À la fin de l’écriture du Livre I, je commençais déjà à dessiner mentalement les grandes lignes de ce que serait le second livre, consacré essentiellement à Mari, la Callaïde danseuse originaire du Shimabei. La plus jeune, la plus poupée et potentiellement la plus caractérielle (quelque peu concurrencée sur ce plan par Aalis). Dans le premier Livre, elle est indéniablement la reine de quelques chapitres, même si l’héroïne principale reste Charis, la poétesse-liseuse-peintre qui donne son nom au titre du premier livre et qui sera le fil rouge principal du cycle.
Ces chapitres avaient constitué une sorte d’échauffement pour camper le personnage. Restait à le développer, lui inventer une famille et surtout à le rendre encore plus vivant et dynamique. Encore une fois, ce n’est pas la Callaïde du scrapbooking, mais bien de la danse. Surnommée “danseuse des danseuses”, il y avait tout intérêt à lui insuffler une vie de flammerole crépitante, tant dans la maîtrise de son art que dans son comportement, son lien avec les autres Callaïdes, les membres de sa famille et même celui avec Jeanne, sa servante.
Je partais assez confiant mais je dois dire que le hasard de mes lectures a miraculeusement bien fait les choses. Je n’avais jamais rien lu de Colette. Je crois même que j’avais envers elle un de ces a priori négatifs idiots, sans aucun fondement, alors qu’en me penchant sur la vie de cette femme-artiste à la sidérante beauté dans ses jeunes années, j’aurais pu en faire un modèle intéressant pour un de mes personnages. Bref, je ne sais plus trop dans quelles circonstances, mais j’ai commencé à lire Claudine à l’école. Et très rapidement, en quelques pages seulement, j’ai été conquis. Conquis d’abord par cette adorable merdeuse de 15-16 ans prénommée Claudine, modèle de la délurée insolente qui mène par le bout du nez ses camarades, tout comme elle est parfaitement capable de faire certaines choses avec sa belle institutrice Mlle Aimée. À la fois joyeuse et mauvaise, la Claudine : envoyer une mornifle sur la frimousse de la grande Anaïs ? No problemo. Persécuter la petite Luce ? Banco ! Et malgré cela, le personnage est irrésistible et suscite la bienveillance du lecteur qui devient un peu comme ces examinateurs du brevet élémentaire à la fin du roman, à la fois médusés par l’insolence du personnage et charmés par cette gamine qui ne l’est plus totalement.
Ajoutez cela le fait qu’autour de Claudine gravitent quatre ou cinq drôlesses aux personnalités très distinctes, chose qui là aussi m’a immédiatement parlé. Pas besoin de tisser une intrigue complexe. Mettre ensemble ces personnages, les laisser caqueter, les mettre aux prises avec les micro-événements de leur vie à l’école suffisait à rendre drôles des passages dialogués de plusieurs pages, et contentant le lecteur par la même occasion. Et puis, évidemment, comme il s’agit d’une poignée de jeunes filles dans la même galère, et qu’il s’agit de Colette tout de même, on a aussi droit à la représentation de ce que l’on pourrait appeler une “innocence dévergondée”. Pas de scènes de franc saphisme (c’est plus poussé avec la relation entre Claudine et Mlle Aimée), mais plutôt une camaraderie mi-taquine, mi-affectueuse, jouant les dessalées :
— Hein, s’il savait que nous venons de sa chambre !
— Oui, il ne se consolerait pas de nous avoir ratées.
— Ratées ? reprend Anaïs avec un sérieux de glace, il a l’air d’un gars solide qui ne doit pas vous rater.
— Grande sale, va !
D’ailleurs, juste après ces répliques, les indiscrètes fouillent un grenier et tombent sur ceci :
Bien entendu, nous feuilletons le tas avant de les descendre et je constate qu’il y a là l’Aphrodite de Pierre Louÿs avec de nombreux numéros du Journal Amusant. Nous nous régalons, Anaïs et moi, émoustillées d’un dessin de Gerbault : Bruits de couloirs, des messieurs en habit noir occupés à chatouiller de gentilles danseuses d’Opéra, en maillot et en jupe courte, qui gesticulent et criaillent. Les autres élèves sont descendues ; il fait sombre dans le grenier, et nous nous attardons à des images qui nous font rire, des Albert Guillaume, d’un raide !
Cette éducation par l’image, par des trouvailles dégottées au hasard dans des livres davantage destinés aux messieurs qu’aux “gobettes” était aussi intéressante car cela reprenait certains passages du Livre I, notamment Charis découvrant les tréfonds de la bibliothèque paternelle, ou Mari, Aalis et Sybil s’émoustillant de certaines figurines. Dans le Livre III, on découvrira qu’Aalis a aussi des lectures de son âge. D’une manière générale, on dira que l’amitié entre Callaïdes est saupoudrée d’affection qui, comme celle de Claudine avec ses amies, débouche sur un saphisme larvé (bon, parfois franchement consommé avec certaines de mes drôlesses).
Enfin, au-delà du caractère frénétique de Claudine, il y a aussi cette langue puisée par Colette dans ses origines bourguignonnes. Si vous tombez un jour sur le mot “gobette” ou sur une Callaïde qui s’exclame “tu m’arales !”, vous saurez d’où cela vient. En tout cas j’ai ressenti après la lecture le besoin d’accentuer ce que l’on pourrait appeler “le parler Callaïde” tout en le rendant immédiatement compréhensible. Les Callaïdes peuvent subir des épreuves (et des carabinées parfois), subsistera toujours, en des proportions fluctuantes, ce langage de juvénilité qui contribuera à respirer au milieu des ténèbres qui vont peu à peu s’amonceler au-dessus du royaume du bon roi Marceau.
Gaspard Auclair