Les Confessions de la Hache (18) : Balayer les ombres

Résumé de l’épisode précédent : Après avoir révélé son appartenance à une société aussi mystérieuse que puissante, Colart explique à l’inquisiteur le but de son métier : alléger les souffrances de ses patients, quelles que soient les fautes qu’ils ont pu commettre dans leur vie. Il l’invite à quitter la pièce, ayant encore à faire : il doit en effet balayer les ombres, c’est-à-dire nettoyer les traces laissées par la torture.

— Je sais ce que j’ai à faire avec son corps. Vous irez demain à cette fosse pour y déceler son odeur si vous y parvenez. Maintenant, comme c’est la vôtre qui commence à m’indisposer, vous allez me faire le plaisir de sortir de cette salle.

Et, après s’être avancé vers la porte pour y donner deux vigoureux coups :

— Nous avons fini, ouvre !

Le verrou joua et le garde ouvrit la porte.

L’inquisiteur hésitait encore, trouvant qu’il était tout de même peu digne de sortir ainsi. Cependant Colart daigna lui adresser une ultime fois la parole pour le décider :

— Si vous ne sortez pas dans les cinq secondes, votre cas sera statué avec qui vous savez.

Tout en formulant ces mots, il se gratta la barbe de la dextre, faisant jouer ses gros doigts et surtout faisant bien miroiter l’anneau.

C’en fut trop pour l’inquisiteur qui, enfin, quitta la salle, la tête basse et les mâchoires serrées.

Le garde, comprenant à sa mine, à celle de Colart et à la posture de prostration du jeune homme qu’il s’était passé une drôle de torture, attendit un peu. Le bourreau, perdu dans on ne savait quelles pensées, s’était saisi rêveusement d’un gros drap pour en déchirer un morceau. Enfin le garde s’approcha et, respectueusement, lui demanda :

— Pour la jeune dame, allons-nous faire comme d’habitude ?

— Bien sûr, Thibault, bien sûr.

Il prit alors un seau empli d’eau, s’approcha de la table et, trempant le tissu, entreprit de laver le corps des morsures laissées par la torture expiatoire. Avec une douceur presque paternelle et une délicatesse inattendue pour un bourreau, il passa longuement le linge à chaque endroit qui avait été souillé par une lame, un fouet, une tenaille, une barre chauffée à blanc. Le visage irradiant toujours de félicité, l’Azarite retrouvait peu à peu son corps d’armide. Tout n’était pas parfaitement effacé bien sûr, mais les effleurements respectueux, presque idolâtres de Colart, parvinrent à faire ce qu’il avait évoqué auprès de l’autre, à savoir lui restaurer sa dignité. Bastien, lui, naviguait toujours dans des contrées troubles. Quelque chose cependant l’incita à se relever pour voir, sentant que se tramait sur la table un spectacle fait pour lui abaumer l’âme. Il y vit l’Azarite, plus belle que jamais, et la main de Colart qui faisait glisser un linge sur son corps, effleurant les courbes avec une sensualité involontaire, comme s’il cherchait à réanimer la beauté dans ce corps brisé. Et tout en s’y appliquant, il murmurait des prières silencieuses.

Quand il eut fini, il alla prendre le drap dont il avait déchiré un bout et entreprit d’en envelopper soigneusement l’Azarite. Là aussi avec d’infinies précautions, il la fit basculer pour glisser le drap sous elle, estimant que sa peau avait été au contact depuis trop longtemps avec l’horrible planche de la table de torture. Cela fait, il s’écarta pour observer. Au milieu de la blancheur du linceul, le beau corps ne donnait pas l’impression d’être dépourvu de vie. Au contraire, chaque contour semblait imprégné de grâce, chaque courbe était une ode à sa jeunesse. Le drap blanc sous elle semblait la porter, la soutenir, comme une étreinte bienveillante qui tentait de la protéger de tout mal. Et alors que Colart commença à l’envelopper, lui couvrant d’abord les épaules, puis descendant le long de son corps, l’ode se fit plus intense. Le tissu, léger et doux, soulignait les courbes féminines avec une délicatesse presque irréelle. Chaque pli du drap mettait en valeur la silhouette de la jeune femme. Le tissu semblait caresser sa peau, enveloppant son corps dans une étreinte respectueuse et bienveillante, transformant la scène en une célébration silencieuse de sa beauté intemporelle. Sous ce linceul, elle apparaissait presque vivante, comme une statue de marbre pur, un hommage sublime à la vie et à la dignité retrouvée.

À la fin, ayant enveloppé les pieds, Colart retourna au visage, qu’il avait volontairement laissé à découvert. Alors, il inclina la tête vers le front et y déposa un baiser respectueux sur la peau froide, comme une ultime marque de compassion. Ses lèvres effleurèrent la chair avec une délicatesse presque sacrée, et ce geste, à la fois humble et profond, sembla le plus touchant des sacrements.

Alors, il prit les deux plis entourant le visage et le recouvrit soigneusement.

Il avait enfin fini de balayer les ombres.

— Thibault, fit-il d’une voix émue après un instant de silence, tu feras bien entendu comme d’habitude. Le corps ne doit pas être déposé dans la fosse aux scélérats mais dans la fosse commune. Et tu iras le dire discrètement à la famille.

Le garde ne sourcilla pas à la requête qui contrevenait aux ordres de l’autre. Il avait l’habitude et, dévoué à Colart, respectant son humanisme et même le partageant, il avait toujours accompli ce type de requête avec zèle et discrétion.

Lui aussi, avec beaucoup de méticulosité, il prit le corps dans ses bras et ce fut ainsi que Sarra Garhel quitta le sinistre endroit où elle avait passé ses derniers instants de vie. Mais tout cela était sans importance. Là où elle se trouvait désormais, elle n’avait plus qu’à compter les fleurs de quelque champ céleste plutôt que certains supplices.

Colart en avait terminé avec Sarra Garhel.

Restait maintenant à s’occuper de Bastien Lanvin.

Nous l’avons dit, il était parvenu à sortir de sa torpeur et à se relever pour observer ce que faisait Colart. Et en soi, cela avait été une vision rassurante, apte à le soigner des horreurs qu’il avait évité de regarder mais qu’il avait, d’une certaine manière, vécues par le truchement des autres sens, de l’ouïe en particulier. Sarra ne se trouvait plus dans la pièce mais il lui semblait entendre encore ses cris et ses gémissements, comme si quelque démon perfide les lui avait cloutés dans son esprit. Aussi bien la guérison n’était-elle pas complète et Colart comprit qu’il n’y avait pour le moment qu’une seule chose à faire : sortir pour retrouver le ciel, en espérant qu’il fût bleu.

Paternellement, il s’approcha et, le prenant doucement par les épaules, l’invita à le suivre.

Ils refirent en sens inverse le chemin ténébreux qui avait fait frissonner le jeune homme. L’ascension plutôt que la descente eût dû le faire frissonner de joie, mais ce fut l’inverse. Chaque torchère fixée au mur, chaque pierre suintant d’humidité, chaque porte lourdement renforcée réactivait ce qu’il avait vécu ainsi que la certitude qu’il était fini, vidé, qu’il n’était plus qu’un être destiné à se tenir à jamais éloigné des hommes, de ce métier bouffon de gazetier, enfin des femmes et de leur beauté qu’il n’associerait désormais plus qu’au massacre.

Et, comme pour le conforter dans cette sinistre impression, il s’aperçut, quand il sortit enfin de la prévôterie, que le ciel n’était pas bleu mais fort sombre, comme près de crever d’une pluie incessante.

— Veux-tu que nous allions quelque part pour discuter ? proposer Colart. Ou bien préfères-tu rentrer chez toi ?

— Chez moi, répondit Bastien sans hésiter.

Mais, après quelques pas :

— Non, pas chez moi. Ils vont venir me chercher et je veux rester seul. Pour le moment. Pouvez-vous me recueillir pour quelques jours ?

— Bien sûr, mon garçon.

Colart n’était pas riche en lits, il n’en avait qu’un. Il le proposa à Bastien qui, fiévreux, fatigué, s’y allongea aussitôt. Mais avant de tomber dans les bras de Nyxée, il eut la force d’expliquer la raison de son refus de rentrer chez lui.

— Vous vous en doutez, je n’ai plus la force d’écrire, de pratiquer mon métier. Ni la force, ni la volonté. L’idée de m’installer devant un secrétaire pour conter ce que j’ai vu me fait horreur.

— Cela pourrait pourtant être le moyen de combattre le venin…

— Non, je ne pense pas. Voirement, l’idée m’est insupportable. Tout comme d’affronter les autres, leurs questions… Et la revoir, aussi.

Colart se souvint qu’il avait évoqué la veille l’existence d’une gente amie.

— Pourtant, là aussi, sa présence pourrait…

— Non, le coupa Bastien. Il s’est passé entre nous quelque chose de détestable. Et l’idée de voir un corps de femme, un beau corps de femme, qui plus est pourvu d’une chevelure blonde et bouclée, me fait horreur maintenant. Je ne veux plus faire qu’une chose : dormir. Le plus longuement possible.

Et il ferma les paupières. Un instant après, il dormait profondément. Et pour la première fois depuis plusieurs nuits, contre toute attente, en dépit de ce qu’il avait vécu, il connut un sommeil vierge de rêves épouvantables.

À suivre…

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