Les Confessions de la Hache (19) : Un gazetier a disparu

Résumé de l’épisode précédent : après avoir assisté à la torture de l’Azarite Sarra Garhel, Bastien n’est plus le même (et on veut bien le comprendre). Certes, la touchante toilette mortuaire du cadavre effectuée par Colart l’a un peu apaisé, mais ce n’est pas suffisant. Il demande au bourreau la permission d’habiter chez lui quelques jours, décidé de fuir ce qui le lie à sa vie d’avant, notamment son métier et ses amis gazetiers…

 

De son côté, ce que Faumiel trouvait épouvantable était de constater que son gazetier spécialiste ès mystère n’était pas présent à la gazette. Que cela signifiait-il ? Comment allaient-ils pouvoir boucler le prochain numéro ? Il se rendit dans la salle des rédacteurs pour les accabler de questions mais on ne sut quoi lui répondre. Quand il sortit, André Camier accabla aussitôt les autres de reproches.

— Voilà, vous avez gagné, avec vos sots reproches ! J’ai tout de suite senti qu’il n’y avait rien de net dans ce qu’il s’était tramé entre lui et cette petite allumeuse d’Élodie. Vous nous l’avez blessé à mort, il ne reviendra plus !

— Mais non, André, tu exagères, murmura Cyrielle, au fond inquiète et un peu péteuse.

Mais revenons à Faumiel qui, après avoir quitté la salle de rédaction, monta quatre à quatre les escaliers pour se rendre à la salle de correction et y questionner Lucinde et Élodie.

— Dites-moi, savez-vous où se trouve Bastien ? Lui qui est si ponctuel, il n’est toujours pas là ! Et dans deux heures le père Gustave doit avoir toutes ses épreuves pour que le numéro soit complet. Il va être beau, tiens ! le prochain numéro de La Gazette du Royaume ! Merci Bastien Lanvin ! Et merci Élodie Lacour !

— Hein ? Comment cela ? Je n’y suis pour rien !

— Ben voyons ! On se parfume, on minaude, on tortille du poitron avant d’y aller de remarques désobligeantes qui ravagent le cœur d’un honnête garçon occupé à explorer les méandres de l’âme humaine, avec sa série d’articles sur le bourreau. Vous ne le savez pas mais aujourd’hui, il devait accompagner le bourreau pour assister à une torture, une vraie ! Et vous, vous lui torturez le cœur. Pas étonnant qu’il ait démissionné. Vous pouvez être fière de vous, allez ! Un gazetier si prometteur !

— Il… il a vraiment démissionné ? demanda Lucinde, très inquiète. Mais en ce cas pourquoi le cherchez-vous ?

— Mais je n’en sais rien s’il a démissionné ! cria le chef-rédacteur, habituellement bien plus flegmatique. J’ai dit cela sans réfléchir. Je le suppose. Moi, ce que je vois, c’est que je vais devoir m’échiner à écrire des articles en plus. Elle commence bien la septaine, tiens !

Et il sortit en claquant la porte.

Une fois seules, les deux jeunes femmes se regardèrent, absolument médusées. Mais des deux, Élodie fut la première à laisser passer sur son visage des sentiments plus tumultueux. Elle devint fort pâle, son souffle, plus saccadé, et ses yeux donnèrent l’impression qu’ils pouvaient bientôt accompagner le ciel à l’extérieur qui venait de crever et répandait une belle averse.

Doucement, Lucinde s’approcha et, posant une main sur la dextre d’Élodie qui avait lâché la plume qu’elle tenait avant que le chef-rédacteur ne fasse irruption :

— Élodie… pourquoi ne pas te rendre chez lui et discuter, soulever tous les malentendus ? Si ce que Monsieur Faumiel (Lucinde était la seule parmi les gens de la gazette à appeler ainsi Faumiel) dit est vrai, ta présence lui fera plaisir. Et puis, plus important, l’aimes-tu ?

Tremblante, le souffle de plus en plus court, la jeune femme se pencha pour enlacer son amie binocleuse et enfouir sa tête contre sa gorge.

À l’extérieur, la pluie avait cessé.

À l’intérieur, une autre prenait le relais.

**

*

Le soir, les habitants de la rue des Vinaigriers, là où habitait Bastien, eurent droit à un curieux spectacle. Une belle jeune femme blonde faisait les cent pas devant le numéro 15. Parfois elle y pénétrait, sans doute pour toquer à la porte d’un des appartements et, manifestement pas payée de succès, elle ressortait pour guetter alentour la venue de celui qu’elle venait voir, impatiente. De celui et non de celle, selon toute probabilité. Car les commères aux fenestres, sachant bien qui étaient les différents locataires du 15, devinaient bien que cette jeunesse blonde cherchait à voir le jeune homme assez fringuant qui s’y trouvait. Tss ! Qui l’eût cru ? Un jeune homme si sérieux avec ce genre de coquette ! Il ne s’embêtait pas. C’était un peu décevant, que cela ! D’autant qu’elle faisait un rien vulgaire, avec sa décollade et ses épaules dégarnies. Et un peu cruche avec ça, car attendre dehors sous la pluie au lieu de pénétrer à l’intérieur pour s’abriter, il ne fallait pas être bien finaude !

La vérité était qu’Élodie était tellement impatiente qu’elle voulait raccourcir le moment où elle verrait arriver Bastien. Et, confusément, elle voulait aussi s’infliger cette peine, se reprochant son attitude, même si… même si la raison qui l’avait poussée à l’adopter n’avait pas été sans fondement.

Elle attendait donc, dégoulinante d’eau, les boucles blondes collées sur le front et le haut de la gorge, grelottante, sinistre et, voyant au bout de deux heures que Bastien ne viendrait pas, alors que le crépuscule naissant allait finir par la faire passer pour une pierreuse en mal de passes, elle quitta la rue des Vinaigriers pour rentrer chez elle.

Le lendemain, Bastien ne vint pas à la gazette.

Et le jour d’après non plus.

Et chaque soir, Élodie retourna à sa rue, en vain.

Faumiel était fou. Il voulait se mettre en quête d’un nouveau rédacteur mais les autres l’en dissuadaient, sûrs qu’ils étaient que Bastien allait bientôt revenir. En attendant, des lettres de lecteurs mécontents arrivaient. On ne continuait donc plus les passionants articles sur le bourreau ? Comme ça ? Sans aucune explication ? C’était charmant ! Faumiel se risqua à placer un encart indiquant que le gazetier Bastien Lanvin, souffrant, avait dû mettre son métier entre parenthèses. ..

Inutile de dire qu’Élodie n’effectuait qu’un semblant de travail. Ses corrections « de beau style » laissaient franchement à désirer. Ce fut d’ailleurs une époquer bénie pour Alaric qui, s’apercevant que ses articles publiés n’avaient presque pas de différences avec ses manuscrits, imagina qu’il avait véritablement progressé en matière de beau style. La vérité était qu’Élodie n’en avait pas grand-chose à faire, de ses torchons. Elle se tenait devant son secrétaire, des feuillets sous les yeux et sa plume d’oie à la main, mais en fait d’oie, c’était surtout elle qui en avait été une. Elle se traitait de mille noms avant de sombrer en de déchirants sanglots.

Ce fut au troisième jour que le miracle arriva.

Un moineau avait apporté une enveloppe avec, à l’intérieur, cinq feuillets écrits de la main de Bastien. Sur le premier un titre : Expérience des Ténèbres.

Le rédacteur y racontait ce qu’il avait vécu. Et bien sûr, on fut horrifié. Faumiel lui-même, qui pourtant avait la réputation d’avoir le cœur sec, pâlit à la lecture que fit Élodie au milieu de la salle de rédaction — car en effet, quand le manuscrit était arrivé, on avait immédiatement prévenu les deux correctrices qui les avaient rejoints et l’on avait proposé à Élodie de lire.

La gorge nouée, l’ancienne élève de l’école des apprenties Callaïdes, rompue à l’exercice, s’acquitta d’abord assez bien de la tâche. La voix était légèrement émue mais s’accordait parfaitement avec l’angoisse de Bastien, alors qu’il racontait sa longue descente dans la prévôterie. Mais la voix achoppa à la mention de Sarra Garhel et de ses boucles blondes. Lucinde proposa alors de continuer mais Élodie refusa, estimant sans doute que c’était là une piètre épreuve en comparaison de celle que Bastien s’était imposé. Elle poursuivit, donc. Et la voix achoppa une seconde fois lors de L’Écorçage des mains, elle bégaya lors de La Rose dépouillée de son bouton et enfin se brisa quant vint le tour du Baiser de la forge. Elle ne put aller plus loin. Faisant fontaine de ses yeux, elle alla se réfugier entre les bras de Lucinde.

Faumiel, passé de pâle à livide, prit alors le feuillet tout en faisant signe aux hommes présents dans la salle de le rejoindre pour lire avec lui. Lire silencieusement s’entend, car tous furent d’avis que c’était là des mots assez peu destinés à être lus ou entendus par des femmes.

Mais Élodie, qui se ressaisit, sans doute piquée par la honte, quitta alors Lucinde pour se saisir du manuscrit et, d’une voix à la fois rageuse et remuée par une multitude d’émotions, reprit sa lecture. Et, si on l’avait déjà devinée, on acheva de comprendre la raison de l’absence de Bastien, Bastien qui, par discrétion envers Colart,  avait omis d’évoquer la présence d’un certain anneau à son doigt. La torture s’arrêtait au huitième supplice, évoquant une mort subite de la suppliciée.

Sur le dernier feuillet, il terminait ainsi :

« Mes amis, publiez ou non ces feuillets, je vous laisse juge. Un autre ami, présent à mes côtés, a su me redonner courage. Peut-être reviendrai-je bientôt. Peut-être. Je vous aime. Bastien. »

Les amis se regardèrent longuement sans mot dire, tous les larmes aux yeux.

D’un commun accord, ils décidèrent de ne pas publier le récit.

Suite (et fin) au prochain épisode…

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