La marchande de quatre-saisons (8) : le baiser

Résumé de l’épisode précédent : le narrateur des Callaïdes, qui n’est plus à une perversité près, a décidé de se tenir à distance pour admirer tout son soûl une ravissante marchande de quatre-saisons dont il pourrait être le père ! Marchande pas très douée pour la vente de légumes, mais qui sait s’attirer la sympathie des passants… et peut-être la convoitise des gens de son âge puisque six garçons s’approchent d’elle.

Je m’approchai, il me restait quelques sous qui me permettraient d’acheter une ou deux pommes à grignoter sur le chemin du retour. Mais je m’arrêtai : un groupe de six garçons, un peu plus âgés que la marchande, arrivèrent pour se poster face à elle.

Immédiatement, mes gambes se mirent d’elles-mêmes à effectuer un arc de cercle pour faire demi-tour. Ce n’est pas que j’avais peur de quelques méchants méchins, mais croyez-moi, avec des villes de la taille de Nantain, mieux valait se méfier avec ces bandes de blousiers qui se promènent en arborant leurs gros bras et des braguettes bien rembourrées. Je sais, je vous déçois peut-être, mais que voulez-vous, il n’y a pas non plus écrit sur mon front « Eldric d’Aynac ». Mais rassurez-vous, je n’étais pas totalement lâche car je m’inquiétais bien davantage pour la petite marchande et me promettais de crier très fort à l’aide s’ils en venaient à l’agresser.

Je n’eus cependant pas à le faire car il apparut très vite qu’ils se connaissaient. Je tendis l’oreille…

’o’ent va, o’ette ?

Comment va, Odette ? Laurette ? Florette ? Je n’entendis pas bien à cause de deux hommes qui passèrent juste devant mon nez. Ce qui était sûr, c’est qu’il y avait du ette dans son nom. J’approchai de deux pas pour mieux voir et mieux entendre.

Ils ne l’importunaient pas, il s’agissait de connaissances. Visiblement cette rencontre lui faisait plaisir, la soulageait de son dur labeur. Elle ne parlait pas beaucoup en revanche, se contentant d’opiner de la tête avec de grands yeux tout en ayant l’air d’attendre quelque chose. L’origine de rapides coups d’œil vers la gauche ne tarda pas à se montrer. Un des six s’avança vers Laurette (allez, je choisis ce nom), pas le plus costaud à dire vrai, c’était celui qu’on remarquait le moins et qui était caché par deux gaillards faisant une bonne tête de plus que lui. Il devait en souffrir un peu car il se crut obligé d’avancer en bombant le torse et prendre une démarche débringuée qui m’évoqua celle d’un matelot sur le pont d’un sardinier en plein roulis. Je vis très distinctement les autres sourire narquoisement devant leur cadet (je lui donnais tout au plus quatorze ans). Laurette sourit, aussi, mais sûrement pas pour se moquer. Elle savait bien pourquoi il avançait ainsi vers elle.

La vision qui s’ensuivit amusa moins certains passants, notamment des mères qui, fronçant les sourcils, reprirent aussitôt leur marche avec leur progéniture. Ami lecteur, si tu as lu un certain chapitre du Livre II de mes Callaïdes, il t’en souvient probablement de la différence entre petit, moyen et grand amour, aussi n’ai-je pas besoin d’expliquer la cause du mécontentement, même s’il peut être plaisant de la décrire.

Le voyant arriver à son niveau, Laurette se pencha en avant pour tendre aussitôt ses lèvres à baiser. Il était temps que le suiveux arrive car avec tous les coups de dents qu’elle n’avait pas arrêté d’y donner durant sa prestation de montreuse de fruits et de légumes, cinq minutes plus tard elle lui eût offrit des lèvres suintantes de sang. Les deux aimables coussinets, bien avancés en une petite ventouse, atteignirent leur but, y restèrent une seconde avant que Laurette se redresse.

C’était bien mignard, mais insuffisant pour le représentant de la voyoucratie nantaine qui, d’autorité, se saisit fermement de la marchande par les hanches avant d’entreprendre de l’aspirer goulument par la bouche. Elle essaya bien de l’empêcher, en relevant les bras face à elle pour poser les mains sur les épaules et tenter de le repousser. Mais le voyou matelot avait quitté les hanches pour enserrer sa sardine par la taille et elle ne risquait pas de s’échapper. Cela dura bien dix secondes, le temps d’effaroucher les mères présentes et d’échauffer les petits vieux qui se payaient par ce spectacle une bonne tranche de remembrance du bon vieux temps.

Les deux visages ne faisaient plus qu’un, comme soudés en leurs bouches, et le mouvement des mâchoires me fit comprendre que le raclage de langues devait être bien sérieux, bien appliqué, peut-être même un peu trop. Le matelot avait probablement donné la consigne à sa suiveuse. J’imaginais la scène :

Laurette, ma douce, je t’en prie, devant mes copains, laisse-moi y mettre la menteuse comme ils le font avec Honorine et les autres.

Devant tout le monde ? Mais tu n’y penses pas. Et même tout seuls… une fois mariés, je ne dis pas, mais là…

S’il te plaît, juste une fois, tu ne sais pas les moqueries que j’endure !

C’est bien, juste une fois, mais pas plus d’une seconde, d’accord ?

D’accord. Oh ! Tu es l’ange des marchandes de quatre-saisons de la ville !

C’est qu’on sentait le manque d’habitude chez Laurette, et même un peu de dégoûtation à en juger des tressaillement de sourcils, des paupières qui, d’abord baissées pour exprimer la langueur la plus pure, s’étaient relevées pour montrer des aigues-marines toutes d’incompréhension, enfin une poitrine dont dont un mouvement subit évoqua un franc haut-le-cœur. Que faisait donc l’imbécile avec sa langue ? Ses copains expérimentés avaient dû s’amuser à lui faire accroire qu’un baiser de ce type devait aller jusqu’à la glotte pour gagner la timbale. Je fus à deux doigts de mettre en pratique ce que j’avais prévu de faire, c’est-à-dire crier à l’aide. Je n’eus pas besoin car les deux se débouchèrent enfin, surtout grâce à Laurette qui rassembla ses petites forces pour le repousser. Sa bouche ne suintait pas de sang, mais un franc filet de bave lui dégoulinait sur la commissure gauche.

« Non, c’est tout, je ne veux pas plus. J… j’ai honte devant tout le monde. Je ne suis pas ainsi. »

Noble sentiment qui corroborait mon hypothèse qu’elle avait bien grandi à proximité d’une mère soucieuse de sa bonne moralité. C’est toujours une bonne chose que cela, même s’il ne faut pas non plus que la vertu se pare trop des ennuyeux atours de la bégueulerie. Mais je ne pensais pas que Laurette fût ainsi.

L’hommaillon était satisfait – on l’eût été à moins – : sa ravissante amiotte lui avait donné à cueillir sa langue dix secondes devant ses copains, il allait pouvoir se remettre à marcher normalement. D’ailleurs, ils reprirent leur promenade en saluant Laurette, s’enfonçant dans une allée, peut-être pour chaparder, ou pour aider les marchands à ranger leurs marchandises en échange de quelques pièces, cela se faisait. Je voulus croire à la deuxième hypothèse, me disant que j’avais sans doute hâtivement usé du mot voyoucratie à leur égard.

Et Laurette reprit son travail, sans même penser à essuyer le filet de bave qu’une vieille chouette à côté de moi avait remarqué. Évidemment, elle s’en offusqua.

« Petite gadoue, va ! Si j’étais ta mère, je te soignerai ! Petite puterelle de dégrafée ! »

Moi qui venais de me dire que je pouvais m’inspirer de Laurette pour façonner un personnage que j’avais en tête, je pris fort mal la remarque car il me sembla qu’on violentait un de mes enfants. Je me tournai vivement vers elle et ce fut un peu comme si Mari et Aalis  parlèrent par ma bouche :

« Dites donc vous ! Dégrafée vous-même, vieille toupie ! Je vous interdis de dire du mal de cette courageuse petite marchande de quatre-saisons qui fait honnêtement son travail ! Vous savez le nombre d’heures qu’il faut pour cultiver de beaux légumes comme les seins… comme les siens ? Non, évidemment, vous, à part vous rendre inutile en traînant votre carcasse sentant la vieille absinthe rance dans les rues de Nantain, vous ne faites pas autre chose de votre vie. Et ne laissez pas ainsi votre bouche ouverte comme le con d’une ballocheuse quand je vous parle, votre dentier se déboite et laisse couler le liquide jaune qui vous sert de bave. Tenez, vous faites comme la petite marchande mais en bien moins mignard, allez ! »

La mercuriale eût pu durer mais la vieille gerce préféra laisser la place vide de sa présence en jetant des hauts cris. Bon débarras. Ami lecteur, tu vois comme je peux avoir du courage. Eh oui, je suis comme ça, moi !

Intérieurement, je remerciai Aalis et Mari de m’avoir donné la force de parler ainsi et je me lavai les oreilles en écoutant la litanie des regardez mes fruits, regardez mes légumes qui reprit de plus belle, avec cette fois-ci plus de joie et de légèreté dans le ton. Il fallait croire qu’elle n’avait pas eu si honte que cela, et que le contact et le goût de la langue de son suiveux lui avait donné un regain d’énergie.

Allons ! Il fallait bien à a fin que j’achète mes pommes et que je reprenne la route.

Derechef, je m’avançai…

Et mes gambes refirent de nouveau leur arc de cercle !

Peut-être même avec plus de précipitation car les nuages que je voyais s’amonceler au-dessus de la tête de Laurette était bien plus menaçants que les six rencontrés un instant auparavant.

À suivre…

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