Le rachat (19) : un écrivain viril dans la nuit

Résumé de l’épisode précédent : le narrateur des Callaïdes semble avoir bien compris l’avantage d’être le conteur de sa propre vie. On peut en effet dire tout et surtout n’importe quoi. Comme cette séance de bête à deux dos offerte par dame Pauline afin de gonfler de courage le cœur de son époux. J’ai conscience d’être quelque peu jaloux en émettant des réserves, mais enfin, tout cela est quand même bien douteux…

Vingt-cinq ans, oui, et vingt-cinq minutes plus tard, j’émergeais de ses chairs, ne sachant plus trop ce qui s’était passé, mais toujours bien conscient de ce que j’avais à accomplir le soir même. Après tant d’heur, j’eusse dû le redouter et m’en éloigner, conscient qu’il pouvait ne plus me permettre de connaître des moments doux et tumultueux comme celui que je venais de vivre. Mais cela n’advint pas, au contraire. Alors que je me remettais debout (nous avions fini dans le plus grand désordre sur notre parquet rudimentaire), je voyais, toujours au sol, Pauline, encore prostrée dans les limbes (à la vérité, ce n’est pas vingt-cinq mais vingt ans que je venais de retrouver !), belle et vulnérable dans sa posture tandis que moi j’étais debout, le vit pendant et encore un peu gonflé de la joute, comme prêt à une seconde passe d’armes. Jouer à l’homme fort ne fait partie de mon tempérament mais cette fois-ci, j’eus l’impression que chacun de mes nerfs, de mes muscles, de mes fibres se flattait d’avoir mis en branle la machine de mon être afin d’accomplir un haut fait – encore une fois, n’attendez pas de détails, sachez juste que, voirement, cela dépassait l’imagination. Et après un tel exploit, il ne pouvait advenir que je tombe dans une virevolte de pucelle indécise. Au corps aimé sur le parquet se superposaient la silhouette malheureuse de Lauraine et celle, aperçue au loin dans l’encadrement de la fenestre, de sa marâtre. Et je serrai les poings. Il me semblait que le corps offert par l’une m’avait donné du courage pour secourir l’autre et pourfendre la troisième.

Rhabillé, je me penchai vers Pauline pour l’aider à émerger, un peu comme un jouteur chevaleresque aide son adversaire défait à se remettre sur ses gambes, encore que notre joute fût moins sanglante. Quelques derniers baisers furent dispensés çà et là, aucunes paroles ne furent en revanche échangées. Apprêtée, rajustée, Pauline sortit pour aller chercher Clément et revint avec lui quelques minutes plus tard, le rouge aux joues.

« Qu’y a-t-il ? demandai-je, tu es bien rouge.

— Oh ! J’ai essuyé un commentaire taquin de la part de Ghisaine qui a deviné, je ne sais à quel détail, pourquoi je lui avais apporté Clément. »

Le fait était que son rajustement donnait l’impression d’un rajustement de fortune après le passage d’une tempête, et n’était guère crédible pour donner le change, Pauline étant la paysanne du village de très loin la plus stricte dans la correction de sa mise. Nous en rîmes malgré tout et reprîmes nos activités.

Durant l’après-midi, elle passa moins de temps sur son Lancelin, acceptant de me le céder pour que je défriche le début. Elle en profita pour s’occuper du potager et aider un peu aux champs. Les villageois la savaient serviable, quand elle participait à une tâche dans un champ, elle annonçait toujours combien de temps elle travaillerait. La plupart du temps il s’agissait d’une heure. Mais durant cette heure, elle ne fainéantait pas la moindre seconde et sa part de travail, modeste en termes de temps, était finalement satisfaisante. Qui plus est, elle acceptait de se faire payer en vivres plutôt qu’en piécettes, ce qui arrangeait tout le monde.

Elle alla passer deux heures ainsi, une en début d’après-midi, l’autre à la fin. Pendant ce temps, je lus Lancelin, j’écrivis quelques pages de mes Callaïdes, et montrai enfin à Clément comment fonctionnait la grosse toupie de bois que j’avais ramenée la veille de Nantain. Mais au bruit de pas dans l’allée, il se retourna et courut au dehors, sachant bien à qui appartenaient ces pas, et je le vis un instant après enfoui dans les jupes de sa mère qui le serrait contre elle, toute contente. Oui, me dis-je en voyant le tableau, je serai prudent et je réussirai, rien ne viendra interrompre ce plaisir quotidien à vivre dans cette maison et avoir ces deux-là à mes côtés.

Le dîner fut semblable aux autres, même si on sentait tout de même une certaine chape au-dessus de nous.

« À quelle heure partiras-tu ? demanda-t-elle.

— À la mi-nuit je pense, l’autre dormira alors.

— Oui, pas avant, c’est plus sage. »

Durant les trois heures qu’il restait à tuer, je jouai un peu avec Clément, bordai le petit ange puis repris ma lecture de Lancelin, avec face à moi Pauline qui s’exerçait sur un feuillet à améliorer son écriture. D’ordinaire, elle se mettait à l’écart, un peu honteuse de livrer à la vue son art encore maladroit. Mais là, elle se posta sciemment à la table, juste en face de moi. Très vraisemblablement pour me rappeler ce que je ne verrais plus si je venais à faillir. Mais une autre idée me vint : par pure jalousie aussi, afin d’entrer en concurrence avec celle qu’elle appréciait mais aussi qu’elle nommait parfois avec agacement ma drôlesse quand je tressais un peu trop de lauriers à Charis. La concurrence fonctionna car mes yeux allèrent sans cesse des lignes écrites par ma drôlesse de personnage aux lignes courbes de ma drôlesse de femme en train d’écrire et à la fin, j’avoue que ce fut cette deuxième qui remporta la victoire. Alors que l’aiguille de notre petite horloge se rapprochait de la mi-nuit, je ne pus détacher mes regards de sa personne et, à en juger son vague sourire qui ne venait assurément pas du résultat de ses efforts calligraphiques, elle en eut conscience. À la fin elle leva les yeux, et :

« Comprends-tu maintenant ? »

Oui, je comprenais.

« Je ne t’embrasse pas, va ! Ce serait mauvais signe, si tu veux ton baiser, tu n’as pas le choix, tu dois revenir, et si possible avec la petite Lauraine. »

Juste le temps d’inscrire une dernière fois en moi l’eau de ses yeux et la carnosité de sa bouche, et je sortis.

**

*

Dehors, il faisait nuit noire. Enfin, pas totalement car la lune était pleine et, seulement cachée par un groupe de nuages, elle parvenait à filtrer pour me permettre de distinguer l’allée que je suivais et ses masures sur les côtés. Sinon, le silence, en dehors de mes pas, était absolu. En dehors de l’ours du père Gringoire, les seules personnes sur lesquelles je risquais de tomber étaient de jeunes gens s’échappant discrètement par la fenestre de leur chaumière pour aller rejoindre nuitamment un bel ami ou une douce amie afin de baisotter consciencieusement dans le dos des parents. D’ailleurs, quand on entendait aboyer un chien dans la nuit, cela incitait beaucoup desdits parents à se réveiller pour aller voir si leur progéniture dormait paisiblement. Plus d’un chenapan, plus d’une gredine furent ainsi démasqués à cause du zèle d’un maudit molosse incapable de faire la différence entre un bandoulier et un suiveux. Comme je savais où se trouvaient les différents chiens du village, je pris des chemins de traverse pour rester nimbé de silence, ne voulant pas être repéré dans mon entreprise dangereuse.

Dangereuse… encore une fois, le mot m’échappa. Décidément, il fallait croire que la vue de cette femme sinistre à sa fenestre m’avait fait forte impression. Et qu’était-ce que ce doigt invraisemblablement long qu’elle avait montré à Lauraine ? Une malformation ? Mais depuis le temps, on aurait eu vent de cela. Certes, la Voison se montrait rarement. Quand elle avait besoin de nourriture, c’était toujours elle qui se déplaçait, jamais elle ne permettait à un paysan faisant lui-même sa charcuterie de venir chez elle lui proposer ses beaux produits. Elle se rendait au village en plein après-midi, alors qu’il était dépeuplé de ses habitants partis aux champs, pour remplir son panier auprès de quelques villageoises puis retournait aussitôt chez elle. On savait donc à quoi elle ressemblait (même si moi, je ne l’avais jamais vue de près) et on se serait sûrement avisé de cet index démesuré. Je l’avais un peu oublié, depuis la double incursion matinale, mais il me revenait subitement et, au fur et à mesure que je m’approchais de la maison, m’obsédait. Était-elle bien humaine, cette Voison ? Ce n’était pas que j’accordasse grande importance aux superstitions et autres dévolements que j’entendais sans cesse chez nos voisins paysans, mais à la longue, je dois admettre qu’ils faisaient leur effet et que mon esprit ne se trouvait pas si mal de se plier un peu au plaisir d’y prêter foi. Une sorcière ! me dis-je. Comme dame Angeline avec Arthos finalement. Aurais-je elle aussi à la faire trébucher dans l’âtre d’une cheminée ?

De fait, alors que la silhouette de la maison se dessinait face à moi, subitement éclairée par une pleine lune libérée de ses nuages, je vis que la cheminée fumait. Située sur le côté gauche de la maison, elle indiquait où se trouvait la salle à manger au rez-de-chaussée, et probablement ce qui devait être la chambre de la mégère à l’étage, je gageai en effet que la pauvre Lauraine n’avait guère le droit de profiter d’une chambre chauffée. Cependant j’hésitai : puisqu’elle était destinée à être vendue, il était judicieux de protéger sa santé et faire en sorte qu’elle ne tombât pas malade. Oui, il n’était pas impossible que la chambre à l’étage située de ce côté-ci fût la sienne…

En attendant, il fallait pénétrer dans le jardin pour accéder jusqu’à la porte de derrière. Quoique le cœur battant, je le fis sans précaution : toutes les persiennes avaient été fermées, à l’exception de celles d’une pièce à l’étage. Ce qui m’inquiéta sur l’éventualité d’une porte de cuisine ouverte. J’en avais discuté avec Pauline dans l’après-midi. Elle m’avait soutenu que la porte n’avait pas le moindre verrou, pas le moindre trou de serrure, avant de se raviser d’un enfin, je crois. Si la porte était fermée, je ne voyais pas du tout comment j’allais m’y prendre. Et alors que je me trouvais face à elle et que je tendais la dextre pour appuyer sur la poignée, je priai intérieurement pour qu’elle soit ouverte et que ses gonds ne grincent pas de manière à réveiller le dragon.

Doucement, avec d’infinies pourvoyances, j’actionnai la poignée et poussai la porte… qui s’ouvrit. Et je poursuivis le mouvement lentement de quelques pouces, juste ce qu’il fallait pour me laisser passer. Les gonds ne crièrent pas et j’entrai enfin dans la maison.

À suivre…

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