La marchande de quatre-saisons (9) : Dans les ronces

Résumé de l’épisode précédent : charmé, émoustillé par un baiser tout en partage de mucosités entre Laurette et son suiveux, le narrateur des Callaïdes se laisse aller. Pas dans le bas ventre comme précédemment, mais en laissant une orthographe maculée d’approximations (heureusement corrigée depuis par son ladre de libraire-éditeur). Cependant on lui pardonne car avec l’arrivée de six nouveaux personnages, il va avoir à raconter une bien pénible scène…

Ces nuages avaient précisément la forme d’ombres, elles aussi au nombre de six. Elles descendaient les marches du parvis, projetées latéralement par le soleil. À leur origine, de nouveau six garçons, ou plutôt six jeunes hommes : plus grands, plus larges, plus forts que les autres, il n’y avait pas à se méprendre sur la différence d’âge. Et plus malgréables puisque, au moment où l’ombre du premier d’entre eux recouvrit Laurette, les tomates disposées sur le drap blanc éclatèrent sous le poids d’une bottine. Cela fait à dessein bien sûr, puisque de l’autre côté, d’autres paires de souliers firent moisson des quelques fruits qu’il restait à vendre.

La jeune fille tourna immédiatement la tête à sa gauche bien sûr, et peut-être qu’on eût pu la voir adresser quelques légères remontrances, mais il n’en fut rien : le piétineur de tomates était courtaud et large d’épaules, les cheveux coupés ras, une fine moustache surplombant une bouche épaisse d’où sortait une pipe qu’il soutenait négligemment de la main, moyen de faire saillir un bras épais et musculeux qui faisait certainement ses quinze livres. Il devait en être fier car il portait une chemise à mancherons, ce qui faisait saillir le bras dès l’épaule. Avec cela des yeux aux paupières mi-closes qui n’étaient pas sans lui donner un air de douceur, n’eussent été des yeux bistrés qui incitaient instinctivement à la méfiance. Enfin, je remarquai sa peau qui, sur son visage, était aussi lisse et proprette que celle d’une jouvencelle. Avec même des joues légèrement roses en sus. Après, je ne peux pas dire qu’on avait envie de les biser. Y mettre des claques plutôt, une telle peau devait d’ailleurs retenir longtemps imprimées les marques de bâfrées. Après, il fallait aussi avoir le courage de le faire. Malmener verbalement une vieille gaupe était une chose, s’approcher pour le prendre par le col et exiger qu’il remboursât toutes les belles tomates et les beaux fruits ravagés, en était une autre. Je m’approchai cependant afin de mieux entendre, ce qui n’était pas nécessairement utile puisque dès l’apparition de leur lente procession qui s’acheva pour se planter face à Laurette, tous les marchands et passants alentours se turent. J’imagine que ces six-là étaient connus pour qui habitait Nantain et non pas venait épisodiquement à la ville comme moi.

Vous voudrez bien me passer la description des cinq autres. Ils étaient tout aussi sinistres et costauds que l’autre, encore que ce dernier avait tout de l’homme de carre prompt à faire le coup de poing dans n’importe quelle gueule, y compris celles des sergents de ville.

Il s’approcha de Laurette puis pencha en avant son buste afin d’inspecter au plus près le visage de la petite marchande qui, comprenant à qui elle avait affaire, commençait à trembler.

« Joues de rose, peau de pêche, bouche pulpée couleur de tomate, cheveux blonds tirant légèrement sur la carotte, adorables pommettes en guise de seins, félicitations Mademoiselle, vous avez toutes les qualités requises pour être la plus jolie marchande de quatre-saisons que j’aie vue depuis longtemps. Ne trouvez-vous pas, mes amis ?

— Ça oui ! s’exclama aussitôt un grand cornard qui fumait lui aussi une pipe, on a tout de suite envie de la croquer.

— De la manger, dit son voisin.

— De la bouffer, dit un autre.

— De la bâfrer, dit le cinquième.

— De la brouter ? conclut le dernier avec un fin sourire, ou du moins un sourire qui se voulait tel.

Éclat de rires des autres.

— Tutut ! fit le chef en levant la main, pas de sous-entendus en présence de… comment t’appelles-tu, mon ange ?

— L… Laurette.

— Charmant. Pas de sous-entendus en présence de Laurette, même si je gage que nous avons là une innocente qui ignore bien des choses. Ne tremble pas, ne tremble pas, car nous sommes là pour instruire les petites niaiseuses comme toi portant blanc gilet et culotte de rose. Nous allons être aimables, n’en aie doutance, même s’il faut me permettre de te parler avec fermeté car il est des choses que nous ne pouvons laisser passer. Ne tremble pas, te dis-je ! cela m’agace, et écoute plutôt : ignores-tu qu’il est interdit de vendre des marchandises en face de l’église. Sais-tu que tu viens faire là quelque chose de fort répréhensible pouvant impliquer châtiment ?

— Mais… je suis sur les marches du parvis, je…

— Fais silence je te prie, et laisse-moi finir. Où donc, malheureuse, as-tu vu que les marches ne faisaient pas partie du parvis ? Regarde, ne vois-tu que sur certaines marches on voit gravées de petites croix de Galaod ? Tiens, justement à tes pieds, regarde, mais regarde donc ! petite péchereuse qui glaviotte à la gueule de notre dieu bien-aimé, cette croix que tu piétines ne te brûle donc pas les pieds ? Et ne sais-tu donc pas que dans notre royaume, les églises et les cathédrales sont toutes en face d’un parvis surélevé car on considère que le féal qui s’y rend pour faire ses dévotions, en passant par l’escalier menant au parvis sur lequel la vue du lieu de culte l’écrasera autant qu’il le préparera à son édification, en passant par l’escalier dis-je, il accepte d’oublier qui il est pour ne devenir qu’une brebis guidée par son Maître (relis Saint Flavien que diable ! il l’explique fort bien) ? Or, en te voyant avec ton gilet blanc te faisant justement ressembler à cet animal, je trouve que tu doubles ta mécréance d’une belle hypocrisie puisque selon toute apparence, ton maître à toi, c’est le dieu des marchands, des boutiquiers et des barguigneurs qui ne pensent qu’à l’argent. Vraiment, tu ne connaissais pas la valeur symbolique du parvis et de son escalier ? En vérité il faut être sotte pour ignorer cela. Qu’en pensez-vous les gars ?

— Ouais, une vraie sotte.

— Une connasse, tu veux dire.

— Une connassotte impie qui m’fait débagouler.

— Pourquoi y’a de telles personnes qui existent, en fait ?

— Moi je dis qu’il faut qu’elle paye. Pourrai pas dormir autrement.

— Entends-tu, pauvre inconsciente, reprit le chef avec un geste de théâtre, entends-tu quel effet a sur le peuple ta déplorable impiété ? Car n’en doute pas, mes amis sont un parfait échantillon du peuple. Lothaire a un père boulanger, celui de Siméon est charpentier, François vient d’une famille de paysans, la mère de Jacquin  est lavandière, et Thibault doit vivre avec la douleur d’avoir une maman faisant le métier d’horizontale. Douleur qui n’a pas lieu d’être à mon avis car je considère ce métier de vendre son con à la fois noble, courageux et nécessaire à notre société. D’ailleurs, dis-moi Laurette, tu ne fais pas ce métier par hasard ? Car en ce cas, sache que nous ne verrions aucun inconvénient (mais vraiment, aucun) à devenir tes clients et pénétrer tes chairs fraîchettes.

Laurette sursauta à l’interrogation. Submergée par le flot de paroles qui avait été prononcé d’une voix doucereuse qui n’avait pas vraiment cherché à se faire discrète au milieu du terrible silence qui s’était abattu dans cette partie du marché, elle avait renoncé à comprendre pour se risquer à glisser des coups d’œil à droite et à gauche, sans doute dans l’espérance de voir apparaître ses six amis… qui ne venaient pas.

— Pardon ? De quel métier parlez-vous ?

— Celui de te mettre en chambre comme la dernière des pierreuses, de vendre ton con pardi !

— Pardonnez-moi, je… ne comprends pas.

Et elle était sincère ; quand on s’appelle Laurette, que l’on est marchande de quatre-saisons et que l’on porte un tricot de laine de mouton, on ne doit sûrement pas connaître ce vil mot qui résonna au milieu d’un silence de cimetière toujours aussi invraisemblable. Et moi non plus je ne comprenais pas : pourquoi personne n’agissait ? Il se trouvait bien une trentaine de personnes, avec quelques hommes bien charpentés. Il n’y avait qu’à leur tomber dessus et j’étais même prêt à participer à la batture pour ces bandouliers qui ne méritaient que le gibet. Pas besoin d’être à trente d’ailleurs, cinq hommes… non, disons plutôt neuf ou dix suffisaient à extraire Laurette des ronces qui l’entouraient. Et alors qu’elle tremblait de plus en plus, je faisais de même, autant de stupeur par ce langage émanant de cette gueule faussement placide et qui laissait deviner un homme avec un peu de lettres, que par conscience de ma lâcheté qui me faisait honte. Je m’efforçais de penser à un Kaspar de Costemore. Lui se serait avancé en bâillant d’ennui, aurait percé les six peaux en un clin d’œil avant de pisser dessus et reprendre tranquillement son chemin. Le problème était que moi, c’était plutôt sur moi-même que je m’apprêtais à pisser, alors que je faisais l’effort d’avancer de trois pas. Pour faire quoi ? Peut-être fondre sur le groupe, me saisir de la main de Laurette et nous précipiter ensemble dans l’église. Mais ça me semblait bien hasardeux…

— Ce n’est pas grave, continuait le chef, tu ne comprends pas et ça ne m’étonne pas. Du reste peut-être aurons-nous à te le révéler tantôt. Cela va dépendre de toi car tu te doutes bien que ta grave faute envers notre sainte église mérite réparation.

Pour la première fois, un murmure désapprobateur se mit à bruire derrière eux, mais pas longtemps. L’un des bandoulier, celui qui fumait aussi la pipe, se retourna vivement pour scruter ceux qui bourdonnaient dans leur dos. Son regard tomba ainsi sur deux hommes et, les yeux plissés et la bouche tordue en un rictus, il les pointa du doigt comme pour leur signifier que c’était bon, il avait vu leurs visages et que ce serait leur tour juste après. Les deux hommes se turent aussitôt et je les vis s’engouffrer dans une allée pour ne plus réapparaître.

— Rien que pour le principe, reprit le chef, nous devrions achever de piétiner le reste de ta pauvre marchandise. Mais allez ! nous voulons bien faire une exception en échange de trois écus.

D’abord postés face à Laurette, les six s’étaient subrepticement entourés  en un cercle qui se resserrait, épouvantant la pauvre enfant.

— Mais je… je ne les ai pas, c’est trop.

— Alors tu vas nous suivre, je vais te mener à l’archiprêtre de Nantain auquel tu expliqueras ton impiété (bon courage !), à moins… à moins…

Mais pourquoi tout le monde restait-il ainsi glué à regarder la scène ? Pourquoi personne n’agissait ?

— À moins qu’en chemin nous trouvions ensemble un moyen de nous satisfaire.

— Ouais, fit son voisin, de nous contenter.

— De nous faire tambouriner…

— Acliquer…

— Déporter…

— Gaudiller…

— Reluire.

Et un deuxième éclat de rires déchira le silence. Une idée me vint : l’impensable hasard, la mystérieuse chance qui m’avaient fait avoir en ma possession Le Récit de Lancelin n’avaient eu d’autre dessein que de sauver la pauvre Laurette de ses tourmenteurs en leur remettant ce trésor en échange de sa tranquillité. Idée terrible pour moi, mais je ne savais comment interpréter mon cœur qui tambourinait furieusement contre l’ouvrage. Était-ce parce qu’il avait peur de le voir remis à ces gueux, ou bien parce qu’au contraire il voulait me faire comprendre qu’il fallait que je le fasse, que ce livre était la seule issue, autant pour la vertu de Laurette que la tranquillité de ma conscience ?. C’était un tel déchirement que les larmes en vinrent à brouiller ma vue, et il me fallut m’essuyer les yeux de la manche pour continuer de bien voir la scène qui ne faisait qu’empirer et devenir odieuse.

Les six ronces l’avaient encerclée et ne cessaient de se rapprocher doucement. Je vis le bas de son visage s’ouvrir comme pour proférer quelque supplication, mais rien ne sortait de cette bouche en dehors de sons inarticulés. En revanche, sa fente n’eut aucun mal à laisser couler doucement le long des gambes un liquide jaune qui, arrivé aux pieds, se mit à former une petite mare juste à un endroit où était gravée dans la pierre une croix de Galaod.

Aussi pur et innocent qu’était l’esprit de Laurette, il fallut bien qu’il saisisse ce que recouvrait la collection de mots que lui avaient crachés au visage les six ordures.

Et les ronces se rapprochaient toujours, comme pour mieux l’enfermer derrière un mur qui la rendrait invisible au reste du monde.

Et les ronces, fatalement, se mettaient à piquer. Avant que le mur ne se resserre de quelques pouces et ne permette plus de bien voir, je vis, derrière elle, l’un des gueux avancer un couteau et promener sa pointe le long de la raie des fesses. J’en vis deux autres se mettre à la pincer méchamment. Quant au chef, il vida tranquillement sa pipe, l’enfouit dans sa poche avant de lever la dextre au niveau de sa poitrine, et je vis lors ce que la position de la main autour de la pipe n’avait pu me permettre de voir : une main large et dotée d’ongles longs d’un bon demi-pouce, coquetterie qu’arboraient souvent les êtres de cette eau quand ils voulaient montrer qu’ils avaient atteint le nombre de cinq âmes fauchées dans leur sinistre existence.

La main griffue s’avança vers le sein droit qu’elle n’eut aucun mal à avaler. Les épines se fichèrent à cinq endroits de la pommette et, à travers un interstice, je vis les doigts se crisper, comme prêts à arracher le fruit pour le porter à cette immonde bouche lippue. La pisse s’acheva de couler de la fente de l’enfant et, moi qui était le plus près du roncier, j’entendis couler ces mots de cette même bouche :

« Allez, je vais être doucet pour une fois. Tu vas pouvoir rester, mais à condition de boire le verre de la fraternité avec moi. Tu vas boire à mon goulot, il me semble que cette bouche que tu t’obstines à garder grande ouverte et qui me laisse apercevoir une langue appétissante digne de recevoir le plus noble des breuvages. »

La main griffue lâcha le petit sein et se porta vers le bas pour défaire la braguette.

C’était le moment pour moi d’agir, soit pour entraîner Laurette à l’église, soit pour l’échanger contre le livre de Charis. Cette dernière idée prévalut d’ailleurs, comment imaginer que l’âme de Charis de Verley, peut-être présente quelque part à observer la scène, eût pu voir d’un bon œil la protection de ce qui n’était qu’un amas de papier au détriment de celle de la vertu d’une Laurette ?

Pour cela, il me fallait avancer et prendre la parole.

Mais je n’en fis rien.

Mes gambes ne me portaient plus, je m’écroulai sur les genoux.

À suivre…

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