Résumé de l’épisode précédent : Aalis, accompagnée d’une Sybil indifférente et d’une Charis plongée dans un livre, assiste, impuissante, aux péroraisons de Guillaume Vilet et de Diane de Monjouy devant un public admiratif, pour ne pas dire fasciné. Les questions que des spectateurs leur adressent sont habilement gérées, à tel point que Diane va jusqu’à humilier un pauvre étudiant qui lui avait posé une question pataude…
L’estudiant, lui, essayait de bien prendre la déconvenue en regardant à droite et à gauche en souriant bêtement et en se grattant la tête de l’air de celui qui sait bien qu’on se gausse de lui mais qui, faute de répartie, se contente plaisamment de faire le dos rond. Aalis en eut tellement honte qu’elle fut tout près de se lever et de quitter la salle… n’eût été une main qui se leva, cette fois-ci sur la gauche.
Une main bien sèche. Et le bras qui la soutenait n’était guère plus enrobé. Quant au corps, il appartenait à un méchant petit bonhomme à visage de fouine et aux yeux hautains. Allons, écoutons ce que ce drôle va dire, se dit Aalis, mais si c’est encore une cornardie, je quitte la salle.
— Albert Péquin, propriétaire de la librairie Le Livre (1). J’entends beaucoup parler de fiction, mais je suis surpris : tout le monde sait que vous deux êtes de ces auteurs publiés par le sieur Gollard et que vous faites dans l’egorécit, ce genre si prisé en ce moment dans lequel il s’agit de conter sa vie sous le masque d’un personnage. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit, au fond, d’un exercice assez paresseux ? Après tout, quoi de plus simple que de raconter sa petite personne en y saupoudrant un peu d’imagination ? Est-ce là vraiment ce que doit être la vraie fiction ? Je ne le pense pas, hin ! hin !
Les spectateurs se regardaient, étonnés et un peu offusqués par l’impudence du petit homme cafardeux qui n’avait pu s’empêcher à la fin de pousser un hideux ricanement. Pour qui se prenait-il donc ? Quel était son nom déjà ? Ah oui, Péquin, un libraire ! Probablement quelque jaloux de la toute-puissance de la belle librairie de Monsieur Gollard. N’empêche, Aalis et Sybil se regardèrent, intriguées et amusées par le culot du petit monsieur qui ne ressemblait à rien, c’était vrai, mais qui n’était pas sans avoir un certain courage. D’ailleurs, Charis elle-même quitta des yeux son livre pour les porter sur l’inconnu.
Après, Vilet et Diane allaient-ils se sentir démontés par l’outrecuidance de la question ? C’était peu probable. Après avoir assisté au démembrement de l’estudiant, on pouvait tout aussi bien assister à celui du fâcheux. Ce fut Vilet qui prit la parole :
— Paresseux ? Mais enfin, Monsieur… Péquin, c’est ça ? l’egorécit n’est pas un miroir dirigé vers l’amour de soi, vers sa « petite personne », comme vous dites et comme certains aiment à le caricaturer. C’est une exploration du moi comme champ universel, un tissage subtil entre l’expérience individuelle et le récit collectif. Croyez-moi, il est bien plus ardu de rendre sa propre vie fictionnalisable que d’inventer quelque énième intrigue rocambolesque sans ancrage dans le réel. Si cela paraît facile, c’est peut-être simplement parce que… certains n’en perçoivent pas toute la finesse, voilà tout.
On allait déguster la pointe comme une délicieuse petite liqueur, mais peine perdue, car aussitôt…
— Monsieur, votre virulence n’a d’égale que votre méconnaissance du sujet.
Stupeur ! C’était Diane elle-même qui venait de laisser choir ces mots sur la caboche du petit fâcheux ! Il fallait croire qu’après avoir savonné les oreilles de l’estudiant, elle devait se trouver en train. Mais était-ce bien nécessaire ? Guillaume Vilet venait de lui répondre de belle manière, à quoi bon l’invectiver – même s’il le méritait, c’était tellement agréable, les egorécits de Vilet !
En tout cas la belle gazetière ne comptait pas s’arrêter là. D’ailleurs, belle… estrange comme un changement de lumière peut influer sur le visage d’une personne. Sans aller jusqu’à dire que Diane de Monjouy avait perdu de son éclat, il sembla aux plus observateurs que son visage était plus terne, plus enfadi, moins avenant. La fatigue à la fin d’une longue journée au bal littéraire, sans doute. En tout cas, elle ne laissa pas le temps au vieux mesquin des Lettres de répliquer :
— Vous dites que je pratique l’egorécit. C’est faux, du moins partiellement. Car si mes Secrets de l’Éventail n’ont été rédigés qu’avec un souci d’invention disons, traditionnel, je n’ai pu faire autrement que d’emprunter certains embranchements dans lesquels ma personne se superposait à mon héroïne. Et je rejoins ici Monsieur Vilet quand il évoque la finesse de cette exploration du quotidien empli de ces petits mystères qui permettent de l’enchanter. Il faut s’y faire, l’egorécit est l’avenir de la fiction et je compte bien m’y essayer prochainement.
Un instant. Elle esquissa un sourire charmant, ou du moins qui se voulait tel. Décidément, la lumière qui tendait à devenir crépusculaire ne lui valait rien : ses yeux semblaient creusés par l’ombre et son fardage légèrement terni.
— Peuh ! fit le libraire.
Comment ? Il n’allait donc pas s’arrêter ?
— À quoi bon ces petits mystères, reprit-il, quand ils ne sont pas portés par un beau style ? À tout prendre, je préfère largement me replonger dans Les Attritions, de Gobert. Parler de sa vie, faire un retour sur soi alors que l’on est à l’apogée de sa carrière, de son style, voilà qui est autrement plus intéressant que de se pencher sur son quotidien mesquin à base de phrases racornies et d’adjectifs complaisants pour suppléer à l’absence de style.
— Ah ! Gobert et ses Attritions ! s’exclama Diane, toujours lui ! Mais bien sûr, et parlez-moi après de mesquineries, ah ! ah !
On avait entendu des ris plus agréables. Celui-ci était pourtant cristallin, mais d’un cristal un peu fêlé, comme s’apprêtant à se fissurer. On observa de nouveau la gazetière : cette fois-ci c’était la bouche qui causait une désagréable impression. La lèvre inférieure frémissait, pendait légèrement, faisant apparaitre les dents. Péquin allait répondre, quand soudain…
— Gobert ! Oui, trois fois, non, dix fois oui ! Quelle plume, n’est-ce pas ?
Les têtes se tournèrent vers le fond d’où avait jailli une voix aigrelette. Un homme, la trentaine, vêtu d’habits un rien maniéré et surtout la face marquée de contusions.
Galien Barde !
Aalis, pourtant rompue aux coups de théâtre, ne put s’empêcher d’ouvrir grands ses yeux et de laisser béer sa bouche. Était-ce donc la quatrième dimension qui continuait ? Difficile à dire. En tout cas Barde, lui, poursuivit :
— Gobert, cette capacité à relater l’intime tout en le rendant universel et, surtout, en le magnifiant par une prose poétique à nulle autre pareille ! Moi-même, en dépit de mes Frissons et Fulgurances (Barde brandit ici de la dextre un petit ouvrage), je dois dire que je m’incline tant Gobert est un maître dans l’art de créer des vibrations poétiques en parlant de lui-même. Je me demande, Madame, Vilet, avez-vous réellement eu le plaisir de lire ses Attritions ? Ou avez-vous préféré éviter de vous confronter à son génie ?
Diable ! Ça s’envenimait méchamment. Hé ! Il avait du cran, ce Galien Barde ! D’ailleurs, le bonhomme qui dirigeait la rencontre allait intervenir en sommant Péquin et Barde de cesser leurs questions insupportables avant que Vilet ne l’en empêche vivement.
— Laissez donc, fit-il, je vais répondre, j’ai l’habitude.
Effectivement, il avait l’habitude car depuis qu’il s’était fait connaître pour ses egorécits, des esprits mesquins n’avaient eu de cesse de s’en gausser, trouvant qu’à côté de la montagne que représentaient Les Attritions dans l’art de parler de soi, les volumes de Vilet faisaient figure d’informes pierres sans âme.
— Peut-être serait-il temps d’en finir avec la sacralisation des Attritions. On reproche à l’egorécit de ne pas être complètement fidèle au réel en le mélangeant à la fiction. Mais peut-on dire que Gobert, âgé de soixante ans au moment de rédiger son livre, ait vraiment atteint la vérité de sa vie comme il le prétendait ? Et combien de passages apparaissent comme finalement peu captivants ! N’aurait-il pas mieux fait, parfois, de s’écarter de la vérité en insufflant un souffle fictif ? C’est tout le problème de son pacte de lecture avec le lecteur. Il est bien plus stimulant de brouiller les pistes. Non, avec tout le respect que j’ai pour Gobert, sa conception de la narration de l’intime me semble datée, poussiéreuse.
Et toc ! On allait applaudir mais, une nouvelle fois, la gazetière se sentit obligée de lui emboîter le pas de fort déraisonnable manière :
— Et puis franchement, Les Attritions ? Un titre pareil, on dirait le manuel oublié d’un apothicaire spécialisé dans les cors aux pieds ! Ça vend du songe, non ? Mais bon, j’imagine que ce genre d’introspection laborieuse doit plaire à certains. À croire qu’il suffit de se regarder le nombril et d’écrire quelques pages pour faire pleurer dans les chaumières… ou endormir ses lecteurs. Quant au style de Gobert, parlons-en. Je ne sais pas pour vous, mais j’ai eu l’impression de lire un cahier de doléances écrit par un notaire après une mauvaise digestion. Ha ! ha ! Pas une étincelle, pas une fulgurance, juste une prose plate comme une mare sans vent. De la prose poétique, ça ? Mais peut-être est-ce là tout le charme : une littérature si transparente qu’on n’a même pas conscience de la lire. Ho ! ho !
« Cessez ! Je vous interdis de dire cela, m’entendez-vous ? C’est bas, c’est ignoble ! »
Aalis et Sybil sursautèrent. Moins à cause du ton virulent et de la voix criarde qui proféraient ces mots, que par le fait que ce ton et cette voix émanaient d’une chaise fort près d’elles : juste à leur droite, debout, frémissante d’indignation, Charis s’était levée et dévisageait Diane de Monjouy !
Et d’un coup, un détail revint dans l’esprit d’Aalis. Gobert… elle le connaissait bien sûr, dame Odile l’avait donné à lire et à étudier. Bien barbifiant d’ailleurs, qu’elle l’avait trouvé (après, elle, la littérature… elle s’y connaissait bien sûr, mais bien moins que Charis). Mais plus important, elle se remembrait maintenant que Charis avait vivement exprimé en classe son goût pour cet auteur. Elle avait même dit quelque chose d’un peu ridicule — oui, elle s’en souvenait maintenant ! – comme « Je suis entrée en la voie fleurie des Belles Lettres par l’entremise de la porte savoureuse des Attritions. Père m’a permise de le lire dès mes six ans et si je n’ai lors pas tout compris, mon oreille a d’emblée été conquise par la mélodie de sa prose poétique soyeuse comme les ailes d’un cygne. Depuis je n’ai eu de cesse de le relire et de l’aimer davantage ! » Aalis observa attentivement son amie : elle frémissait d’une colère difficilement contenue ! Ça lui arrivait quand on touchait un de ses trois points sensibles : son entrée peu glorieuse à l’école d’Adèle, son père adoré, et ses auteurs favoris. Elle pouvait alors muter, se transformer et devenir un petit monstre d’assassines réparties. En gros, elle devenait alors une sorte de Kenrak, le gigantesque et fameux monstre sous-marin de la mythologie qui, en s’échappant de sa prison, submergea et détruisit l’antique cité des Argonites !
Pourtant, les spectateurs alentour qui ne la connaissaient pas hésitaient à la prendre au sérieux. Qu’était-ce donc que cette gamine qui montait dans les donjons juste pour un Gobert ? Après, il fallait l’avouer, elle était bien jolie et agréable à regarder, mais enfin, sa mère n’était donc pas là pour la contenir et lui apprendre les bonnes manières ?
On regarda alors à ce qui se tenait à ses côtés et l’on vit une crinière rousse et une autre blonde. Certains les montrèrent alors du doigt tandis que d’autres murmuraient des commentaires dans lesquels on percevait quelque chose comme « apprenties Callaïdes ». Ceux qui avaient assisté au brio de Sybil lors de sa joute théâtrale avec la Monjouy se souvinrent de la belle sortie des deux jeunes filles. La brune indignée devait donc être aussi une apprentie. Quel joli trio ! Et si la brune avait autant de fougue à argumenter que la blonde en avait eu à tragédier, cela promettait un joli spectacle…
À suivre…
(1) Sur ce personnage, voir notamment :
(2) La notion d’egorécit a déjà été abordée dans la nouvelle “La Conteuse d’elle-même”. Voir notamment cet épisode :