Suite et fin cas n°24 : De certains mots interdits aux femmes
- Les verbes du savoir et de la certitude : l’ambiguïté imposée
Une femme ne sait pas, elle suppose, entend dire, devine, pressent. Ainsi, là où un homme dira :
Je sais que le seigneur Darnel a trahi son serment.,
une femme dira :
J’ai entendu dire que le seigneur Darnel aurait trahi son serment.
Je le soupçonne, sans pouvoir l’affirmer.
De même, la certitude masculine s’exprime par Je jure, tandis qu’une femme ne pourra que dire :
Je fais vœu de dire vrai.
Que mon honneur atteste de mes paroles.
- Le langage du désir : entre retenue et euphémisme
Le langage amoureux et érotique est également codifié. Une femme ne dira jamais qu’elle désire un homme : elle se sent troublée, est émue, ressent un émoi.
Je te désire devient Tu es une présence troublante pour moi.
J’ai voulu l’embrasser devient L’instant m’a fait pencher vers lui.
De même, une femme ne prend jamais un amant : elle se laisse séduire, accorde sa faveur, s’offre en confidence.
- Exceptions et transgressions : les cas où les femmes osent les mots interdits
Il existe toutefois des circonstances où une femme peut employer ces termes réservés aux hommes :
- Lorsqu’elle use de provocation (J’ai conquis ce que tu n’as su atteindre, messire.)
- Lorsqu’elle est en colère et qu’elle rompt les convenances (Je sais mieux que toi ce qui s’est passé !)
- Dans les milieux populaires, où ces règles sont moins strictes
Frère Jérôme a-t-il regretté d’avoir établi la règle 24 ? En tout cas, il en a entendu parler, notamment de la part de sœurs religieuses, une certaine sœur Mathilde en particulier, femme se piquant elle aussi de grammatologie — et, il faut le dire, religieuse bien avenante du haut de ses trente-quatre ans.
SŒUR MATHILDE — En somme, pour vous, le langage est une autre cage dorée où l’on doit enfermer les femmes.
FRÈRE JÉRÔME — Dame ! Je n’y peux rien si le Livre Saint nous la présente comme la source de tous nos malheurs. C’est une créature dangereuse qui se doit de rester à sa place.
SŒUR MATHILDE — Eh bien, mon frère, que voilà un malheur qui se porte fort bien ! Il marche, parle et pontifie, tout gonflé d’importance et le nez levé comme un coq sur son fumier. Ne craignez-vous pas que la source de vos tourments finisse par se tarir, faute de patience ?
FRÈRE JÉRÔME — D’abord, ma sœur, inutile d’être grossière. Ensuite, je ne fais que suivre les enseignements divins. L’homme guide, la femme suit.
SŒUR MATHILDE — Voilà pourquoi nous nous perdons si souvent ! Peut-être devrions-nous essayer l’inverse, pour voir où cela nous mènerait ?
FRÈRE JÉRÔME — Dieu en a décidé autrement, ma sœur.
SŒUR MATHILDE — Ah, mais bien sûr ! Dieu, ce fin grammairien, qui se soucie tant des mots que, dans toute Sa sagesse, Il aurait pris le temps de dicter le vocabulaire approprié à votre précieuse doctrine. À vous entendre, Il passa sept jours à modeler le monde et le huitième à rédiger votre grimoire de petites interdictions.
FRÈRE JÉRÔME — (blessé que l’on s’attaque à son Précis de romanian) Vous blasphémez !
SŒUR MATHILDE — Pas du tout, je raisonne. Ce que, manifestement, vous avez pris soin d’éviter avant d’écrire votre sotte règle.
FRÈRE JÉRÔME — Vous manquez de respect à l’ordre établi.
SŒUR MATHILDE — L’ordre établi… L’ordre établi ! J’ai connu un âne qui refusait d’avancer autrement qu’à reculons. Était-ce là une loi divine ou une simple stupidité têtue ? Vous, mon frère, vous avancez tout droit, mais c’est dans le mur que vous irez. Et ne comptez sur aucune femme pour vous prévenir par le truchement du sot langage en alambic que vous voulez leur assigner.
(Un silence se fait. Jérôme, tout ruminant, rassemble ses idées pour porter un coup à l’impertinence de la religieuse qui, prise d’une idée subite, reprend la parole.)
SŒUR MATHILDE (sourire aux lèvres, inclinant légèrement la tête, ce qui laisse glisser une mèche rebelle de sous sa coiffe) — Tenez, mon frère, j’ai peut-être trouvé une règle à ajouter à votre traité. Ne faudrait-il pas interdire aux hommes d’exprimer leur trouble devant une femme ? (Elle approche d’un pas, feignant l’innocence.) Il me semble qu’un saint homme comme vous ne devrait point avoir à lutter contre de viles distractions…
FRÈRE JÉRÔME (se redresse brusquement, crispant les doigts sur son chapelet) — Je… Je ne vois pas de quoi vous parlez.
SŒUR MATHILDE (penchant la tête de côté, laissant son regard courir sur lui avec une fausse douceur) — Oh, mais moi, je le vois fort bien. (Elle lève la main, comme pour effleurer son épaule, mais s’arrête juste avant d’entrer en contact.) Vos joues s’empourprent, votre regard fuit, et vos doigts triturent votre chapelet comme si vous comptiez y trouver l’oubli. Peut-être devrions-nous proscrire le verbe désirer de votre vocabulaire ? (Elle effleure le bout de sa langue contre ses lèvres, d’un air songeur.) Ou du moins, préciser qu’il ne saurait s’appliquer qu’au pain quotidien et non… (elle abaisse un instant les paupières, puis le fixe avec un éclat malicieux) aux douceurs terrestres qui troublent tant les pieux linguistes ?
FRÈRE JÉRÔME (déglutit, baisse instinctivement les yeux en direction de deux collines rebondies, puis se reprend avec colère) — Vous… vous me provoquez, ma sœur !
SŒUR MATHILDE (soupirant, comme lasse d’une évidence) — Moi ? Que Dieu m’en garde ! (Elle recule d’un pas, mais d’un mouvement étudié, faisant onduler sa chasuble de façon presque imperceptible.) Je ne fais que respecter vos lois. Après tout, si les femmes ne peuvent ordonner, il serait bien fâcheux qu’elles puissent séduire. (Elle laisse planer un silence, puis avance à nouveau, inclinant légèrement le buste vers lui.) D’ailleurs, mon frère, comment faudrait-il exprimer ce qui se passe en vous en ce moment ? (Elle frôle à peine son bras en le dépassant, laissant derrière elle un soupçon de parfum d’encens et de cire.) « Mon âme est en émoi » ? « Ma foi chancelle » ? Ou bien, plus simplement… (elle se retourne lentement, le toisant de haut en bas, un sourire en coin) « Que le diable m’emporte si je ne crève pas d’envie de succomber aux tentations de cette femme ! »
FRÈRE JÉRÔME (recule d’un pas, comme s’il cherchait à fuir un feu invisible) — Vous blasphémez !
SŒUR MATHILDE (léger rire, baissant les paupières avec componction) — Non, je conjugue. À tous les temps, mon frère, et surtout aux vôtres. Allez, sur ce, je retourne à ma cage dorée.
Et sœur Mathilde tourna les talons et quitta frère Jérôme, non sans se mouvoir de manière assez peu religieuse, faisant onduler la chasuble sur deux autres collines galbées – et plus proéminentes que ceux du devant –, le laissant seul devant ce grave cas de conscience : au fond, la règle 24 était sans doute excessive. Mais la supprimer, n’était-ce pas reconnaître qu’au fond de lui-même, il avait autant apprécié avoir été maltraité par la langue agile de Mathilde qu’avoir été assailli charnellement par son doux visage et ses formes de femelle aguicheuse ? Et puis, la grammaire n’était-elle pas le trait d’union essentiel entre le Verbe, la parole de Dieu et le langage de ses imparfaites créatures ? Ne convenait-il pas d’être intransigeant ?
Tout le jour, Frère Jérôme alla se perdre dans des ouvrages de casuistique pour trouver une réponse. En revanche, toute la nuit, dans ses rêves, il se perdit plusieurs fois au milieu de certaines collines. Et la réponse qu’il trouva sur ses vêtements au bien matin le plongea dans une grande confusion.