La Plume viciée (11) : La Lune et le Faune

Résumé de l’épisode précédent : Diane de Montjouy, non contente de vouloir être une gazetière connue et une dame destinée à fréquenter la Haute Noblesse du Royaume, a aussi pour désir très cher d’être une écrivelle réputée. Une conversation un peu rude avec le libraire Antoine Gollard lui a permis d’entrevoir la publication prochaine de son roman, L’Éventail de secrets, lors du grand bal littéraire annuel, dans deux septaines…

Quand elle arriva dans sa rue, divine surprise ! le commis de Berthe Récamier l’y attendait. La perspective de voir enfin son roman publié l’avait incitée en chemin à ne pas perdre de temps, à tout de suite entamer, sitôt rentrée chez elle, l’écriture de la suite des aventures dentelées de son héroïne, la précieuse Éléonore de Brabant. Finalement, elle remettrait cela au lendemain tant elle était pressée de concocter la recette de la Lueur Céleste.

— Combien dois-je à Madame Récamier ? demanda-t-elle au garçon.

— Neuf écus cinquante.

Et de lui tendre un petit papier signé de la main de la parfumeuse et indiquant le prix de chaque ingrédient.

Diane ouvrit grand ses yeux en scrutant le détail.

— Madame Récamier m’a prié de vous dire que ce sont des ingrédients assez rares et donc un peu onéreux, précisa le commis.

Un peu onéreux ! Exorbitant, oui !

— Elle m’a aussi demandé de vous dire qu’elle pouvait mettre la somme sur votre ardoise. Comme vous êtes une de ses meilleures clientes, elle n’y voit aucun inconvénient.

Au fait… avec la protection d’Isolde et son ascension qui ne manquerait pas de se poursuivre, cela simplifierait les choses… et éviterait de payer neuf écus d’un coup.

Elle accepta.

Une fois chez elle, Diane ne perdit pas de temps. Elle se rua dans le tiroir de la commode où elle avait enfoui le carnet et saisit celui-ci, les yeux luisant d’excitation, avant de s’installer à sa coiffeuse et d’ouvrir la page à la fameuse recette.

Et là… elle eut conscience pour la première fois d’une difficulté. Les dosages des différents ingrédients étaient indiqués. Fort bien. Mais comment procéder ? Ainsi les feuilles de menthe enchantée : fallait-il les réduire en poudre ? Les infuser ? Pour le miel, fallait-il l’utiliser comme base ou l’incorporer à la fin ? Mais tout cela avait-il de l’importance ? Si rien n’était indiqué, c’était qu’il fallait simplement tout broyer et mélanger et en faire une mixture, voilà tout.

Délicatement, Diane ôta le bouchon du flacon d’huile de lys étoilé, libérant une première vague de parfum dans l’air. L’odeur, d’abord subtile, l’enveloppa rapidement. C’était une senteur à la fois envoûtante et mystérieuse, comme si elle capturait l’essence même de… oui, d’une nuit d’été illuminée par des étoiles lointaines. Une douceur florale, pure et légère, se mêlait à des notes plus profondes, évoquant le velouté de pétales caressés par la rosée du matin. Diane ferma les yeux, inspirant plus profondément. Aussitôt la tête lui tourna et, plongée dans une torpeur, elle fut traversée par un saisissant tableau. Elle se vit, nue, magnifique, allongée au sommet d’un monticule herbeux au-dessus d’un frais ruisseau, son corps recevant la lumière de la pleine lune ainsi que les caresses d’un faune à genoux, à côté d’elle. C’était bien indécent car la créature ne cherchait pas à camoufler un effet de la vue et de l’attouchement de son beau corps, mais de cela Diane n’en avait cure. Son esprit semblait s’être scindé en deux parties. L’une d’elle flottait au-dessus, jouissait de la vue de son corps lunaire. L’autre était toujours présente en ce dernier et avait pleinement conscience de l’excitation du faune. Son souffle chaud caressait sa peau, la faisant frémir, tandis que son regard se perdait dans l’éclat argenté de sa chair. Toujours à genoux, il continuait de caresser le corps en mouvements qui semblaient répéter sur sa peau quelque symbole oublié, alternant les endroits, décalant ses appuis afin de bien accéder à toutes les beautés si bien qu’à la fin, alors qu’il était posté à droite de la tête de Diane, celle-ci eut tout le loisir de contempler le vit de l’homme-bouc. L’odeur qui en émanait était un mélange enivrant et sauvage, rappelant la terre humide des sous-bois et le musc d’une bête en rut. C’était une odeur à la fois dérangeante et irrésistible, évoquant la nature à l’état pur, un parfum de force primitive qui envahissait les sens et faisait écho aux instincts les plus profonds. Le vit était encadré par une épaisse toison de poils sombres, indisciplinés, qui accentuaient son aspect bestial. Long et épais, légèrement courbé, il était parcouru à sa surface de veines proéminentes, serpentant sous la peau tendue et rugueuse, témoignant de la vigueur brute qui s’en dégageait. Le bourgeon, large et bien défini, était d’un rouge sombre, comme mûr et prêt à offrir son essence.

Il y avait dans cette vision quelque chose d’irréel, de profondément archaïque, comme une scène volée aux dieux où l’indicible devenait un irrésistible appel. Alors, lentement, elle ramena la dextre vers la droite pour saisir le membre et le caresser. Dans un instant, elle le savait, elle l’attirerait vers sa bouche et il n’y aurait rien de honteux. Ce serait moins un hommage au dieu bouc qu’une sorte d’offrande pour le soumettre à la déesse lunaire qu’elle était devenue.

Ses doigts glissaient lentement sur la peau chaude et tendue. Elle sentait la vigueur de la chair, pulsant de vie et de désir. Le membre semblait vibrer, presque palpitant au rythme d’un battement primitif, tandis qu’une chaleur intense irradiait de cette virilité mythologique. Oui, c’était dit, dans un instant, elle accueillerait en ses lèvres le sceptre du faune, scellant ainsi l’union mystique entre la lune et la terre.

Sa vue se troubla légèrement, comme si le monde autour d’elle se dissolvait, ne laissant que cet instant suspendu entre rêve et réalité. Alors que le membre s’approchait, elle leva les yeux : le faune la fixait, ses yeux brûlant d’une lueur bestiale, tandis qu’une odeur musquée, sauvage, emplissait ses narines. Ce parfum, à la fois terreux et animal, s’entremêlait aux effluves floraux du lys étoilé, créant un mélange enivrant, la faisant sombrer davantage dans ce songe aussi délicieux que terrifiant.

Diane sentit un goût salé, métallique, envahir sa bouche avant même que ses lèvres n’effleurent le bourgeon luisant. Ses lèvres, d’abord hésitantes, s’approchèrent lentement, tandis qu’elle sentait sous sa main la chaleur et la texture du membre, à la fois soyeux et robuste. Elle pouvait presque percevoir les moindres détails sous la pulpe de ses doigts : la douceur tendue de la peau, les veines gonflées qui affleuraient, le contraste entre la douceur du bourgeon et la fermeté de la hampe.

Mais au moment précis où ses lèvres, devenues brûlantes de désir, touchèrent enfin la couronne du membre, un frisson parcourut tout son corps. Diane sursauta, ses lèvres s’éloignèrent brusquement, la laissant haletante, son cœur battant à tout rompre, encore secouée par la puissance de l’illusion qui l’avait possédée.

Et elle sortit du songe dans lequel l’avait plongée les exhalaisons du lys étoilé. Le flacon était posé sur la coiffeuse. Prudente, vaguement effrayée, elle s’en éloigna tout en s’essuyant les lèvres de la manche tant un certain goût salé semblait persister. Elle ne put d’ailleurs s’empêcher de scruter les coins de son salon pour voir si un faune ne s’y cachait pas. Mais non, rien. Alors elle s’assit sur un fauteuil qui se trouvait dans le coin opposé, et essaya de reprendre ses esprits. Était-il raisonnable d’essayer de reconstituer à la diable cette recette dont un des ingrédients lui avait valu cette stupéfiante vision ? Pas vraiment.

Et pourtant…

Oui, et pourtant, elle se revoyait dans la beauté de sa nudité lunaire tellement au-dessus de celle, plus quotidienne, de ses reflets dans un miroir. Ce corps, gracieusement allongé, offrande à l’astre pour lui permettre de contempler ses courbes divines rehaussées par une blancheur enchanteresse, faisait grandir le poids de la tentation. Après tout… oui, après tout, peut-être que ce n’était pas qu’un simple rêve, mais une invitation à embrasser ce que la nature et le destin semblaient lui refuser. Son regard glissa à nouveau vers le flaconnet, ses doigts se crispant légèrement. C’était un pari risqué, mais comment résister à l’appel d’une beauté aussi absolue, aussi inaccessible dans le monde réel ?

Alors, elle se leva, s’approcha de la coiffeuse et s’y installa. Le visage, elle ne concocterait le baume que pour l’essayer sur le visage.

Diane se saisit d’un petit mortier en marbre, cadeau d’une connaissance du Château qu’elle avait flattée en faisant son portrait dans un article. Le pilon, parfaitement adapté à sa main délicate, lui semblait être l’outil idéal pour cette tâche. Elle y versa l’huile essentielle de lys étoilé, puis ajouta délicatement les autres ingrédients : des pétales séchés, de la poudre cristalline et un filet de nectar ambré.

Le pilon glissa doucement dans ses doigts, ce qui la fit sourire, il lui rappelait un autre type de pilon qu’elle avait tenu dans son rêve. Oui, ce rêve, même dans sa grivoiserie, annonçait ma décision. Elle commença à broyer les éléments ensemble. Le parfum enivrant s’intensifia à chaque mouvement, la pâte se formant lentement, devenant de plus en plus homogène sous la pression régulière de sa main. Une fois satisfaite de la consistance, elle s’arrêta, contemplant le résultat de son travail. La concoction semblait prête, scintillant légèrement sous la lumière tamisée de la chambre, comme la promesse d’une transformation à venir.

Elle se déshabilla et revêtit fébrilement sa robe de songe, celle qui était dégagée au niveau des épaules. Elle joignit l’indiciaire et le majeur de sa dextre et les trempa délicatement dans le baume. La texture était dense, presque onctueuse.  Elle ressentit un léger frisson en appliquant la mixture sur son front, chaque effleurement laissant une sensation de fraîcheur subtile et de chaleur réconfortante (d’ailleurs, elle se demanda si elle n’avait pas ressenti la même sensation sous les caresses du faune, comme s’il lui avait appliqué lui-même le baume). Tandis qu’elle l’étalait doucement sur les joues, la fragrance de l’huile de lys étoilé flotta à nouveau dans l’air, plus intense cette fois. La peau de son visage paraissait réagir immédiatement, se tendant légèrement sous la caresse du baume, comme si elle absorbait avidement cette essence magique. Diane eut l’impression que sa peau devenait plus lisse, plus blanche. Le baume laissait un fini soyeux, et une chaleur douce pulsait à la surface. Elle sentait une énergie subtile s’éveiller sous la peau, un mélange de picotements et de légèreté, laissant entrevoir une transformation qui se jouait à un niveau presque imperceptible.

C’est tout de même beau, l’imagination ! Je suis aussi excitée qu’une gamine s’appliquant pour la première fois du fard sur les lèvres. Il est impossible qu’un baume agisse aussi rapidement. Et puis, ce n’est pas avec le crépuscule qui arrive que je vais avoir une idée juste de son efficacité. Allons dormir, plutôt, nous verrons demain s’il y a bien des effets ou si j’ai perdu neuf écus.

Il était bien un peu tôt pour dormir, mais c’était l’un des effets des perles marines que de donner envie de sommeiller.

Elle fit un rêve où elle retrouva une connaissance. Nul besoin de révéler son identité. Disons simplement que Diane se réveilla avec une forte sensation de goût salé et métallique dans la bouche.

À suivre…

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