Suite et fin du conte.
Ce fut alors qu’arriva la traditionnelle mascarade que le misérable offrait chaque année. Lors des premières années, elle avait d’abord attiré tous les ripailleurs et gourgandines des environs. Et puis, le vernis de respectabilité reconstitué au moment du mariage, n’y accédaient plus désormais que les bonnes gens. On y mangeait bien, on y buvait beaucoup, on s’y amusait fort. Et au milieu de la joie trônait le père qui était devenu baron, simplement déguisé en modeste paysan, facétie qu’il trouvait cocasse de commettre vis-à-vis de son passé.
Quant à son épouse, il lui avait ordonné de se vêtir en reine. Quand elle s’était risquée à lui en demander la raison, il lui avait chuchoté à l’oreille des mots qui l’avaient fait blêmir.
Concernant sa fille, il était entré dans sa chambrette pour la vêtir lui-même d’un costume de bergère. Alors que ses griffes lui effleuraient le corps, elle lui avait demandé la raison. Là aussi, ce qu’il lui dit doit être tu. Disons simplement qu’elle se rendit au bal la mort dans l’âme et la peur au ventre, et que le désir de se tuer, une fois la fête finie, était bien fiché en son cœur.
La fête commença, les invités s’y amusaient avec rage quand un valet s’approcha du baron pour lui parler.
— Qu’est-ce ? demanda ce dernier. Que veux-tu ?
— Deux voyageurs, une dame et un jeune homme, demandent la permission d’être de la mascarade.
— Sont-ils décemment vêtus ?
— Ils sont déjà costumés et portent de beaux masques.
— Comment est la dame ?
— Grande, gracieuse et bien pourvue, répondit le valet qui connaissait les goûts de son maître.
— Alors fais entrer !
Les invités virent alors deux êtres dont les costumes contredisaient l’essence. Vêtus en effet d’habits de paysans, dotés de masques recouvrant la moitié supérieure du paysage, on sentait par la grâce qu’ils mettaient à se mouvoir qu’ils étaient probablement plus, bien plus que de simples terreux. Chez la dame, la bouche exquise, le menton fuselé et la blancheur de la peau indiquaient assez la femme de race. Mais c’était surtout le jeune homme qui attirait les regards. Vêtu d’une grossière chemise paysanne, il avait à découvert des avant-bras et des mains qui, au-delà de leur blancheur, étaient d’un poli qui semblait attirer à eux la lumière pour la refléter. De même ses yeux qui, par les trous du masque, paraissaient deux diamants faits pour percer le cœur de celles sur qui ils daigneraient tomber. D’ailleurs, en se braquant sur ceux de la fille du baron, celle-ci sentit son sein traversé d’un trait à la fois douloureux et agréable. « Ce jeune homme est beau, se dit-elle, j’en suis sûre. Mais pourquoi me regarder, moi ? »
Le couple s’avança vers le baron à côté duquel se tenaient l’épouse et la fille. Le scélérat dévorait des yeux l’inconnue, projetant déjà d’user de son valet préféré – celui par l’entremise duquel il avait tant abâtardi la contrée – pour la faire venir, qu’elle le souhaitât ou non, dans la chambre souterraine de sa maison dont il usait pour ses plaisirs. Mais alors qu’elle s’était approchée et se tenait là, devant lui, à quelques pas, il fut indisposé par une curieuse impression. Celle que cette inconnue n’était peut-être pas si inconnue.
En tout cas, la dame et son jeune compagnon ne cherchèrent pas à se faire connaître auprès du maître des lieux puisqu’ils se tournèrent vers l’épouse et sa fille afin de les saluer, elles et uniquement elles.
Un deuxième doux trait perça le cœur de la fille. Quant à sa mère, alors que l’inconnue l’observait à travers son masque, elle entendit Nature et Amour deviser tout près de son oreille, la première affirmant avec force la nécessité de ne pas se mélanger avec une personne du même sexe, la seconde affirmant au contraire que cela n’était d’aucune importance. Elle aussi sentit un trait traverser son cœur.
Mais il convenait, tout de même, de saluer le maître des lieux.
Cela n’advint pas.
Après avoir salué la mère et sa fille, les inconnus se redressèrent tout en se gardant bien de se tourner vers le baron. Au contraire, la dame inconnue ouvrit la bouche pour adresser ces mots à son hôtesse :
« Madame, nous vous mercions de nous accueillir dans votre belle demeure. Vous avez beaucoup de chance d’y vivre seule en compagnie de votre fille. »
Les gens se regardèrent, ne comprenant pas. Pourquoi disait-elle qu’elles habitaient seules ? Le baron, impatienté par ce qu’il estimait être un évident mépris à son endroit, commençait à devenir rouge.
Le jeune homme adressa alors la parole à la fille :
« Mademoiselle (on fut surpris par le ton cristallin de sa voix), vous avez quant à vous bien de la chance d’avoir été élevée par une belle personne telle que votre mère. Il ne manquerait à votre bonheur qu’un doux et aimant protecteur pour vous prévenir des griffes de ceux qui ne sont pas ce qu’ils prétendent être, et qui offrent des mascarades en pensant que le masque qu’ils portent empêche de deviner la laideur de leur âme ».
C’en fut trop pour le baron qui, de rouge devint écarlate et ne put faire autrement que de crier :
« Mais qui dont êtes-vous pour m’insulter chez moi ? Ôtez donc vous-même votre masque pour vous présenter décemment ! »
Ce fut l’inconnue qui s’exécuta la première. Se tournant vers le baron, elle ôta son masque et montra à la vue de tous un merveilleux visage. Si l’on pouvait y sentir d’anciennes traces de coups du destin, il sembla évident à tous que ces coups avaient été surmontés tant la plus grande sérénité s’y lisait.
« En effet, dit-elle, il me faut me présenter. Je suis la fille d’un homme qui, après m’avoir forcée et dépossédée des richesses que j’avais moi-même créées, s’en est allé à l’autre bout du monde les dépenser et vivre dans l’opulence, en se donnant un éclat d’homme de bien alors qu’il n’est qu’un homme de rien, destiné à rendre de nouveau malheureuse une épouse comme il a rendu malheureuse ma mère, et à brutaliser sa deuxième fille comme il l’a fait avec moi. »
Derechef, les gens se regardèrent et, comme si l’on commençait à se sentir chaudains par ces embarrassantes révélations, on se mit à ôter les masques pour mieux respirer. Ce que fit d’ailleurs le jeune homme qui montra lors un visage comme brillant de pureté, poli comme si un dieu orfèvre avait décidé d’en faire un être incomparable.
« Quant à moi, dit-il, je suis le fils de cette dame et d’un homme qui, non content de lui avoir volé ses richesses, aurait pu, s’il avait eu le courage de sa scélératesse, soit me vendre ou me tuer. Il ne l’a pas fait, préférant fuir pour reproduire sur deux êtres exquis ce qu’il avait commis sur nous. »
Tous les regards se portèrent sur le baron, regards libérés de masques que tous, à l’excepté du père, de son épouse et de sa fille, avaient ôté.
À la fin, ces deux dernières finirent par s’en libérer.
Elles pleuraient, deux sillons scintillants coulaient comme des rivières de diamants.
« Ôtez donc votre masque, monsieur, que tout le monde puisse voir le visage de l’homme que moi et ma mère venons d’évoquer. »
Pétrifié, le baron, ne voyant autour de lui qu’expressions méprisantes, fut incapable d’esquisser le moindre geste. Alors son fils s’approcha et, levant la main pour lui ôter le masque :
« Voyons donc quelles espèces de larmes un homme tel que vous est capable de verser. »
Le baron n’eut que le temps de voir les yeux du jeune homme passer d’un bleu à un gris clair brillant et reflétant son propre regard.
Il n’en vit pas davantage. Le masque enlevé, sa vue se troubla. Et pour cause, ses globes se couvrirent de larmes qui se mirent à ruisseler sur les joues. Ruisseler n’est pas un vain mot : voirement, l’eau coulait de ses yeux, atteignant sa poitrine, poursuivant son chemin jusqu’aux jambes, puis aux pieds, avant de former autour d’eux une petite mare.
Le baron en eut conscience et, paniqué, porta les mains aux yeux pour tenter d’en arrêter le flux.
« Vous ne devriez pas, fit le jeune homme, laissez donc vos larmes couler, nous verrons bien si elles sont capables d’extraire de vous-mêmes des diamants, mais je n’y compte pas trop, vous me semblez peu capable de cacher en vous des richesses. »
De fait, l’eau continuait encore de couler, la mare s’élargissait et le corps, de plus en plus dépourvu de liquide, semblait s’étrécir, faisant davantage plaquer la peau sur les os.
Et quand la dernière goutte d’eau fut sortie, alors les yeux se teintèrent de rouge : c’était au tour du sang de se répandre ! Quelques dames poussèrent bien quelques cris à cette vue mais pas autant qu’on eût pu l’imaginer. C’était bien effrayant, oui, mais d’un autre côté, il y avait aussi, tapi dans un coin de leur cœur, un certain déduit à voir ce corps rapetisser de l’intérieur, ces os se fissurer, se craqueler, et se mettre à percer la peau et les habits de toutes parts pour laisser apparaître des organes dont l’odeur, associée à celle du sang, fut perçue jusqu’aux chiens de chasse du baron dans leur chenil. On les entendit aboyer furieusement. Le baron s’effondra sur lui-même et, tandis que d’ultimes gouttes de sang lui coulèrent des yeux, on vit enfin son crâne se fendre lui aussi, écartant les parcelles d’os pour libérer une matière blanchâtre.
Le fils et sa mère la regardèrent, cette dernière se disant qu’elle était bien différente de l’enfantelet de diamant qui, un jour, lui était sorti d’entre les cuisses.
Elle ne put continuer de l’observer. Le fils s’approcha du tas sanglant au milieu duquel trônait sinistrement la masse où avaient séjournées tant de viles pensées, puis leva une jambe avant d’y enfoncer son pied.
Aussitôt des masques de joie apparurent sur les visages des invités qui se mirent à apaumer fort et à crier des hourras. L’épouse du baron fit d’ailleurs bien plus. Elle invita la dame inconnue à converser avec elle dans un coin. Complices dans un malheur commun, elles allaient bientôt tisser de tendres liens dans un bonheur duquel ne jaillirait plus la moindre larme de diamant.
Quant au fils, il épousa la fille et ils eurent tôt fait d’avoir des enfants auxquels ils tiendraient comme s’il s’agissait de précieuses pierreries.
Première moralité :
Ceux qui exploitent le malheur des autres pour leur propre profit finissent par être consumés de leur avidité. Les larmes ne sont pas des trésors, et le prix de leur extraction dépasse toujours ce que l’on peut en tirer.
Deuxième moralité :
Dans les ruines des souffrances imposées par les cœurs cruels, des liens imprévus peuvent éclore, tissant des familles où l’amour dépasse les conventions et reconstruit ce que la douleur avait brisé.
Quand elle eut terminé la lecture du conte, Charis se tourna vers la reine Catelyne, toute fière de sa jolie diction, et toute contente d’avoir fait découvrir la macabre histoire.
— Eh bien ? Votre Altesse, que pensez-vous de ce beau conte ? Quelle belle leçon d’espoir à la fin, n’est-il pas ?
Catelyne n’aurait pas vraiment su le dire car le plus vif dégoût se lisait sur son visage tandis que les autres Callaïdes se regardaient, à la fois médusées et consternées par le choix de Charis qui n’avait rien trouvé de mieux à lire qu’un conte dans lequel un homme torturait sa femme et forçait sa fille – actes qui ne pouvaient que résonner désagréablement dans l’esprit d’une femme mariée à un roi tel que Marceau.
— Vo… Votre Altesse, allez-vous bien ? bredouilla Charis qui s’aperçut que Caltelyne était devenue fort pâle.
— Non… en vérité… je me sens bien mal… appelez maistre François, je vous prie. Voirement… Charis… que vous a-t-il pris de me conter cette horreur ?
Foudroyée, la belle brune perdit d’un coup son beau langage et se mit à bégayer avec fureur :
— M… mais… mais ce n’est pas une ho…rreur. C’est l’art de Léon de Valombre qui aime jouer av… avec la noirceur pour mieux faire apparaître à la fin de b.. beaux sentiments.
— Et le sanglant tableau à la fin ne vous choque pas, vous ?
— Je… je vais vous expliquer, Vavava… Valombre s’est inspiré d’un poète macabre du Shimabei, Junto Iji (1), qui avait une imagination sans égale pour peindre de sublimes horreurs.
— « De sublimes horreurs » ! Mais avez-vous donc toute votre tête ? Et s’il n’y avait que cela ! Réfléchissez : un père qui force sa fille, qui a un enfant d’elle ! Cette même fille tombe dans un amour contre nature avec une autre femme. Enfin un enfant qui ne trouve rien de mieux à faire que d’épouser sa demi-sœur ! Ça ne vous lève pas le cœur, à vous ?
— M… mais ce… il y a la deuxième moralite, et puis ce… ce n’est pas un vrai demi-frère, c’est un enfant ma…gique. Et ce n’est qu’un c… conte !
— Ce ne sont que relations impures de chair et de sang (2) enfin !
Le ton de Catelyne devenait aigre, presque criard. Discrètement, Aalis pinça bouffonnement la bouche en roulant ses yeux comme des billes, l’air de dire : « Hou ! Ça va bien mal pour notre poétesse ! ». Mari et Sybil se retenaient pour ne pas éclater.
— Mais non ! En… enfin, si, mais c’est parce que Valombre était lui-même fils d’une mère qui avait épousé son premier fils !
Catelyne n’eut plus la force de crier. Pétrie de religiosité, mère aimante de deux fils, elle fut terrassée par de vomitables visions et maistre François arriva fort à propos pour lui venir en aide en lui administrant des sels et une potion. D’un geste il congédia les Callaïdes et la jeune Charis dut faire montre d’un beau courage pour oser reparaître le lendemain dans le salon de la reine. Un mois durant, elle se contenta sagement de réciter d’innocents poèmes champêtres… se réservant les visions macabres de Valombre pour se sentir à la froide et chaude sous la courtepointe de son lit.
(1) Toute ressemblance phonétique avec un mangaka célèbre n’est que pure coïncidence.
(2) Relations de chair et de sang : expression devenue inusitée. De nos jours, on dirait “relations consanguines”.