Résumé de l’épisode précédent : la rencontre littéraire entre Guillaume Vilet et Diane de Monjouy tourne au vinaigre. La cause ? D’abord une question embarassante d’un libraire aigri à propos de la vogue des egorécits, ensuite les moqueries de Diane visant Les Attritions de Gobert. Pas de chance, il s’agit d’une des œuvres que vénère Charis. Perdant toute mesure, la jeune fille se lève pour lui intimer de se taire…
On regarda alors à ce qui se tenait à ses côtés et l’on vit une crinière rousse et une autre, blonde. Certains les montrèrent alors du doigt tandis que d’autres murmuraient des commentaires dans lesquels on percevait quelque chose comme « apprenties Callaïdes ». Ceux qui avaient assisté au brio de Sybil lors de sa joute théâtrale avec la Monjouy se souvinrent de la belle sortie des deux jeunes filles. La brune indignée devait donc être aussi une apprentie. Quel joli trio ! Et si la brune avait autant de fougue à argumenter que la blonde en avait eu à tragédier, cela promettait un joli spectacle. Ou pas. Charis, en effet, était prise d’une hésitation. Une petite voix lui soufflait : « Mon Dieu ! que suis-je en train de faire ? Tous ces regards sur moi ! Ne vaudrait-il pas mieux me rasseoir ? »
Certes, mais le moyen maintenant de ne pas aller jusqu’au bout de son indignation ? Elle l’avait bien entendu, Gobert et ses Attritions avaient été salis, bafoués, traînés dans la boue. Charis le savait, si elle s’asseyait sans prendre leur défense, elle garderait le souvenir de cette lâche retraite comme une honte ineffaçable, un peu comme une marque de bran sur ces ailes de cygne qu’elle venait d’évoquer. Et non, elle bouillait trop intérieurement de ce qu’elle venait d’entendre. Et pis que tout, cette de Monjouy, passé un premier mouvement de surprise, l’observait avec une expression de dédain amusé, s’engonçant dans une posture de maîtresse écrivelle haussant les sourcils devant les billevesées d’une gamine qui ne savait pas ce qu’elle disait !
C’est que Diane avait immédiatement reconnu la brunette. C’était cette petite jocrisse qui, tantôt, s’était moquée d’elle devant les étals de Gollard, avec ses camarades apprenties-Callaïdes (qui se trouvaient d’ailleurs assises à côté d’elle !). Elle sentit elle aussi une bouffée de colère lui monter. Et comme elle se sentait estrangement bien, portée par d’incisives pensées qui ne demandaient qu’à sortir de sa bouche, elle accepta volontiers la joute, s’amusant par avance de l’humiliation qu’elle allait faire subir à la petite sotte protectrice des mauvais écrivains. Elle redressa son buste, posa nonchalamment les mains sur les accoudoirs et, tout en haussant les sourcils, afficha une moue mi-dédaigneuse, mi-dégoûtée. Elle fit d’ailleurs autre chose, mais peu de spectateurs l’aperçurent puisque tout le monde était occupé à observer l’enfant indignée qui avait brutalement interrompu l’écrivelle. Vilet, qui allait de Charis à Diane, vit cette dernière, juste le temps de quelques secondes, arborer une horrible grimace de provocation : elle mimait le faciès d’une petite fille pleurnicheuse ! En vérité, elle perdait la tête ! Cela faisait pourtant partie du métier, être capable de se contenir, d’arborer en toute occasion un visage souriant, même face aux interventions les plus désarmantes ou les plus agressives – après, c’était aussi un peu sa faute, qu’avait-elle besoin de se moquer ainsi de Gobert ?
De son côté, Charis vit bien sûr la grimace. Mais aussi Sybil et Aalis. Aalis qui, dès cet instant, fit son choix, celui d’être l’étincelle qui allait faire prendre feu à Charis afin qu’elle embrase le cul de la gazetière abhorrée. Elle se pencha en direction de son amie et, d’une voix outrée (et en partie sincère, précisons-le tout de même), lui murmura : « Mille carognes vérolées ! En plus de se moquer Gobert, elle se moque de toi ! Ne te laisse pas faire, enfonde-la, Charis ! Et bien fort ! »
Remarque inutile car de son côté, devant la grimace vexatoire, Charis prit elle-même la décision de l’enfonder. Avec son style bien à elle s’entend. Jugez plutôt :
— Oh ! Je vois que vous voulez vous bailler de moi. Moi qui ne suis encore qu’une enfant pure et naïve, une enfant dont l’indignation ne peut être que perçue comme une attendrissante maladresse. Mais, laissez-moi vous dire, je préfère être mal duite devant tout ce public, sentir mes joues s’empourprer, mon cœur ruer à m’en briser la poitrine et sentir des pleurs me monter aux yeux plutôt que de rester à nonchalance devant vos viles paroles à l’endroit d’un homme qui a su bâtir une œuvre dont notre belle langue ne peut que s’éjouir tant elle lui rend honneur.
Un temps. L’indignée reprit son souffle. On l’observa attentivement. Stupeur ! Elle avait effectivement des larmes aux yeux !
On était partagé entre la gêne, l’envie d’en rire et… oui, peut-être aussi d’en être vivement touché. Ce fut en tout cas le penchant que choisirent sans hésiter de vieux messieurs qui furent tout de suite charmés par la joliesse de l’enfant qui leur rappelait probablement les premiers émois de quelques juvéniles amourettes. Mais il n’y avait pas que l’apparence, il y avait aussi cette voix toute d’eau pure qui avait ruisselé d’un coup, agréable, juste ponctuée de quelques modulations qui faisaient deviner que, derrière ce joli timbre, sourdait une colère sincère. Cet aspect ne toucha pas que les vieux messieurs d’ailleurs. Après les précédentes sorties de la gazetière dont la voix – pourtant agréable au début – s’était mise à sonner désagréablement, il fallait bien avouer que celle de la jolie brune plaisait davantage aux oreilles. Sans compter que les fées n’avaient certes pas été sous le joug de la boisson quand, à sa naissance, il avait fallu répartir les traits sur son visage. Elle était bien mignarde, et c’était un réel plaisir que de voir ce dernier s’animer pour montrer toute une palette de sentiments.
Diane perçut tout cela et une petite voix intérieure lui chuchota d’essayer d’arrondir les angles, de reprendre la parole pour concéder sur un ton bonhomme quelques qualités à Gobert. Aller même jusqu’à jouer la précipitation apeurée, prendre à témoin le public sur l’air de « diable ! ces jeunes générations, c’est tout d’étincelles et de feu ! Il faut prendre garde à ce que l’on dit ! » De quoi susciter la complicité et désamorcer la colère de la merdeuse. Mais l’esprit de Diane devenait de plus en plus à l’image de son apparence qui, sans aller jusqu’à dire qu’elle était en pleine déliquescence, devenait clairement moins gente, moins avenante. À quoi était-ce dû ? Encore une fois, ceux des premiers rangs se dirent que c’était probablement la fatigue. Pour Vilet, c’était surtout un certain amateurisme qui avait fait que la gazetière était incapable de se maintenir dans une composition étudiée, contrairement à lui (le libraire imbécile l’avait bien un peu crispé, mais au moins avait-il su se contenir).
Et donc, au milieu de cette déroute physique, Diane ne sut contenir son esprit :
— Ma petite fille, dit-elle d’une voix moqueuse fort désagréable à entendre, quand j’aurai besoin de quelqu’un pour m’apprendre ce que je dois penser d’un Gobert, je vous ferai signe. Qu’attendez-vous de moi ? Que je fasse moi-même des attritions pour ce que je viens de dire ? Allons donc ! M’avez-vous bien regardée ? Et vous-même ? l’avez-vous fait ? On presserait votre nez qu’il en sortirait des mauvais vers… même si présentement, c’est autre chose qui en sort. Mouchez-vous donc, c’est d’un ridicule !
Un ange passa. Puis repassa. Et encore une fois, même !
Le temps que tout le monde assimile bien la violence et la grossièreté de la réplique. Ce fut au tour des vieux messieurs de trembler d’indignation devant l’ignominie proférée à l’encontre de la jolie fleurette en robe bleue. Ils se demandaient s’ils n’allaient pas monter sur la scène pour abattre leurs cannes sur un coin de la gueule de l’horrible gazetière. Sans aller jusque-là, les autres spectateurs furent aussi heurtés par les paroles. Quant à Aalis, si elle fut elle aussi furieuse des vils mots attaquant une amie parfois irritante certes, amie à qui elle aimait à envoyer des gausses, mais aussi qu’elle considérait comme une sorte de sœur bien-aimée, elle se mit à observer avec intensité le visage de Charis. C’est qu’au-delà de l’insulte à l’endroit de Gobert, la gazetière avait eu la folie d’en commettre une bien plus grande : elle avait dit que Charis faisait de mauvais vers ! Sans le savoir, c’était s’attaquer à ce qui faisait la joie et la fierté de l’apprentie-Callaïde : sa capacité à versifier pour – dans le cas où elle serait choisie pour devenir Callaïde – avoir l’honneur de distraire la reine Catelyne. Oui, en vérité, la Monjouy ne le savait pas, mais elle était déjà morte. Le Kenrak était maintenant totalement délivré de ses entraves, dans un instant ce ne serait plus que ruines et désolation !
Les yeux de Charis s’arrondirent, tandis que les pupilles s’étrécirent, lui donnant une apparence de fille féline prête à griffer. Elle leva la senestre au niveau de son nez délicat où, effectivement, commençait à perler non de mauvais vers mais un peu de morve et, d’un geste lent, magnifique de dédain, l’essuya de la manche de sa robe. Quant aux larmes, qui avaient eu le temps de s’accumuler, elles se mirent à couler sur les joues en deux beaux ruisseaux. Les cœurs des vieux messieurs fondirent. S’ils venaient à claquer le soir même, au moins ce serait, après un tel spectacle, avec le sentiment d’avoir pleinement vécu leur vie !
Alors, les délicates lèvres de l’enfant s’entrouvrirent lentement afin de répondre à la mégère gazetière. Qu’allait-il en sortir ? Ceci :
Ô Gobert, dont la plume embrasse l’univers,
Quand d’autres, dans la nuit, se perdent en travers,
Tes mots sont des éclairs qui déchirent la brume,
Quand leur pesante prose martèle une enclume.
Tu chantes tes douleurs avec une âme pleine,
Quand d’autres n’écrivent que pour flatter leur peine.
L’éventail de leurs secrets embrasse le vent,
Quand ton beau livre embrase le cœur du savant.
Ton style est une source à l’eau pure et limpide,
Le leur, un marécage aux rives insipides.
Par tes attritions, tu creuses l’intime abîme,
Quand ils copient leur vie avec un faux sublime.
Leurs pages sont des cris qui toisent univers,
Mais n’en sont qu’échos d’ego, tournant à l’envers.
Ô Gobert, toi l’étoile, eux de pâles reflets,
Car la grandeur les fuit, et l’orgueil les défait.
Et, de nouveau, un ange passa. Il alla même s’installer sur une chaise dans un coin, pour le plaisir de faire durer le silence. Il avait fallu quelques secondes avant que tout le monde ne comprenne ce qu’avait entrepris la jolie brune éplorée, c’est-à-dire répondre en vers. Et de quelle manière ! Les pleurs toujours ruisselant, elle les avait proférés avec la tranquillité de la pénitente qui sait la justesse de sa cause mais aussi que toutes les muses et les déités des arts l’accompagnaient, la soutenaient, et même lui léchaient ses larmes avec amour et reconnaissance.
D’ailleurs, derrière elle, Gontran Petibeurre étouffait d’émotion et sentait lui-même lui venir des larmes. Après la rouquine qui lui avait fait humidifier le bas, voici que la brune lui humectait le haut !
Quant aux vieux messieurs, leurs cœurs avaient tellement fondu que certains commençaient à se trouver mal !
Dans cette stupeur collective, on songea de nouveau à Diane de Monjouy. Que pouvait-elle répondre à cela ?
À suivre…