La Plume viciée (26) : Galien Barde ne renonce jamais

Résumé de l’épisode précédent : sale moment pour Diane de Monjouy qui, après avoir été éclipsée par Sybil lors de la joute de lecture, connaît une petite humiliation à sa table où elle signe des exemplaires des Secrets de l’éventail. Déconvenue qu’elle doit autant à l’impertinence doucereuse d’Aalis qu’à la franchise maladroite de Charis…

Ce n’étaient plus des bouffées de haine que Diane ressentait, c’était une envie de massacre et il fallut toute l’étendue de son art du paraître pour esquisser un semblant de sourire.

Mais ce dernier fut de courte durée. Diane était en train d’apprendre les aléas capricieux de la carrière d’écrivain. Après Sybil, Aalis, Charis et Galien Barde, c’était au tour de Clément Gollard de lui infliger un gentil petit coup de surin entre ses côtes délicates.

— À propos, j’allais oublier : vous ne pouvez participer à la classe de maistre qui était prévue.

Piquée au vif, Diane se retourna.

— Comment cela ?

— Comme je vous dis. Un des organisateurs du bal a décidé de l’annuler.

— Et pourquoi ? Vous n’avez pas protesté ? Vous n’avez donc aucun pouvoir ?

— Si, mais il y a des limites. Cette personne m’a fait observer que réserver une classe de maistre pour une écrivelle qui venait de faire paraître son premier roman était un peu présomptueux. Il n’a pas tout à fait tort, avouez-le.

— Mais j’ai fait paraître une centaines d’articles pour La Gazette !

— Allons Mademoiselle, comparons ce qui est comparable. Écrivez trois ou quatre autres romans, et nous en reparlerons. Allez, vous n’êtes pas à plaindre, vous avez eu la chance de participer à la joute de lecture et vous allez converser avec Guillaume Villet. Tous mes auteurs n’ont pas eu cette chance.

Gollard faisait bien de le rappeler. Non loin, Théobald Ruisseau, Raoul de Motcaste, Léonide Gonthier et Albane Fiorac étaient tout oreilles, à la fois agacés par les festivités réservées à la nouvelle venue dans l’écurie Gollard, et amusés d’apprendre que sa petite altesse Diane de Monjouy n’avait pas suffisamment fait ses preuves pour prétendre à une classe de maistre.

— Et puis, reprit Gollard, si cela peut vous consoler, cette personne m’a dit qu’elle s’était aperçue que la poésie n’était pas assez à l’honneur. Ce sera donc une classe de maistre en compagnie d’un poète.

Aussitôt les antennes de Galien Barde se dressèrent.

— Comment ? Mais cela tombe bien, je suis moi-même poète, et avec beaucoup d’expérience ! Présentez-moi à cette personne je vous prie, je suis l’homme, ou plutôt le poète de la situation !

— Comment vous nommez-vous ?

— Galien Barde.

— Jamais entendu parler. De toute façon, c’est déjà réglé. Cette personne a demandé conseil à une dame qui s’y connaît en poésie, elle tient absolument à inviter Clément Villon qui est présent au bal.

Clément Villon ! Barde n’en croyait pas ses oreilles. Villon, ce gueux qui avait passé une partie de sa vie en prison ! Ah ! on pouvait dire qu’ils sentaient bon, ses vers ! De la pisse et de l’eau de caniveau mélangées à de la figue de chat ! Et le pis était que ça se vendait ! Enfin, il était inutile de protester.

— Tout cela est bien décevant, fit Barde. Mais vous-même, Monsieur Gollard, ne seriez-vous pas intéressé à l’idée de publier l’un de mes recueils ? J’ai justement sous le coude quatre bonnes douzaines de poèmes qui pourraient consti…

— Nan, désolé, je n’aime pas la poésie.

Regard horrifié de Barde accompagné d’un mouvement de recul, comme s’il se trouvait devant un insensé doublé d’un lépreux. Gollard s’en aperçut et daigna donner une explication :

— C’est surtout que ça ne se vend pas assez.

Barde reprit courage. L’insensé ne l’était qu’à moitié, on pouvait le sauver. Barde ajusta sa lyre, inspira longuement et libéra alors la voix de la poésie cherchant, cherchant… moins à élever l’âme qu’à se faire éditer coûte que coûte :

— Ah ! Monsieur Gollard, vous parlez de vente, mais la poésie… la poésie, c’est bien plus que de simples chiffres ! Elle transcende l’argent, elle nourrit l’âme, éveille l’esprit, et touche au cœur de ce qui fait l’humanité. Certes, un roman bien ficelé peut amuser une heure ou deux, mais une strophe… une strophe bien sentie peut transformer une vie ! Elle résonne, elle habite le lecteur, elle l’accompagne au fil du temps. Un roman, c’est une distraction ; la poésie, elle, c’est une révélation !

Barde reprit son souffle, jetant un regard furtif à Gollard qui n’avait pas l’air convaincu, et :

— Et puis, voyez-vous, il ne s’agit pas seulement de vendre du papier, mais de créer un objet rare, une expérience intime. Chaque vers devient une note dans la mélodie de l’existence. Ne sous-estimez pas l’effet d’une belle couverture et d’un tirage limité. La poésie est comme le bon vin : elle ne s’écoule pas en litres, mais elle se savoure, se collectionne, se contemple même. On l’achète, non pour la consommer rapidement, mais pour la garder, la relire, en discuter longuement !

Derechef, il fit une pause. À côté de lui, Diane de Monjouy ne l’écoutait plus, une lectrice s’étant approchée pour lui demander de signer un exemplaire. Mais peu importait la Monjouy, c’était Gollard qu’il fallait convaincre !

— Mieux encore, reprit-il, une belle édition, soignée, avec une reliure précieuse… peut devenir un objet de désir. Le collectionneur, le fin lettré, ils ne recherchent pas la masse, Monsieur Gollard, mais l’exceptionnel. Vous placez un ouvrage poétique dans un cercle raffiné, et soudain, tout le monde en veut ! Imparable ! Il suffit d’un bon coup de pouce, d’un réseau bien ciblé pour en faire un succès… ou peut-être même une légende. Croyez-moi, la poésie, bien vendue, peut devenir la perle rare dont les salons parlent pendant des décennies. Mais bien sûr, je ne suis pas insensible à vos préoccupations. Vous êtes un homme avisé, un homme de chiffres, et je ne vous propose pas d’engager à l’aveugle votre précieux capital dans un projet trop audacieux. Non, non… Permettez-moi de vous faire une proposition plus modeste. Publions un recueil, un seul. Un tirage limité, disons… cinq cents exemplaires, pas plus. Laissons le marché décider. Vous n’engagez que peu de ressources et moi, je vous garantis que je m’occuperai personnellement de la promotion. Mon réseau, mes soirées littéraires, quelques salons influents… D’ici six mois, vous verrez, ces cinq cents exemplaires seront écoulés comme du petit pain. Et qui sait ? Si l’enthousiasme est là, nous pourrions envisager un deuxième tirage… ou même une collection ! Qu’en dites-vous, Gollard ? Prenez-moi au mot. Si je me trompe, eh bien, vous aurez simplement investi dans quelques beaux livres, mais si j’ai raison… alors nous aurons tous deux gagné : vous, en tant qu’éditeur visionnaire, et moi… en tant que poète enfin reconnu à ma juste valeur.

Dans sa carrière de libraire-imprimeur, Gollard en avait évacué à pleins tombereaux, des pisseurs de lignes qui le harcelaient pour avoir chez lui leurs recueils de poèmes. Mais des aussi acharnés, c’était chose plus rare. Moins habile pour parler, il se contenta d’voquer encore le danger financier qu’il y avait à publier de la poésie.

— Je vous l’ai dit mon ami, la poésie, c’est trop niche, trop risqué. De nos jours, il faut des livres qui parlent au plus grand nombre. Avec des intrigues compliquées, des personnages, des rebondissements…

Sous-entendu : tout ce que n’est pas ta poésie. Mais Gollard sous-estimait Barde qui ouvrit de grands yeux :

— Ah mais je ne dis pas autre chose ! Figurez-vous qu’il y a un mois je travaillais sur un projet de ce type. Quelque chose de moins… éthéré que mes poèmes. Une grande fresque épique d’au moins deux cents pages ! Avec des rebondissements, des amours contrariées, des duels à l’épée… avec plein d’effets poétiques. Voirement, il faut que vous lisiez cela ! Je… je suis même prêt à écrire un roman d’aventures. Oui, quelque chose avec des pirates, peut-être. Ou des chevaliers. Je peux faire dans les chevaliers aussi, vous savez.

Oui, enfin, ce que tu arrives surtout à faire, c’est de me briser les grelots, songea Gollard qui, majestueux, haussa les épaules et daigna laisser tomber :

— Je suis désolé, mais mon catalogue de publications est rempli pour les deux prochaines années !

Argument terrible et imparable, mais pas pour Barde qui n’avait pas entrepris deux journées de trajet en calèche pour repartir bredouille.

— Un recueil de nouvelles alors ! J’en ai plein mes tiroirs. Elles tiennent autant du récit que de la poésie. Et elles ne dépassent jamais les dix pages. Ce n’est rien à imprimer, ce…

— Ah ! Mais vous commencez à m’emmouscailler, mon ami ! De toute façon, ce n’est plus temps de parler littérature, il est midi et il fait faim. Au revoir !

Et Gollard tourna le dos pour porter sa masse en direction du réfectoire réservé aux libraires et aux auteurs.

Diane, qui tout en discutant avec une autre cliente avait tendu l’oreille pour écouter l’amusante conversation, tourna discrètement la tête pour profiter du déconfit de Barde le barde… Stupeur ! il avait disparu ! Elle se pencha pour observer la travée : il était presque arrivé au bout, marchant d’un pas vif, sans doute pour contourner la salle et arriver avant Gollard au réfectoire.

— Ça va mal finir, cette histoire, commenta Théobald Ruisseau. Ça me rappelle ce qui était arrivé à Julien Pinasse l’année dernière.

— Ah oui ! s’exclama Léonide Gonthier. Quand il était tombé sur cet auteur qui tenait absolument à se faire imprimer chez lui ! Qu’était-il arrivé déjà ?

— D’abord, durant des septaines il l’avait harcelé, le suppliant de lire son chef-d’œuvre. Puis un jour, le fou est entré dans sa librairie armé de son manuscrit. Il a mis tout le monde dehors, Pinasse excepté, qu’il a attaché à son bureau. Il l’a alors intimé de lire chaque page de l’ouvrage. Et s’il ne s’exécutait pas, il menaçait de le lire à voix haute !

— Ah oui ! Ça me revient ! Quelle histoire ! Le titre de son récit, c’était… euh…

Le Voyage Sublime des petits pois voyageurs.

— Ah oui ! GDR ! Comme dit ma fille.

— Pinasse a bien tenté de finauder en lui demandant de lui laisser son manuscrit pour le lire plus tard à chef reposé mais pas fou ! l’autre lui a dit quelque chose comme : « Pas de promesse ! Un contrat, ou je vous fais lire chaque mot jusqu’à ce que vous succombiez à la beauté de mon style ! »

— L’histoire s’est bien finie, je crois ?

— Oui, enfin Pinasse a dû lire tout de même trois-cent-quatre-vingt-sept pages du Voyage Sublime des petits pois voyageurs. Mais il est sorti sain et sauf, oui – de corps s’entend. Des sergents de ville sont venus et l’un d’eux (le sergent Gérard, tu sais, une célébrité dans son genre) a proposé à l’auteur d’envoyer son manuscrit au poste de sergenterie pour une « analyse approfondie ». Et tiens-toi bien, ça a marché ! Il s’est calmé tout de suite.

— Oui, l’argument de l’analyse approfondie est toujours efficace pour calmer un écrivain.

— Tu parles ! En tout cas, si l’autre veut attacher Gollard et son quintal et demi à son bureau, bon courage ! Qu’il me prévienne, je veux bien assister au spectacle.

— GDR !

À suivre…

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