La Plume viciée (31) : Satisfaction

Résumé de l’épisode précédent : Aalis, Sybil et Charis se sont installées dans la salle où Diane de Monjouy et Guillaume Vilet doivent échanger en public leurs hautes vues sur la littérature…

Encouragé par la personnalité à la fois moqueuse et amicale de la rousse, il entreprit cependant de se pencher pour atteindre une de ses oreilles, non pour la lécher mais pour y glisser une remarque plaisante, quand soudain le public se mit à apaumer et, pour certaines des spectatrices, avec une vigueur certaine : Guillaume Vilet, accompagné de Diane de Monjouy, venait de faire son entrée.

Notez bien la construction : « Guillaume Vilet, accompagné de Diane de Monjouy, venait de… » plutôt que Guillaume Vilet et Diane de Monjouy venaient de… ». C’est qu’en coulisse, il s’en était passé de belles entre l’écrivain chéri des dames en culottes de dentelle et la gazetière armide qui comptait bien devenir le nouvel astre de la Monarchie des Lettres. Jamais avare de galanterie envers de jeunes femmes dont il avait un peu trop tendance à croire qu’elles étaient en quête de sa plume – que le sens de cette dernière fût propre ou figuré –, il avait, en rencontrant Diane, baisé sa main galamment avant de se redresser tout en arborant un sourire bien fat et dont le message sembla à Diane signifier : « Si tu es sage, ma jolie cocotte, tu auras droit à ta pitance d’amour. »

Évidemment, Diane fut piquée, surtout après la série de petites déconvenues que la journée lui avait fait connaître. Et d’autant plus piquée que Gollard lui avait certifié qu’il avait bien fait son travail de libraire-éditeur puisqu’il avait claironné auprès des lecteurs passant à côté de ses étals que Diane de Monjouy allait papoter littérature avec le grand Guillaume Vilet. Les lectrices de ses articles dans La Gazette s’étaient tout de suite dites intéressées, tandis qu’aux hommes qui ne connaissaient guère son nom, Gollard leur montrait l’aguichant portrait posé sur sa table de dédicaces avec force clins d’œil et en marmonnant : « Allons, pour bien terminer la journée, vous avouerez qu’il y a plus vilain, hein ? » (il s’était cependant abstenu de lui livrer ce dernier détail).

Du coup, persuadée qu’elle ne pouvait que terminer mirifiquement la journée, lasse surtout des compromissions pas vraiment glorieuses, elle avait répondu à la fatuité de Vilet avec un sourire dédaigneux qui, lui, signifiait assez bien : « Si tu es sage, mon garçon, je te donnerai les chevaux de mon carrosse à décrotter. »

Vilet surprit ce sourire et, peu habitué à voir ce type d’irrespect à son endroit, fut à deux doigts de tourner les talons et de s’en aller ! Mais le littérateur était semblable à ceux de son espèce, c’est-à-dire ceux qui prenaient de haut un Clément Villon pour ce qu’ils considéraient chez lui comme une posture de sauvage solitaire bien ridicule, et qui estimaient qu’aucune occasion de se mettre en valeur ne devait être écartée.

Voyons, Guillaume, songea-t-il, ne te vexe pas pour si peu. Qu’est-ce donc que cette femme ? Juste une gazetière appétissante qui emmouille parce qu’elle vient de publier son premier livre. Une belle femme, il est vrai, mais aussi une belle femme utile. Ne t’a-t-elle pas consacré un jour un article fort louangeur ? Allons, elle peut encore servir. Prends sur toi, de toute façon, le public sait bien où se trouve le génie. Sois magnanime, loue avec élégance son travail que tu n’as pas lu, fais-toi passer pour un ami des jeunes talents. De toute façon, elle ira sous ta courtepointe, comme les autres. En attendant, jouons-lui un petit tour.

Et, sans crier gare, il ouvrit la petite porte donnant sur la scène pour y faire son entrée, laissant derrière lui une Diane médusée par tant d’outrecuidance et d’absence d’égards que son sexe était en droit d’attendre. Des applaudissements nourris retentirent et du coup elle ne sut que faire. Attendre qu’ils se taisent pour pénétrer à son tour sur scène ? Oui, mais c’était courir le risque que l’on apaume plus faiblement et que, partant, on lui signifie sa moindre importance. Ou se joindre dès maintenant à lui ? C’était comme quémander un peu d’attention au milieu de son succès…

Son instinct l’incita cependant à choisir cette voie. Inspirant un grand coup, elle franchit la porte en se convainquant que sa beauté et son élégance accroîtraient d’un coup les apaumements, un peu comme une vague qui avale une plus petite. Effectivement, les spectateurs qui, comme le gros garçon (qui s’appelait d’ailleurs Gontran Petibeurre), étaient venus pour admirer le frais minois et la décollade galbée de la gazetière, furent rassurés de la voir enfin apparaître et se mirent à transmettre leur joie en applaudissant vigoureusement. Certains même y allèrent de quelques Diane ! tandis qu’un inconditionnel alla jusqu’à siffler ! C’en fut trop pour Aalis et Sybil qui, ne pouvant poursuivre plus longtemps leur querelle, se regardèrent, à la fois surprises et amusées.

— V’là t’y pas qu’on la siffle maintenant comme une fille des rues ? fit Aalis. On se croirait à Tabarin !

— Oui, tu as eu raison d’insister pour venir ici. Faisons en sorte qu’à la fin on la siffle pour d’autres raisons que son poitron et ses tétins.

— Qu’en dis-tu Charis ?

— Hmm…

Charis ne répondait pas, Charis avait ouvert Les Parfums d’Hélicon et en faisait déjà ses délices, indifférente à tout. Aalis fronça les sourcils mais n’insista pas.

En revanche, Diane, elle, insistait pour prolonger les apaumements à son endroit, et à celui de Vilet aussi d’ailleurs. Après avoir révérencé à tout-va devant le public, elle s’était tournée vers Vilet, radieuse, en faisant mine de l’applaudir, comme pour signifier que c’était lui, le roi de la rencontre. Aussitôt les apaumements reprirent de plus belle et Vilet, subitement un peu moins aigri envers la belle, lui prit galamment la dextre pour la porter à ses lèvres. Les spectatrices trouvèrent le tableau exquis, bien dans le goût de la prose viletesque, un peu moins les spectateurs qui ressentirent un brin de jalousie envers la chance de ce maroufle. En tout cas, ces deux-là devaient sûrement être au moins de bons amis, pour sûr !

Ils se trompaient car, s’ils avaient eu la possibilité d’accéder aux pensées du galant couple, voici ce qu’ils eussent entendu :

Oui, petite arrogante, donne-moi donc ta main. Je te garantis que bientôt tu me donneras autre chose à baiser, va !

C’est ça, sinistre paltroquet plumitif, profite bien de cet honneur. Mais pas trop longtemps non plus, j’ai connu des lèvres moins vomitables que les tiennes.

Puis Vilet quitta la main et se redressa pour regarder sa partenaire d’un air complice, air qu’elle lui rendit avant que tous deux, une nouvelle fois, ne s’avancent derechef au bord de la scène pour relancer les apaumements qui s’apprêtaient pourtant à se taire.

— Ah ! Mais ils me cassent la tête avec leurs battements ! s’écria Aalis. C’est bientôt fini, oui ?

— C’est vrai, ça n’en finit pas, fit Sybil. Ça me fait penser à ces mauvais écrivains qui étirent jusqu’à la corde un détail insignifiant pour en faire un chapitre entier.

Elle ne croyait pas si bien dire car, ne sachant en vérité pas trop ce qu’ils allaient se raconter une heure durant, Diane et Vilet se dirent qu’étirer les applaudissements était le moyen pratique de grignoter un peu de temps. Et comme les dix dernières minutes (allez ! disons un quart d’heure) seraient consacrées à des signatures de leurs livres, ils n’auraient plus qu’une heurette et demie pour s’entretenir de leurs lumières concernant l’art de l’imagination fictionnelle. Même moins, avec les habituelles minutes consacrées aux sottes questions du public. Non, en vérité ce serait tout simple : s’asseoir sur les confortables coussins, plaisanter sur des petits riens pour susciter un amusement complice chez les spectateurs, parler un peu de leurs œuvres, se poser mutuellement des questions en ayant l’air intéressé, ça suffirait bien.

C’est d’ailleurs ce que Gollard avait conseillé à Diane de faire. Des romans de Vilet, elle en avait fait les critiques pour La Gazette, donc elle saurait quoi dire. Par contre, comme Vilet n’avait pas eu le temps de lire Les Secret de l’éventail, elle craignait qu’il se contente de tirer sur soi la courtepointe. Elle n’avait pas tort, c’était exactement ce que Vilet comptait faire. Bah ! je n’aurais qu’à rebondir adroitement sur un compliment pour bifurquer sur Les Secrets, se dit-elle.

C’était effectivement une ruse envisageable. En attendant, il fallait déjà signifier que l’on était bien content de se trouver là, en bonne compagnie, pour parler des choses de l’esprit. Diane et Vilet excellèrent à ce petit jeu :

— Je tiens d’abord à remercier Diane pour sa présence. C’est un privilège rare de partager une scène avec une plume aussi délicate et raffinée.

— Oh, Guillaume ! vous êtes trop généreux. Mais c’est vous, avec votre style incisif et votre sens unique de la modernité, qui donnez à cette soirée tout son éclat.

— Vous me flattez, Diane. En tout cas ce soir est une célébration de la littérature, et je ne peux imaginer meilleure partenaire pour cet échange que vous, Diane.

— Vous êtes trop aimable, Guillaume. Si je peux être à vos côtés, c’est grâce à l’inspiration que vous nous insufflez à tous.

— Et quel public, n’est-ce pas ? Voir autant d’amoureux des lettres réunis, cela me touche profondément.

— Je dois dire, le public de ce soir est aussi remarquable que nos collègues écrivains. Vous rayonnez d’intelligence.

Pour cette dernière assertion, nous ne saurions la confirmer. Ce que nous pouvons dire en revanche, c’est que deux spectatrices tournaient la tête dans tous les sens pour observer, passablement ahuries, les réactions de leur voisinage devant ce coulis de visqueuses amabilités. Aalis et Sybil, pour lesquelles les mots qu’elles venaient d’entendre étaient insupportables, intolérables, exécrables, vomitifs et même défécatoires, se demandaient s’il ne s’agissait pas en réalité d’une pièce comique pour faire rire les spectateurs. Mais non, ces derniers écoutaient, absolument captivés et charmés.

— Tu sais, Aalis, je ne sais pas si je vais pouvoir tenir bien longtemps.

— Je t’avouerai que, comme dirait Charis, je me sens épeurée à l’idée de rester ici jusqu’à la fin. À l’école je ne suis pas la plus intelligente mais quand même, tu avoueras que j’ai quelque vivacité d’esprit et en entendant tout cela, j’ai peur que…

— CHUUUUUT !

Devant les deux jeunes filles, une grosse bourgeoise amoureuse du style viletesque s’était retournée brutalement pour faire comprendre à la péronnelle rousse qu’elle l’importunait de ses bavardages, avant de reprendre sa position sans attendre de réponse.

Ce fut salvateur pour Aalis, qui oublia son épeurement au profit d’une vigoureuse montée de mauvaise bile.

Elle adressa à la bourgeoise une épouvantable grimace, les dents serrées et bien apparentes, les yeux plissés en accents circonflexes et deux annulaires d’honneur balançant devant elle alternativement. Sybil mit précipitamment sa main devant la bouche pour contenir un pouffement. Elle non plus n’avait subitement plus envie de s’en aller.

À suivre…

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