste emprunté de montrer les fruits à sa droite en clamant : « Regardez mes beaux fruits ! », avant de montrer de l’autre main ce qu’elle avait à sa gauche en disant : « Regardez mes légumes ! » Parfois même elle ajoutait, gênée : « S’il vous plaît ! » Le problème était que les passants se fichaient pas mal de ses fruits et de ses légumes. Ils n’avaient d’yeux que pour elle et son embarras. Très mauvaise vendeuse, elle l’était certainement. Mais c’est ce qui la rendait adorable. Et plus elle s’embarrassait, plus les gens, par une curieuse affectuosité perverse, jouissaient de son embarras. Il eût été simple de lui donner une pièce pour choisir un fruit et, partant, la soulager un peu. Mais non, on préférait jouir de la mélopée clairette, légèrement érayée, des regardez mes fruits ! regardez mes légumes !
Certains craquèrent cependant, des vieillards surtout qui s’approchèrent pour acheter un produit, peu importe lequel, pourvu qu’ils profitassent du regard qui avait certainement pour vertu de rendre un peu de jeunesse à leur vieux cœur. Alors on entendait : « Oh merci ! merci beaucoup ! ». Peu s’en fallait pour qu’elle se saisisse des mains fripées afin de les baiser en y versant des larmes de reconnaissance. On s’aperçut d’ailleurs que c’était drôle, ça aussi, peut-être plus que de la voir s’entroubler. À tel point qu’une mère, qui était à côté de moi et qui l’observait elle aussi, donna une piécette à son jeune garçon en lui disant :
« Va acheter deux belles tomates à la jeune fille, va !
— Mais tu en as acheté tantôt !
— N’importe, fais-le, c’est juste pour m’amuser ! »
Et le gosse de partir et de tendre sa piécette en montrant du doigt deux tomates. Et le oh merci ! merci beaucoup ! jaillit derechef, faisant glousser la maman. « Qu’elle est bien godinette, elle ! » s’exclama-t-elle.
Quant au petit garçon qui devait aller sur ses neuf ans, je suis sûr qu’il revint non seulement avec ses tomates mais aussi l’étrange sensation que ces êtres sots et désagréables que sont les filles n’étaient justement, peut-être, pas si sottes et désagréables que cela.
J’eus envie moi aussi d’avoir ma part de regard bleu et de paroles clairettes pour réchauffer mon cœur, comme s’il ne se trouvait pas assez bien de la présence d’un certain livre tout contre lui. Je m’approchai, il me restait quelques sous qui me permettraient d’acheter une ou deux pommes à grignoter sur le chemin du retour. Mais je m’arrêtai : un groupe de six garçons, un peu plus âgés que la marchande, arrivèrent pour se poster face à elle.
À suivre…
Merci Gaspard pour ce bout de printemps avant l’heure… et de laisser planer un brin sa douceur.