La Plume viciée (28) : La caigne en chaleur

Résumé de l’épisode précédent : Témoins d’une écoeurante scène de compliments entre dame Odile et Charis sa “choupeton”, Aalis et Sybil tombent sur le râble de cette dernière pour se moquer de ses postures d’élève modèle. Charis s’apprête à répondre à l’invective de trop, quand soudain…

Charis entrouvrit les lèvres pour répondre quelque formule probablement aussi concise qu’humiliante, quand soudain un grand vacarme retentit, tout près, apparemment dans la partie du bâtiment faisant office de réfectoire pour les invités.

— Qu’est-ce donc ? demanda une personne à une autre qui en sortait.

— Oh ! Une rixe entre un libraire et je ne sais qui.

— Décidément, le monde de l’édition met les gens à cran.

— Pour sûr !

Pour Aalis, il était bien tentant d’aller voir ce qu’il s’y passait, mais un coup d’œil à une grande horloge fixée à un mur lui indiquant qu’on se rapprochait dangereusement de la fin d’heurette accordée par dame Odile, les trois jeunes filles se rendirent à la salle de La Fabrique des Idées, la rousse et la blonde s’abstenant cette fois-ci de taquiner la brune.

Arrivées dans la salle, elles s’aperçurent qu’elles avaient l’embarras du choix pour s’installer. En bonne choupeton, Charis fila en direction de la rangée juste en face de la grande estrade où se trouvait dame Odile, assise dans un fauteuil, juste à côté d’un autre qui attendait de recevoir son invité. Odile sourit aimablement à l’approche de sa préférée (elle ne la regardait pas autrement)… avant de lancer un terrible regard oblique en direction d’Aalis et de Sybil qui s’apprêtaient à s’asseoir au dernier rang pour jaboter à leur aise. Malheureusement pour elles, les maîtresses de l’école de dame Adèle avaient ce pouvoir de transformer leurs regards en terribles rais de lumière capable de transpercer les étourdies ou les mal embouchées. Aalis fut justement traversée par un rayon de ce type et, s’apercevant de son origine…

— Laisse tomber, l’autre nous regarde pour nous inviter à nous asseoir à côté de la choupeton.

Effectivement, Odile n’attendait pas autre chose et ce fut donc tête basse que les deux apprenties rejoignirent le premier rang, semblables à deux hourets s’approchant d’un maître mécontent.

À noter que Charis semblait avoir son propre houret à côté d’elle. Quelque peu encombrée par tous ses livres, elle les avait posés en une pile sur le sol, juste à ses pieds, et elle les regardait du même air affectueux qu’une dame couvant des yeux son adorable bichon. Odile la voyait faire et se disait Mais est-il permis d’être aussi mignarde ! Que j’aime ce petit ange !

En passant devant Charis, Aalis se retint à grand-peine de donner un coup pour faire s’écrouler les précieux livres. Elle y parvint quand même et s’installa, d’emblée maugréeuse à la perspective de subir les discours pédantesques d’un obscur poète (enfin, obscur, surtout pour elle). Pour elle , pas de doute, le plus merdifiant des ennuis se profilait à l’horizon.

Elle se trompait.

Car alors qu’approchait le moment où Clément Villon allait faire son entrée, Aalis se fit la réflexion que la parure de sa maîtresse était excessivement soignée pour une simple rencontre avec un poète.

C’est que Dame Odile portait ce jour-là une robe d’un riche velours bleu dont le tissu épousait avec soin les courbes de son corps – mais attention ! sans jamais franchir les limites de la décence ! Les manches bouffantes s’étrécissaient en volutes délicates à ses poignets, révélant des mains blanches et fines. Fine aussi était sa nuque,  de laquelle pendait un collier d’or aux perles discrètes mais visiblement précieuses.

Ses cheveux, d’ordinaire tirés en chignon strict, étaient cette fois relevés en un élégant chignon flou, avec quelques mèches savamment relâchées pour encadrer son visage, accentuant la douceur de ses traits. Ses lèvres étaient rehaussées d’un rouge profond et ses yeux, fardés avec soin, semblaient plus grands, plus expressifs, comme si chaque battement de cils était calculé pour attirer le regard.

Assise avec une posture impeccable, elle avait parfaitement ajusté son porte-poitrine de manière à mettre en valeur cette dernière et la soulever légèrement à chaque respiration. Et ce n’était pas tout puisqu’Odile avait osé la décollade. Décollade relativement sage mais permettant de révéler une peau claire et satinée, juste assez pour éveiller la curiosité sans paraître vulgaire. Enfin, elle avait croisé ses jambes de manière à laisser dévoiler un bas de soie finement travaillé et des chevilles délicates, laissant deviner la finesse de ses formes même dans cette posture assise.

Pas le moindre de ces détails n’échappa au terrible regard de la rouquine.

AALIS — As-tu vu comme notre chère maîtresse est habillée aujourd’hui ?

SYBIL — Oui, elle est élégante, je l’avoue. Mais c’est Odile, pas la plus vilaine de nos maîtresses.

AALIS — Non, je veux dire, tu ne trouves pas cela excessif ?

SYBIL — Dame ! Comme nous, elle est de sortie, qui plus est elle doit paraître devant un public. Après… oui, je vois peut-être ce que tu veux dire. À sa place, je ne croiserais pas les jambes comme elle le fait. Et la décollade me semble bien inutile pour une femme élégante comme elle.

AALIS — Quand je pense qu’à l’école on nous abreuve de leçons de décence !

CHARIS (toujours un peu fâchée de certaines gausses mais pas assez pour ne pas s’immiscer dans la conversation) — Tu exagères ! Il n’y a rien d’indécent dans sa mise !

AALIS — Oh, toi, évidemment, tu es bien incapable de percevoir le moindre défaut dans ta déesse des Belles Lettres. Elle aurait la gueule d’une goton d’auberge que tu continuerais de l’idolâtrer.

CHARIS — Non mais vraim…

AALIS — Mais regarde-la, bon sang ! Dans une minute la classe de maistre va commencer, son poète va la rejoindre, regarde comme elle se tient !

De fait, si d’une main elle ne cessait d’ajuster des mèches de cheveux, de l’autre elle lissait nerveusement le moindre pli rebelle de sa robe. Elle se mordillait discrètement la lèvre inférieure, geste rare chez elle, qui trahissait un trouble qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Son pied droit tapotait légèrement le sol et de petites rougeurs avaient commencé à apparaître au cou et aux joues, contrastant avec son teint habituellement pâle et parfaitement maîtrisé. Surtout, elle avait toutes les peines du monde à empêcher ses regards se porter en direction de la porte par laquelle Clément Villon allait faire son entrée, les yeux brillant d’une lueur qu’on ne lui connaissait pas dans ses leçons (même quand elle s’adressait à Charis). Bref, Aalis en était désormais convaincue : dame Odile n’était pas là pour une simple rencontre littéraire.

AALIS — Bon sang ! Quelle dévergondée ! Une vraie caigne en chaleur ! Pouerk ! Ce qu’elle me dégoûte !

Phrases excessives qui laissaient autant transparaître une certaine rancune envers Odile qu’un désir de provoquer sa choupeton. Évidemment, elles atteignirent leur cible.

CHARIS — Oh ! Tu n’as pas le droit de parler ainsi de dame Odile ! Tu sais qu’elle nous aime toutes… (effrontément) même toi.

AALIS (s’eschauffant) — Oh, mais bien sûr qu’elle nous aime… surtout quand elle parade devant des poètes avec sa poitrine prête à éclater ! Tu crois qu’elle pense à nous, là, hein ? Non, elle rêve plutôt qu’il lui déclame des vers bien sentis… et qu’il lui fasse sentir autre chose, si tu vois ce que je veux dire !

SYBIL (riant discrètement piour ne pas se faire remarquer d’Odile) — Un vers de combien de pieds d’après toi ?

AALIS — Je ne sais, mais un vers membru assurément. GDR !

CHARIS (écœurée) — Vous êtes sales.

AALIS — Fais-toi une raison, nous le sommes toujours moins que notre maîtresse. Mais tiens, arrêtons là. L’objet de ses désirs de stupre va s’amener. Je me demande quelle bobine a ce Clément Villon.

SYBIL — J’imagine qu’il doit être bel homme. C’est dame Odile tout de même…

AALIS — On va bien voir.

Aalis venait tout juste de s’arrêter de parler que la porte s’ouvrit et que Clément Villon parut.

À suivre…

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