La Plume viciée (27) : La choupeton

Résumé de l’épisode précédent : Galien Barde, un poète incompris, essaye par tous les moyens discursifs de convaincre Clément Gollard d’imprimer l’un de ses ouvrages. Le libraire, pas vraiment convaincu, le laisser pour aller manger au réfectoire des invités. Barde le suit. Pendant ce temps…

Pendant ce temps, nos trois apprenties-Callaïdes vaguaient un peu au hasard, jabotant de tout et de rien même si, à la longue, la conversation se fixa sur l’éternel sujet chez ces jeunes âmes passant leurs journées et leurs nuits dans une école de demoiselles : les garçons.

— En attendant de voir la pompeuse classe de maistre de la Monjouy, pourquoi ne pas vérifier si nos charmes opèrent ? proposa Aalis.

— Comment veux-tu t’y prendre ? demanda Sybil.

— Tomber sur les premiers jolis garçons venus, leur adresser un sourire engageant, voir s’ils y répondent, et alors les amener dans un coin pour discutailler et, pourquoi pas ? embrasser des lèvres un peu plus duvetées que celles que nous embrassons à l’école. Y mettre un bout de langue ne serait pas déplaisant non plus. Et puis, ça n’engage à rien, et ça fera passer le temps.

— Tout cela me semble bien aisé, répondit Sybil, tu as bien dû remarquer que nous attirons l’attention. Après, prendre le « premier venu » comme tu dis, fi !

— Je trouve pour ma part que ce n’est pas une bonne idée, objecta Charis. D’abord parce qu’accorder un baiser à un inconnu est un peu inconvenant. C’est un geste important dans une vie, il ne doit pas être pris à la légère. De plus, je te ferai remarquer que dame Adèle et les autres maîtresses ont bien insisté sur le fait que nous devions nous abstenir de nous faire remarquer.

— Et gnagnagna ! Voilà bien Charis. On profite enfin d’un instant de liberté et elle, toujours à se soucier des règles, nous gâche la fête avec son petit ton d’éternelle choupeton de ses maîtresses.

— Oh !

— Relâche-toi quoi ! Grandis un peu ! (prenant une estrange voix traînante) On n’est pas bien, là, détendues du poitron, sans avoir de comptes à rendre à nos merdifiantes maîtresses ?

« Aalis chérie, rassurez-moi, ai-je le grand malheur de faire moi aussi partie de vos merdifiantes maîtresses ? »

Cette voix suave ! Inutile de se retourner, Aalis avait compris que derrière elle se trouvait dame Odile, sa maîtresse de beau langage. D’ailleurs…

— Je suis bien surprise par certains mots que vous venez d’utiliser. Vous me rappellerez, demain, de vous donner du travail supplémentaire afin d’y remédier. Quant à savoir si Charis est une choupeton ou non, la question n’a pas lieu d’être. Elle a tout simplement raison. Dame Adèle, dame Daelyn et moi-même vous avons donné l’autorisation de vous rendre au bal uniquement pour permettre à votre instruction de gagner en qualité et non de vous conduire en filles d’auberge.

— Oh ! mais Madame, regardez, je n’ai employé mon temps qu’à acheter des livres ! protesta doucement Charis.

— Ce que je viens de dire ne vous concerne évidemment pas, mon enfant, je connais votre sérieux et votre raffinement… tout comme je connais la nature de ceux de votre camarade, ajouta-t-elle en jetant un terrible regard de biais à Aalis qui, à la fois confuse et fulminante, se demandait si elle allait faire allusion à certains livres achetés par la choupeton en chef.

— Abrégeons. Plutôt que de vous laisser faire une battue pour traquer des garçons qui se moquent bien de savoir à quelle petites mal élevées ils peuvent avoir affaire (le pluriel fit mal au cœur de Charis), vous allez me faire le plaisir de vous rendre à la salle de la Fabrique des Idées d’ici une heurette.

— Ah oui ! C’est là où doit se tenir la classe de maistre de Diane de Monjouy ! Nous avions prévu de nous y rendre, s’enthousiasma un peu faussement Charis, juste empressée de se faire bien voir. Malheureusement…

— Ah ! Pour une fois vous me décevez Charis. Diane de Monjouy ! Où avez-vous vu qu’une gazetière venant d’accoucher d’un premier roman pouvait prétendre à l’honneur d’une classe de maistre ?

— Je sais bien, mais Aalis tient tant à s’y rendre !

— Hein ? Mais jamais je ne…

— Il suffit ! Je veux vous voir toutes les trois pour assister à la classe de maistre qui aura lieu, mais avec un autre écrivain. Et soyez au premier rang encore ! Disposez intelligemment de votre temps d’ici là, je ne veux pas d’esclandre, c’est entendu ? Oui, Charis ? Parlez, mon ange.

— Je voulais juste savoir le nom de l’auteur qui va intervenir.

Odile sourit et pinça tendrement le bout du nez de Charis, provoquant du même coup des envies de nausée chez Sybil et Aalis.

— Ma petite poétesse va être contente, il s’agit de Clément Villon !

— Comment ! Clément Villon ! Mais on le dit si dédaigneux des festivités telles que le bal littéraire !

— Oui, il a fallu œuvrer pour le convaincre, mais j’y suis parvenue.

— Comment cela dame Odile, vous y êtes parvenue ? demanda Sybil subitement intéressée.

— Ne vous l’avais-je pas dit ? Chaque année, je participe un peu à l’élaboration de quelques festivités du bal. Et il m’a semblé très intéressant d’inviter un poète de l’envergure de Clément Villon.

Chose estrange, les joues d’Odile rosirent légèrement.

— Mais laissons tout cela. Dites-moi plutôt, Charis, quelles merveilles avez-vous achetées ?

Le cœur de la brune s’arrêta de battre. C’est que la main d’Odile s’avançait vers le haut d’une de ses deux piles de livres et que sur l’une d’elle, elle en était sûre, était posé Les Confessions Intimes de Dame Pommes d’Amour ! Si sa chère dame Odile tombait dessus, c’en était fini de sa réputation, elle n’aurait plus qu’à retourner chez son père ou à s’ouvrir les veines. Avec gourmandise, Aalis scrutait le geste.

Mon Dieu ! Faites qu’elle tombe sur un des livres sales. Ô rage ! que je déteste Charis en cet instant ! Ça lui apprendra à me faire passer pour une admiratrice bêlante de la Monjouy !

Malheureusement (ou heureusement pour Charis), la main d’Odile saisit un livre plus glorieux.

— Tiens donc ! La Danse des Sphères Invisibles ! Et dans un parfait état encore ! Je reconnais bien là votre goût raffiné, n’est-ce pas Aalis ?

Cela dit avec une légère pointe de fiel qui sous-entendait clairement « pas comme vous ».

— Oh ! Mais que vois-je ? reprit Odile en revenant à Charis et sans laisser le temps de répondre à Aalis, vous avez de nouveau mis vos cheveux de manière à laisser apparaître vos oreilles. Je sais bien qu’elles sont à croquer mais je vous l’avais dit, rien ne vous va mieux que cette coiffure qui encadre votre visage de deux beaux rideaux sombres. Attendez, laissez-moi m’en occuper.

Et Odile de s’approcher, de caresser le contour des oreilles pour faire tomber les mèches, de caresser ces dernières pour leur donner la forme voulue. Et Charis se laissait faire, aux anges, le visage souriant, presque béat, pour ne pas dire niais, tandis que ses deux camarades la surinaient du regard, méditant quelque sombre vengeance.

À la fin, Odile embrassa le front de la choupeton et reprit son chemin, non sans rappeler à Aalis et Sybil qu’elles avaient intérêt à la retrouver tantôt en compagnie de Charis.

Odile n’avait pas fait dix pas, qu’un déluge tomba sur Charis.

AALIS — (imitant la voix de Charis à s’y méprendre) Maîtrêêsse ! Oh ! J’adore Clément Villon ! Je l’adore, je l’adore ! Merci ! Vous êtes si bonne !

SYBIL — (prenant une voix d’attardée) Maikresse ! Vous avez oubliez de nous donner des devoirs pour demain !

AALIS — (sur le même ton) Mékresse ! Mes voisines parlent, je n’arrive pas à me concentrer !

SYBIL — Mékresse ! Le tableau est sale ! Me permettez-vous de le laver ?

AALIS — Mékresse ! J’ai terminé mon exercice de phonétique historique ! Vous pouvez venir voir si j’ai tout bon ?

SYBIL — Mékrèche ! Votre explication du poème est si lumineuse ! Permettez-moi de la recopier en trois exemplaires !

AALIS — Mékrèche ! Comment faites-vous pour être si élégante ? J’aimerais tant devenir comme vous !

SYBIL — Mékrèche ! J’ai composé hier deux cents vers pour m’amuser. Les trouvez-vous jolis ?

AALIS — Mékrèche ! Nous sommes en retard sur le programme. Quand allons-nous étudier la poésie de Calyxie ?

SYBIL — Mékrèche ! Trouvez-vous que je sens mauvais ?

Si la pauvre Charis ne disait rien, à la fois honteuse et désemparée devant le tourbillon de gausses qui lui tombaient dessus, à la dernière pique qui faisait allusion à une partie de sa vie qu’elle préférait oublier (1), elle se retourna vivement, venimeuse, pour plonger son regard dans celui de Sybil. Aalis qui, en entendant sa voisine proférer une allusion cruelle et pas vraiment utile, se dit oups ! et saisit le bras de Sybil pour lui faire comprendre qu’il était inutile d’aller jusque là. La brune, toujours ses livres pleins les bras, dévisageait la blonde, menaçante, très éloignée de l’image de choupeton éthérée qu’elle venait de donner. Aïe ! se dit cette fois-ci Aalis qui savait que chez son amie qui maîtrisait les mots, la répartie ne se limitait pas toujours à de patauds oh !

Charis entrouvrit les lèvres pour répondre quelque formule probablement aussi concise qu’humiliante, quand soudain un grand vacarme retentit, tout près, apparemment dans la partie du bâtiment faisant office de réfectoire pour les invités…

À suivre…

(1) Voir cycle des Callaïdes, Livre I (Charis de la nuit), tome I (La Vierge sans yeux).

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