Résumé de l’épisode précédent : obligées par dame Odile d’assister à la “classe de maistre” du poète Clément Villon, Aalis, Charis et Sybil s’installent dans la salle de “la Fabrique des Idées” où doit avoir lieu la festivité. Assez vite, les jeunes filles détectent chez leur maistresse (qui doit diriger la classe de maistre) une attitude inhabituelle, presque… excitée…
Aalis venait tout juste de s’arrêter de parler que la porte s’ouvrit et que Clément Villon parut.
À première vue, rien de bien exaltant. Clément Villon semblait tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Ni grand ni petit, ni beau ni laid, habillé médiocrement. C’était là ce qui semblait donner des moiteurs à dame Odile ? Mais en le voyant s’avancer, les trois apprenties comprirent qu’il ne suffisait pas d’être beau pour séduire le cœur d’une armide comme leur maistresse.
Clément Villon était l’un de ces hommes que l’on ne remarque pas immédiatement, mais qui imposent une présence dès qu’ils ouvrent la bouche ou vous fixent de leurs yeux sombres et perçants. Son visage, marqué par le temps et les épreuves, portait des cicatrices discrètes, souvenirs d’anciennes querelles avant qu’il ne passe dix ans de sa vie en prison. Une barbe de quelques jours grisonnait sur une mâchoire anguleuse, et ses lèvres fines esquissaient un demi-sourire plein de malice, presque de défi.
Ses vêtements, certes simples, semblaient avoir traversé de rudes saisons : une chemise en lin usée, un veste de cuir élimé, et des bottes poussiéreuses qui trahissaient son goût pour l’aventure plus que pour les salons. Mais c’était son allure qui captait l’attention — une démarche à la fois pesante et décontractée, avec ce regard d’homme qui en a vu trop mais en sait encore plus. Chaque geste, calculé ou non, respirait la confiance d’un homme qui n’a besoin de personne pour se définir.
Les trois apprenties, situées donc au premier rang, le voyaient de tous leurs yeux… et le sentaient de tout leur nez ! Car Villon n’était certes pas de ces gandins parfumés et enrubannés aimant à écrire et à parader dans les salons. Une odeur un rien forte, virile, l’entourait, odeur dont les effluves allaient bientôt se mêler à celles, bien plus agréables, de dame Odile.
Dame Odile qui, malgré ses airs de dame respectable, ne pouvait s’empêcher de vibrer face à cet air de mauvais garçon, ce charme brut et sans artifice qui lui rappelait peut-être des rêves oubliés de passion interdite. Si Charis n’avait d’yeux que pour le célèbre poète, Aalis et Sybil observèrent intensément leur maistresse. Et elles ne mirent pas longtemps à confirmer leurs soupçons. Oh ! Il n’y avait rien à dire sur sa posture, elle était impeccable… du moins si on ne s’attardait pas aux détails. Car alors là, c’était la fête de la culotte ! comme disait Aalis.
D’abord, ses mains, qui trahissaient sa nervosité. Ses doigts jouaient distraitement avec ses manchettes, allant même jusqu’à effleurer la dentelle délicate qui encadrait sa poitrine. Devant elle, une de ses jambes, croisée sur l’autre, balançait doucement sans discontinuer, témoignant de l’agitation qu’elle dissimulait tant bien que mal. Ses lèvres s’étaient légèrement pincées, comme si elle tentait de retenir un sourire excité, tandis que ses joues prenaient une teinte plus rosée.
Quand Clément Villon s’avança un peu plus près, elle redressa instinctivement son buste, laissant échapper un léger soupir presque inaudible. Ses yeux, pourtant rivés sur quelques notes qu’elle venait de se saisir pour tenter de se donner une contenance (pour empêcher les mains de se palper les tétins d’excitation, pensa perfidement Aalis), remontaient souvent vers le visage de l’homme, comme attirés malgré elle. Un éclat furtif traversa son regard, et il était évident, pour qui l’observait, qu’elle était émoustillée par cette présence charismatique et brutale, cette aura de danger maîtrisé qui émanait de Villon.
— Vois-tu tout ce que je vois ? demanda Aalis à Sybil.
— On ne voit que cela ! Ça me semble assez clair, non ?
— Quoi donc ? demanda Charis qui, son saisissement à l’arrivée de Villon passé, avait entendu la question d’Aalis.
— Que ta chère dame Odile, si belle, si raffinée, si élégante, n’est qu’une gueuse qui aime à tortiller du croupion pour les mauvais garçons !
— Oh ! Mais non, c’est juste un poète !
— L’un n’empêche pas l’autre. Je dirais même qu’il n’y a pas plus perdu qu’un poète. Et puis…
Aalis allait partir sur une nouvelle impertinence mais elle se tut. C’est qu’elle venait de croiser le regard d’Odile qui, bien que submergée par une estrange sensation à voir le mauvais garçon poète s’asseoir à ses côtés, avait perçu des chuchotis importuns au premier rang et avait lancé un regard aussi fugitif qu’assassin en direction d’Aalis, qui estima plus prudent de se taire. Ce que ne fit en revanche pas Odile qui avait pour mission d’animer la classe de maistre. Elle quitta son fauteuil, fit quelques pas pour s’approcher du bord de la scène (non sans donner à la finesse de sa silhouette une grâce que l’observateur derrière elle ne saurait dédaigner) et, le cœur battant, les joues fort roses, déversa ce petit discours :
« Chers invités, aujourd’hui, nous avons le privilège de recevoir un homme dont la plume, mais aussi la vie, ont su capturer l’essence de notre temps. Clément Villon, poète de la rue et des grands chemins, témoin des affres de l’existence humaine. Il n’est pas de ceux qui écrivent à l’abri des alcôves dorées. Non… Ses mots viennent des pavés, des tavernes, de l’âpreté de la vie. »
Elle fit une légère pause, ses yeux brillant d’admiration.
« Il est un homme libre, un homme de passion, qui a su, par ses vers ciselés et son regard acéré, nous rappeler que la beauté peut jaillir du chaos, et que même les âmes tourmentées peuvent créer l’immortel. »
Elle se tourna vers Villon avec un sourire empreint de respect et d’une pointe de tendre malice. « Mesdames et messieurs, Clément Villon, poète des ombres, mais aussi de la lumière ! »
Et l’on apauma. Doublement même, à la gauche d’Aalis, puisque Charis ne sut contenir son excitation – à moins que ce ne fût son désir de plaire à Odile. Odile qui, comme tout le monde, apaumait fort, tellement qu’Aalis la suspectait d’accentuer les battements pour susciter des tressautements dans sa poitrine.
Villon ne voyait rien de tout cela. Par politesse, il s’était levé pour recevoir les acclamations, mais on sentait que tout cela lui pesait. Cet homme, avec sa chemise de lin usée et son pourpoint de cuir râpé, n’accordant manifestement aucun soin à son apparence, reçut les applaudissements avec la tranquillité de l’homme qui savait accorder à leur juste valeur ce type d’épanchements. Lui faisaient-ils plaisir ? Peut-être. Mais à sa manière de lever pesamment les mains devant lui pour autant remercier que demander de cesser les apaumements, rien n’était moins sûr. Ces mains, avec leurs doigts robustes, trahissaient l’homme qui avait autant travaillé de ses poings que de sa plume. Étaient-elles faites pour recevoir ce genre de dérisoires preuves d’intérêt ? On pouvait en douter. En revanche, à voir le regard évaporé qu’Odile lançait en direction de ces mêmes mains, difficile de douter qu’elle ne les imaginait pas en train d’agripper ou de caresser des parties de son beau corps.
Enfin, il fallut bien retourner s’asseoir pour commencer la classe de maistre qui consistait en un savant enchaînement de questions sur le travail du poète, questions qui se devaient d’être à la fois savantes et accessibles, afin de contenter tout le monde – comme de bien entendu, Charis avait sorti un calepin et un crayon pour ne pas perdre la moindre miette du savoir villonesque.
Il serait sans doute un peu vain de reproduire l’intégralité du dialogue (et puis, j’ai un peu autre chose à faire), mais nous pouvons au moins donner ce passage qui vit le teint d’Odile passer du rose à l’incarnat :
ODILE — Vous avez cette manière si singulière de jouer avec les silences dans vos vers… Comme si chaque pause, chaque respiration était… volontairement calculée pour prolonger le désir de découvrir la suite. (Elle le fixe intensément.) Est-ce pour… prolonger le plaisir du lecteur que vous employez ces… interruptions savoureuses ?
VILLON — Les silences, Madame, sont souvent bien plus éloquents que les mots eux-mêmes. (Il esquisse un sourire, un brin narquois.) Ils laissent place à l’imagination, à cette tension qui monte, douce mais implacable. Ce n’est pas tant pour prolonger le plaisir que pour laisser à chacun le soin de… remplir ces pauses à sa manière. Un poète sait que la retenue peut être aussi puissante qu’une phrase bien ciselée. (Son regard se fait plus pénétrant.) Mais peut-être aimez-vous, vous aussi, ces moments où l’on reste suspendu, en attente de… la suite, sans savoir où cela nous mènera ?
ODILE (balbutiant) — Ou… oui. Ce… certes.
Aalis et Sybil, qui avaient bien sûr saisi toutes la portée des mots du poète ainsi que leur effet sur les joues et l’assurance de leur chère maistresse, goguenardisaient en silence, se disant que c’étaient là des paroles et une attitude qu’elles se feraient un plaisir de rapporter à leurs camarades. Quant à Charis, saisissant elle aussi fort bien ce qui se tramait entre les deux adultes, elle projeta son esprit dans celui d’Odile, s’imaginant à sa place, recevant tous ces sous-entendus. Aurait-elle pu être elle-même amoureuse d’un si rude poète ? L’admirer, même béatement, sans l’ombre d’un doute. Mais l’aimer… sur ce point elle n’était guère différente de ses amies, se disant qu’il serait bien plus doux de sentir sur son corps les caresses de mains et de lèvres plus juvéniles. Subrepticement, son âme son âme s’envola vers de douces visions, visions qu’elle n’eut malheureusement pas le temps de développer puisqu’une voix retentit au fond de la salle :
« Ah, mais quel raffinement, quel art subtil du non-dit, Maistre Villon ! (un individu se leva brusquement, faisant grincer sa chaise.) Mais, pardonnez-moi de vous interrompre, chère dame Odile, cher public ! Néanmoins, je me dois de rebondir sur ce point si finement soulevé par notre hôte ici présente… »
Charis, Sybil et Aalis se retournèrent.
Galien Barde.
Tous les regards se tournèrent vers lui, perplexes, tandis qu’il avançait de quelques pas, un sourire aussi large que forcé sur le visage. Ou plutôt sur la face puisqu’il arborait trois ou quatre vilaines contusions qui avaient l’air bien récentes. Que lui était-il arrivé ? Aalis et Sybil songèrent aussitôt à l’esclandre entendu plus tôt du côté du réfectoire. Il ne s’était en tout cas pas cassé les dents car il reprit, impeccable d’élocution :
« Parce qu’après tout, n’est-ce pas dans cette suspension, dans cette attente, que réside le véritable pouvoir de la poésie ? (Il écarta avec grandiloquence les bras.) La maîtrise du silence, c’est aussi un art, que dis-je, une virtuosité que… eh bien… moi-même, dans mes propres œuvres, j’ai tenté d’atteindre ! »
Il s’arrêta, cherchant dans son pourpoint un de ses recueils pour le brandir – il le trouva, il en avait toujours un sur lui, au cas où –, mais cherchant aussi l’approbation dans les yeux de Villon et d’Odile… et là, il ne la trouva pas. En revanche, il obtint en retour force regards hébétés, consternés voire avec un voile d’animosité concernant Odile – chose rare chez elle. Hé ! Le moyen de galantiser après pareille interruption ?
À suivre…