Résumé de l’épisode précédent : Diane profite de la candeur de Capucine, jouvencelle de seize ans amoureuse de son aînée, pour mettre la main sur de précieux objets ayant appartenue à Astasie de Mirambeau. La jeune fille trouve cependant le courage de lui avouer son amour et lui propose un marché : contre chaque objet que Diane prendra, elle devra permettre un moment d’amour avec elle. Capucine espère ainsi créer un tendre sentiment dans le coeur de la gazetière. Celle-ci accepte, volant au passage un carnet manuscrit rempli de recettes de beauté…
Avant de se quitter, il fut convenu entre la dame et la jouvencelle qu’elles se verraient dans deux jours, à l’heure du bélier, dans un petit hôtel situé dans un quartier discret – mais propre – de la ville. Pour ne pas attirer les soupçons, elles devaient y entrer avec un quart d’heure d’écart.
— Mais ne serait-il pas plus simple de nous retrouver chez toi ? avait timidement demandé Capucine. J’aimerais tant voir le lieu où tu vis. Il doit être si raffiné !
Mais Diane objecta qu’elle ne voulait pas que la jeune fille fût vue dans ce bâtiment où habitaient d’autres résidents dont certains, à demi-nobles, avaient accès au Château, et pouvaient donc la reconnaître. Et puis, elle ajouta, l’air mystérieux :
— J’ajoute, gentille innocente, que tu m’as parlé de « moments d’amour ». Moi qui ai plus d’expérience en cette délicate matière avec mes six années d’avance, je puis te dire que ces moments ne sont pas toujours silencieux.
À l’idée que bientôt, son corps de jouvencelle potelée allait être caressé par celui de cette déesse, Capucine rougit beaucoup, ce qui amusa Diane.
Oui, cette idylle était amusante, se dit-elle quand elle revint chez elle, toujours dans une chaise à porteurs, observant attentivement le petit tableau qui était désormais son bien. Et lucrative. Finalement, elle avait choisi un éventail du Shimabei. Elle manquait encore de connaissances concernant les objets d’art de ce pays, mais en le dépliant, elle avait été surprise par la qualité du beau paysage qui était peint et avait surtout remarqué dans un coin une signature.
— Je vais prendre cet éventail, avait-elle dit. Quand je m’éventerai avec, je me rappellerai avec douceur notre marché.
Certes. Mais durant la journée, elle reproduirait surtout la signature pour la montrer à un antiquaire qu’elle connaissait bien afin qu’il lui dise sa valeur.
Mais le plus important était le carnet. Elle répugna à le lire dans la chaise à porteurs. Il se tenait toujours contre sa gorge – elle avait d’ailleurs craint que l’autre petite oie s’en aperçoive quand elle l’avait enlacée –, la faisant brûler d’impatience, persuadée qu’elle tenait là quelque grimoire de beauté ayant appartenu à une déesse obscure de l’amour et de la beauté.
Suis-je sotte de me dire cela, je vais probablement tomber de haut. À tous les coups il n’est qu’un vieux livre de grand-mère sénile et édentée.
Une grand-mère sénile écrivant alors avec un prodigieux raffinement. Diane avait parfaitement en mémoire la finesse de l’écriture qu’elle avait entraperçue. Les femmes de goût de son époque maîtrisaient toutes la calligraphie dite « féminine », c’est-à-dire emplie de pleins, de déliés bref, de fioritures qui déplaisaient souvent fort aux hommes (1). Diane les maîtrisait, tout comme Élodie – elle convenait d’ailleurs que la blonde avait plus d’aisance dans ce domaine. Mais rien à voir avec ce qu’elle avait vu dans le carnet. C’était une écriture d’une élégance enchanteresse, une calligraphie délicate et fluide qui semblait danser sur la page. Chaque lettre était comme une œuvre d’art en miniature, tracée avec une grâce éthérée. Les lignes courbes, les boucles délicates formaient de belles arabesques, évoquant des motifs de jardins secrets et de contes de fées. L’encre, d’un noir profond et velouté, semblait posséder une vie propre, comme si elle avait été infusée de magie. Cette écriture n’était pas de ce monde, elle évoquait une féminité mystique, un raffinement antique, presque divin !
Je suis stupide ! Décidément, le salon de la vieille m’a complétement retourné l’esprit.
Boutade qui ne l’empêcha pas, arrivée devant chez elle, de monter vitement les escaliers pour s’empresser d’examiner le carnet. Elle posa les trois autres objets dans un coin, s’installa dans son fauteuil, et, fébrilement, l’ouvrit.
D’abord, elle le survola en le feuilletant. Trente-sept, il contenait trente-sept recettes. Alors, elle prit son temps et les lut l’une après l’autre. Elle fut immédiatement séduite par cette recette :
Élixir de la Crinière Enchantée
– 1 fiole d’eau de source d’Eldoria (réputée pour sa pureté mystique)
– 3 brins de cheveux de vierge
– 1 goutte de lait de jument
– 2 fleurs de lys de minuit (cueillies sous la lune bleue)
– 1 cuillère à soupe de miel de fleurs d’éclipse
– 3 cristaux de larmes d’ange
Cet élixir précieux, issu des secrets les mieux gardés, promet une chevelure d’une splendeur céleste, une texture enchantée et une vitalité transcendante. Les mèches deviennent fluides comme la soie des royaumes lointains, irradiant une aura mystique qui capte la lumière et ensorcelle les regards.
Elle rit à la lecture des ingrédients et de la description des effets. Elle savait vaguement à quoi certains ingrédients correspondaient (ces larmes d’ange étaient de petites fleurs que l’on pouvait trouver dans certains souterrains), mais qu’il allait être compliqué de les rassembler ! N’importe, elle se promettait bien de l’essayer. De même, cette recette :
Élixir Mystique pour Lèvres de Velours
– 1 cuillère à soupe de cire de lune (récoltée lors de la pleine lune)
– 2 cuillères à soupe de sève de mandragore
– 3 gouttes d’huile essentielle de belladone
– 1 cuillère à café de poudre de perle noire
– 5 pétales de rose noire (cueillis à l’aube)
– 1 goutte de venin de serpent des brumes
Ce baume envoûtant infuse les lèvres d’un pourpre mystique, les parant d’une douceur ineffable et d’une brillance séduisante. Elles deviennent irrésistibles, dotées d’une magnétisme presque surnaturel, capturant les regards et éveillant les désirs les plus secrets avec une puissance ensorcelante.
Diane avait toujours été contente de sa bouche. Et il n’en allait pas autrement d’Isolde, qui savait parfaitement s’en accommoder. Un léger fard suffisait à la mettre en valeur, à quoi bon dès lors s’échiner à rassembler ces ingrédients rares et bien souvent onéreux ? Elle verrait. Elle commencerait par la recette lue chez l’aïeule, celle pour avoir une peau éclatante et, si elle s’avérait efficace, elle tenterait les autres au fur et à mesure. Tiens ! Pourquoi pas celle-ci ?
Nectar Envoûtant pour Seins de Délice
2 cuillères à soupe de miel d’abeilles sacrées
1 goutte de sang de biche (collectée à la première lumière de l’aube)
1 cuillère à café de poudre de nacre lunaire
3 pétales d’orchidée noire
1 cuillère à soupe d’huile d’ambroisie
Ce nectar divin raffermit les seins avec une douceur veloutée, sculptant une forme idéale. Leur toucher devient irrésistiblement sensuel, éveillant des désirs ardents et enflammant les passions les plus profondes.
Diable ! À la réflexion, non, elle éviterait alors de l’appliquer sur sa gorge avant de se rendre sous la courtepointe avec Capucine. Et même avec Isolde, c’était un coup à être invitée tous les quatre matins pour s’adonner à leurs caresses. En revanche, comme elle songeait à une nouvelle protectrice, voire à un protecteur, le nectar pourrait être utile. D’ailleurs…
Baume Mystique pour le Temple des Plaisirs
3 gouttes de rosée de fleurs de minuit
1 cuillère à soupe de sève d’Yggdrasil
1 goutte de sang de colombe
2 pétales de rose dorée
1 pincée de poudre de cristal de jade
5 fils de soie d’araignée des rêves
Ce baume envoûtant procure à la nature une douceur et une chaleur enivrantes, amplifiant la sensibilité et l’intensité des plaisirs. Chaque contact se transforme en une source de délectation pure, l’aura émanant de la personne devenant irrésistiblement captivante et séduisante.
Pour le coup, c’en fut trop ! Diane éclata de rire. Cette Astasie avait dû être une fieffée coquine ! Non, décidément, cette recette, elle pouvait aussi s’en passer. De toute façon, si les autres s’avéraient efficaces, elle n’en aurait pas besoin pour enflammer les désirs. Quant à les ressentir elle-même, Diane préférait les garder à respectable distance. Un peu de déduit, oui. Mais lui plaisait davantage la maîtrise de ses pensées.
Rêveuse, elle songea à la bonne fortune qui venait de lui arriver. Tous ces beaux objets dont elle allait ponctionner une bonne partie en échange de quelques caresses avec une petite cruche. Et ces recettes qu’elle allait essayer sur elle-même avant de les publier dans La Gazette… pour ses lectrices…
Une hésitation subite la saisit.
Ces trésors de beauté, ces secrets anciens et puissants… avait-elle vraiment envie de les partager avec d’autres ? Si ces recettes s’avéraient vraiment efficaces, pourquoi ne pas les garder pour elle seule, devenant ainsi l’incarnation même de la perfection qu’elles promettaient d’atteindre ?
Pourtant, à quoi bon accroître sa beauté ? N’était-elle pas déjà une armide ? Comme pour le vérifier une énième fois, elle se leva, se posta devant le grand miroir oblong sur pieds et fit tomber sa robe.
Sa silhouette, baignée dans lumière douce filtrée par la fenestre, se dessinait avec une élégance indéniable. Ses cheveux sombres enveloppant son visage, sa peau d’une blancheur nacrée, tout en elle semblait gracieux. Semblait, seulement. Car en scrutant son reflet, elle ne pouvait ignorer ces petites imperfections qui la tourmentaient. Ses yeux se posèrent sur ses lèvres, certes joliment ourlées, mais légèrement asymétriques. Ses seins, bien formés, n’avaient pas la fermeté irréprochable qu’elle désirait ardemment. Son ventre, bien qu’élégamment cambré, portait les traces subtiles de petits capitons trahissant une douceur de chair qu’elle aurait préférée plus ferme. Et ses cuisses, quoique galbées, montraient çà et là de fines stries, témoins d’une peau qui n’avait pas échappé entièrement aux affres du temps malgré son jeune âge.
Tout cela restait cependant bien insignifiant, mais chaque détail, chaque minuscule défaut prenait une ampleur insoupçonnée dans son esprit. La lumière dorée du miroir mettait en valeur non seulement sa beauté mais aussi les petites aspérités qui la hantaient. Non, je suis belle, oui, mais je le vois bien, je ne le suis pas assez. Je dois l’être bien plus si je veux atteindre le but que je me suis fixé. Je le sens, même Isolde me surpasse. C’est insupportable.
Elle quitta alors son miroir pour s’approcher du carnet. Elle le saisit et, sans un mot, tout au plus en laissant un estrange sourire apparaître, elle le cacha au fond d’un tiroir, au milieu de vieux vêtements.
Ce carnet, elle en était de plus en plus convaincue, allait faire de l’armide une déesse.
À suivre…
(1) Voir l’épisode 6 de la nouvelle La Binocleuse zélée.
Morceau musical en ouverture : Himitsu, Hideki Taniuchi (OST Death Note)