La Plume viciée (25) : L’hallali jusqu’à la lie

Résumé de l’épisode précédent : Ravies du bon tour joué à Diane de Monjouy, Aalis et Sybil tombent sur Charis, à la fois ravie et encombrée d’une dizaine de gros livres qu’elle a dénichés. Après avoir énuméré leurs mérites, elle leur explique ses difficultés pour ranger les innombrables volumes qui encombrent sa chambre. C’est alors que le trio tombe sur Diane, occupée à signer des exemplaires des Secrets de l’Éventail

— Tiens ! Regarde Charis, voici sous nos yeux la cause de ces pénibles heures à recopier des centaines de fois une sotte phrase. Je n’ai pas eu le temps de te l’expliquer, mais durant la joute de lecture, Sybil lui a donné la réplique, en public, pour jouer un extrait d’Atysis. Tu imagines le carnage, la pauvrette a pâli et a eu bien du mal à terminer son rôle !

Charis n’eut pas besoin de répondre. Le carnage, elle l’imaginait fort bien. Une simple mortelle donner la réplique à Sybil dans une tragédie ! Il fallait vraiment être inconsciente. Elle ne put s’empêcher d’esquisser un sourire mi-amusé, mi-méprisant. Chez cette nature assez douce, rares étaient les fois où elle se laissait aller à des sentiments peu nobles. Mais disons aussi que se remembrant certains articles lus dans La Gazette, articles dans lesquelles Diane de Monjouy avait tartiné de déraisonnable louanges en un style plein d’enflures pour de médiocres écrivains, elle n’eut pas le courage de faire des reproches à ses amies. Au contraire, elle fut à deux doigts de les féliciter, une petite voix lui chuchotant bien, bien, on ne doit pas prendre de haut une chose aussi sacrée que la littérature, ça lui apprendra !

Apercevant le souris, Aalis y vit comme un encouragement, celui de proposer à Charis d’en être, de faire partie du gentil complot pour écorner davantage la réputation de la gazetière. Mais elle restait prudente, devinant que son amie pouvait se mettre à protester aussi bien par un goût de posture de vierge effarouchée que par envie de se venger de certaines gausses que la rouquine lui avait infligées.

— Voilà donc toute l’histoire, fit Aalis. Du coup, j’estime que la vengeance a été acquise, inutile de faire couler le sang davantage…

— Oui, c’est raisonnable, il ne faut pas aller plus loin…

— Du reste, le roman de cette dame est peut-être très bon, je n’en sais rien, moi.

Et, là aussi sans façon (c’était un peu la manière de faire des apprenties-Callaïdes), elle invita Charis et Sybil à poser leurs livres sur la table de Diane afin d’avoir un aperçu du contenu des Secrets de l’Éventail. Bien que discutant aimablement avec une bourgeoise, Diane remarqua évidemment la jeune fille blonde qui lui avait fait la leçon tantôt et qui lui adressa le gracieux sourire de celle ayant humilié une rivale avec facilité.

Aalis avait pris un exemplaire des Secrets.

— Voyons, lisons toujours les premières lignes, dit-elle d’une voix discrète mais cependant pas assez pour ne pas être entendue de Diane.

Elle l’ouvrit à la première page et le mit entre les mains de Charis qui n’était guère enthousiaste, mais ce fut plus fort qu’elle. Un livre s’ouvrait sous ses yeux, de petits caractères apparaissaient sur une page blanche, il lui fallait les lire !

Et voici ce qu’elle lut :

Ah ! Que nul ne puisse concevoir la puissance d’un éventail lorsqu’il est manié avec la dextérité suprême de Mademoiselle de Larnay ! Sous l’étoffe chatoyante de ce précieux objet, se cachent des mondes entiers de ruses et de non-dits, de passions muettes et d’ambitions dévorantes. À chaque mouvement délicat de son poignet, elle dévoilait – non pas seulement l’ombre d’une pensée – mais les arcanes d’une vérité si profonde que ceux qui osaient croiser son regard étaient comme envoûtés, ensorcelés, pris dans les filets invisibles d’une intrigue que seule une femme de son envergure pouvait tisser. Ce soir-là, sous les regards impuissants des courtisans, l’éventail ne serait plus une simple parure, mais l’instrument d’une révélation capable de défaire le destin.

— Alors ? Tu trouves ça bien ? lui demanda Aalis, accentuant volontairement le ça afin d’être entendue de Diane.

Manifestement, non, Charis ne trouvait pas ça bien, à en juger une moue de dégoût guère différente de celle qu’elle pourrait arborer en découvrant une punaise égarée au milieu de son tiroir à culottes. D’emblée, elle avait ressenti une vive antipathie pour ce style à la fois artificiel et pompeux. Mais elle parvint à n’en rien dire, se contentant de hausser les épaules et d’afficher une moue dubitative avant de refermer le livre et de le reposer sur la table.

De son côté, Diane se trouvait face au tondu qui lui avait acheté un livre juste pour le plaisir d’admirer de près sa décollade. Elle s’efforçait de rester aimable bien que son esprit et ses oreilles fussent surtout aimantés par le jeune trio à sa droite. Elle avait entendu l’agaçante question de la rouquine et surtout le silence qui avait suivi. Pis, elle avait vu une main s’approcher de la pile des Secrets pour y reposer un exemplaire !

Pour elle, c’était le pire des affronts. À la rigueur, elle eût préféré entendre une critique. Mais ce silence, comme si l’on n’avait même pas daigné verbaliser une pensée, c’était intolérable ! Charis, qui s’était tue uniquement par discrétion, pour ne pas blesser, n’en avait pas conscience mais elle venait de se faire une ennemie mortelle.

Et pendant ce temps, le tondu laissait ses yeux se perdre avec délectation dans la profondeur de la décollade. Diane finit par s’en apercevoir et, courroucée, expédia rapidement quelques mots sur la page de garde. Elle lui rendit son livre sans le moindre sourire, contrevenant exceptionnellement à l’une de ses règles d’or qui voulait qu’il fallait se montrer aimable avec tout le monde, même envers ceux qu’elle méprisait — elle lui dit toutefois « belle journée à vous », on ne plaisantait pas avec les belle journée, surtout pas !

Alors, elle se tourna vers les trois drôlesses, voulant surtout voir le visage de celle qui avait reposé son livre. Ce fut d’abord celui de la rousse qui s’imposa. Vivement, prise d’une inspiration subite, Aalis avait repris le livre et s’était approchée pour le lui faire signer.

— Bonjour Madame, je tenais à vous dire que j’admire vraiment la qualité de votre plume. Le style est… comment dire ? très singulier. J’ai rarement lu quelque chose d’aussi… travaillé, vous voyez ? C’est une écriture si riche, si… appuyée. Un peu comme si chaque mot pesait son poids d’or. Il faut beaucoup d’audace pour oser ce genre de prose aujourd’hui. Vous devez être fière d’avoir un style si remarquable. Je serais honorée de pouvoir en lire plus. Pouvez-vous me le signer ?

Il y avait de quoi avoir envie de donner des mornifles avec certains mots merdeux que la drôlesse avait choisis. Mais en l’observant, Diane hésitait. Les grands yeux verts, pétillant d’un éclat enfantin, semblaient porter sur elle un regard émerveillé, donnant l’impression qu’elle allait boire ses paroles avant même qu’elles ne fussent prononcées. Un sourire léger, discret, flottait sur ses lèvres pleines, les rehaussant d’une douceur presque touchante, comme celui d’une jeune fille encore timide mais profondément admirative. Ses taches de rousseur, éparpillées sur ses joues et son nez, ajoutaient à cette impression d’innocence. Et cette chevelure flamboyante, où la lumière du jour s’accrochait en reflets d’or, n’était pas sans évoquer certaines vierges peintes par di Frederico.

Et pourtant… pourtant Diane hésitait, sentant confusément une note fausse, une dissonance à peine perceptible au milieu du gracieux tableau. Et puis, la rouquine étant l’amie de la tragédienne blonde qui lui avait montré un faciès épouvantablement arrogant, forcément, il y avait lieu de se méfier.

— Dites-moi, jeune fille, puis-je vous demander ce qui a éveillé en vous l’envie de découvrir ce livre ?

Diane le sentait, cette question allait devenir systématique. Elle invitait la lectrice à partager son intérêt, à nouer légèrement un lien personnel, tout en offrant à l’écrivelle la possibilité d’avoir un aperçu de ce qui attirait son public, et ce légèrement, sans paraître trop insistante. Malheureusement, il fallait souhaiter pour Diane que les réponses que lui donneraient plus tard des lectrices seraient différentes de celle que lui donna Aalis.

— Oh, vous savez, je me suis dit que les secrets, ça ne se refuse jamais… surtout quand ils sont aussi joliment dissimulés derrière un éventail. Et puis, surtout, j’aime bien mélanger les couleurs de reliures dans ma bibliothèque et celle-ci manquait à ma collection.

Diane, qui s’apprêtait à écrire un mot à côté de la page de garde, releva la tête. L’adolescente avait l’air on ne peut plus sérieuse. Elle jeta un œil à la blonde, celle-ci avait tourné le dos (en réalité, en observant avec plus d’attention, Diane eût noté un léger tremblement des épaules signifiant que Sybil essayait de contenir un début de fou rire). Quant à la brune, décidément, elle continuait de lui être antipathique puisqu’elle elle était plongée dans la lecture d’un des livres qui avaient été posés sur sa table (pour ne pas gêner Charis, nous n’indiquerons pas quel livre parmi ceux cités plus haut elle avait ouvert). Diane revint à la sotte rousse.

— Mais peut-être connaissez-vous mes articles pour La Gazette du Royaume ?

— Bien sûr ! Et c’est même le plus important, j’allais oublier ! J’adore vos articles, surtout ceux sur… oh, comment s’appelle votre série déjà ? Ah oui, Les Merveilles Oubliées des huit Royaumes. Quelle plume ! Vous avez une façon si vivante de raconter les légendes, c’est passionnant. Quand on reçoit la gazette à la maison, j’aime mieux vous dire que papa et maman doivent attendre que j’aie fini votre page avant de se plonger dans la gazette. Vraiment, votre dernier article sur la princesse aux cent dragons m’a captivée !

Diane, figée, sentit une vague de contrariété l’envahir. Les Merveilles Oubliées des Huit Royaumes était une série d’articles rédigée par Cyrielle, une concurrente qu’elle méprisait pour son style qu’elle trouvait trop simple et fantaisiste. Le compliment, pourtant bien emballé, sonnait à ses oreilles comme une insulte déguisée. Diane hésitait. Fallait-il se taire en acceptant un compliment qui ne lui était pas destiné, et donc faire preuve d’assez peu d’honneur – et cependant vendre malgré tout un exemplaire de l’Éventail ? Ou bien révéler la méprise, courir le risque d’essuyer une déception quelque peu insultante et d’assister à un changement d’avis pour l’acquisition de l’exemplaire – cela pouvait être embarrassant car deux autres clientes venaient de s’ajouter à la file et pouvaient être témoins de la situation ?

 Plongeant la plume dans l’écrier, elle prit sa décision. Parvenant à contenir l’ombragement qui se lisait dans ses yeux, elle sut l’effacer en revenant à une expression parfaitement aimable. Mieux valait laisser la péronnelle croire à son compliment, aussi erroné soit-il, plutôt que de perdre une potentielle lectrice. Hé ! Qui savait ? Peut-être qu’elle apprécierait son roman dès les premières pages, c’était même sûr !

La plume allait toucher le papier, mais…

— Mais non, Aalis, tu te trompes ! Je lis un peu plus La Gazette que toi, et je sais qui est la personne qui écrit Les Merveilles Oubliées des Huit Royaume. Elle se nomme Cyrielle Montclair. Je ne rate aucun de ses petits récits qui sont toujours joliment ciselés, sans afféteries et fort agréables à lire !

Charis qui, tout en lisant les premières lignes des  Confessions int… enfin d’un de ses livres, avait tout de même perçu des bribes de conversation à sa droite et, sans réfléchir, était sortie de son mutisme pour réparer étourdiment l’erreur.

Diane l’observa attentivement : ces grands yeux faussement naïfs, cette voix flutée qui sonnait faux, dieu quelle horrible petite jocrisse ! L’antipathie se mua en haine instinctive envers cette fille qui lui apparaissait comme un double juvénile et pernicieux d’elle-même. Mais après l’irritation, vint l’embarras, pour ne pas dire la honte, celle de ne pas avoir rectifié l’erreur de la rousse et de passer pour une harengère des livres avant tout soucieuse d’écouler sa marchandise. Ici, elle n’hésita pas, elle mentit éhontément :

— Vous avez raison, petite demoiselle, et en même temps, tort. Car sur la page réservée à Cyrielle, j’y écris régulièrement des articles. Ce sont des petits arrangements entre gazetières, voyez-vous, parfois on s’entraide, on écrit un article pour aider à compléter une page dans l’urgence, sans forcément demander à ce que son nom soit indiqué.

Mensonge assez perfide envers Cyrielle qui était toujours la première à terminer ses articles de la journée. Mensonge qui, on le sentait, ne convainquait qu’à moitié Charis. C’est qu’elle connaissait bien les différences de style entre Cyrielle et Diane et ne voyait pas trop comment la seconde pouvait camoufler ses scories langagières en imitant parfaitement le style limpide de la première. Elle s’abstint cependant de faire un nouveau commentaire. Aalis, en revanche…

— Ah ! Je comprends mieux pourquoi vous n’avez rien dit. Je n’avais jamais fait attention au nom de la personne derrière ces légendes. Cyrielle Montcour tu dis, Charis ? Je m’en souviendrai. Dites, Madame, vous ne savez pas si elle est présente au bal littéraire ? Il doit bien exister des recueils de ses légendes, non ? Bon, je verrai. En revanche, pour votre livre… allez, je vais le prendre quand même, je pense qu’il saura parler à ma maman qui lit La Gazette. Non, inutile de signer, ne vous embarrassez pas avec ça. Tenez, mon ami.

Mon ami, c’était Gollard qui, surveillant les achats, veillait à ce qu’un client ne reparte pas avec un livre sans l’avoir payé. Il avait tendu sa main pour recevoir l’écu, se moquant bien du déconfit qui s’abattait sur Diane.

— En tout cas, je suis bien aise de vous avoir rencontrée Madame. On n’a pas tous les jours l’occasion de rencontrer une belle et jeune écrivelle de talent ! D’ailleurs, j’y songe : je parle de jeunesse et de beauté, mais savez-vous que mon amie ici présente, Charis, trousse des vers comme personne ? Elle n’en a pas l’air comme ça, mais il ne fait aucun doute qu’elle est destinée à devenir l’une des plus grande écrivelles de notre temps. Et elle n’a que seize ans ! Vous qui êtes plus âgée, ne trouvez-vous pas combien il est fascinant de voir à quel point les jeunes talents brillent de nos jours ?

Charis, qui tout en ayant conscience de sa valeur appréciait rester dans l’ombre, esquissa un geste de mécontentement. Diane ne put s’empêcher de l’observer de nouveau. Et alors, elle comprit ce qui la hérissait chez cette jolie brune. Évidemment, de par son âge, elle était moins belle, moins formée. Mais ses cheveux étaient du même brun, ils avaient la même longueur partagée en deux franges identiques, la forme du visage rappelait étrangement la sienne, avec ce menton légèrement pointu et ces pommettes hautes, presque effrontées. Pis encore, les yeux, quoique plus jeunes et plus vifs chez Charis, avaient cette même nuance de brun profond, comme s’ils étaient capables de sonder les âmes. Et cette petite moue pincée qu’elle venait d’adopter, c’était presque son propre reflet dans un miroir. Oui, voilà ce qui la hérissait : dans cette jeune fille, elle voyait une version d’elle-même, plus jeune, plus éclatante, et surtout… insolemment prometteuse.

— Ne le dites à personne, mais nous sommes apprenties-Callaïdes et, croyez-le ou non, nous serons les prochaines. Quand nous aurons notre titre, n’hésitez pas à nous envoyer un mot, nous nous ferons un plaisir de vous recevoir afin d’enrichir votre gazette.

Aalis s’était contenue jusque-là. Elle libéra enfin son esprit et son visage pour déverser toute l’impertinence et l’ironie dont elle était capable. Cela commença par ce mot de gazette, dit du même ton que celui d’une dame parlant de paysans et de leurs sabots boueux, avec une condescendance à peine voilée. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire plein de malice, tandis que son regard pétillait d’une lueur provocante. Gazette était tombé de sa bouche comme une pièce de monnaie jetée négligemment sur une table, sans valeur réelle, mais suffisante pour marquer sa supériorité. Elle savait pertinemment qu’en parlant ainsi, elle piquait Diane là où ça la dolorait : dans l’orgueil de son travail et de sa réputation.

Et sans attendre de réponse, prenant le bras de Sybil en gloussant grossièrement, elle s’éloigna, entraînant dans son sillage Charis qui avait repris à la hâte ses deux piles de livres tout en demandant à ses amies de l’aider. Elle non plus ne la salua pas en partant.

Diane les vit s’éloigner, dans toute l’impertinente insouciance de leur jeunesse, jeunesse que la gazetière avait en moindres proportions. Elle se sentit lors des bouffées de haine, bouffées qui furent alors opportunément interrompues par une voix.

— Excusez-moi.

Elle se retourna.

Galien Barde.

— Ah, Diane, chère collègue, quelle joute, hein ? Enfin, pour certains… mais vous me comprenez, je n’ai pas eu vraiment l’occasion de montrer l’étendue de mon talent. D’ailleurs, à ce propos…

Il posa délicatement sur la table un exemplaire des Secrets de l’éventail.

— Vous seriez adorable de me signer un exemplaire. Pour immortaliser cette journée, bien sûr… mais surtout… si jamais vous avez un peu de temps ce soir, pourquoi ne pas vous atteler à une préface pour mon prochain recueil de poèmes ? Un peu de votre plume pour enjoliver la mienne, vous voyez ?

Ce n’étaient plus des bouffées de haine que Diane ressentait, c’était une envie de massacre et il fallut toute l’étendue de son art du paraître pour esquisser un semblant de sourire.

À suivre…

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