La Plume viciée (24) : L’art d’aimer les livres et de les ranger selon Charis

Résumé de l’épisode précédent : Diane de Monjouy pensait briller de mille feux lors de la joute de lecture. Tirant au sort un extrait d’Atysis, célèbre tragédie de François Hédenault, elle se voit donner la réplique à une petite bourgeoise blonde qui se trouvait dans le public. Pas de chance, il s’agit de Sybil, experte ès tragédie. Sa prestation est tellement époustouflante que les spectateurs, pantelant d’émotion (et on les comprend, j’ai moi-même eu du mal à terminer l’épisode), n’ont même plus la force d’apaumer. Aalis et Sybil quittent la salle, sans un mot, laissant Diane à son insignifiance…

Bien entendu ravies du bon tour joué à la gazetière, les deux espiègles rirent sans retenue aucune au milieu des travées de la Cour des Écrivains, attirant à la fois l’attention des auteurs et celle des passants. Ce ne fut qu’en arrivant aux abords de la partie du bal allouée aux marchands de livres rares que, voyant Charis venir à leur rencontre, elles se calmèrent un peu… bien que le nouveau spectacle qui s’offrait à leur vue avait de quoi titiller de nouveau leur hilarité.

C’est que lorsque leur brune amie s’adonnait aux emplettes livresques, elle ne faisait pas les choses qu’à moitié. Elle s’était ainsi procurée une dizaine de livres de tailles diverses (certains assez épais), livres qu’elle tenait contre sa poitrine en deux belles piles. C’était déjà assez impressionnant, mais ce qui attirait encore plus l’attention était le rayonnement béat de sa face. Qu’avait-elle acheté ? Impossible de le dire mais on pouvait gager que c’était des ouvrages précieux qui avaient su ravir son cœur de collectionneuse lettrée. Elle dodelinait du chef, regardant à droite et à gauche d’autres étals, avant de le baisser pour couvrir d’un regard empli d’amour les livres qu’elle tenait contre elle, l’air de dire « non, mes enfants, les autres ne comptent pas, vous m’êtes bien plus précieux, je suis bien contente de vous avoir sortis du ruisseau. »

— Regarde-la, souffla Aalis, on dirait qu’elle donne la tétée à ses piles de livres adorés.

— Pourquoi « on dirait » ? C’est ce qu’elle fait voyons !

D’ordinaire, les deux filles auraient enchaîné d’autres piques mais en fait, loin de les amuser, la vision les glaça car elles savaient à quoi s’attendre. D’ailleurs, ça ne rata pas. Les apercevant, Charis alla dans leur direction, un sourire fiévreux aux lèvres.

— Houhou ! Regardez comme j’ai bien fait de vous laisser pour aller cueillir des livres. Vous n’allez pas me croire, imaginez que je me suis procuré… non ? Vous ne voulez pas deviner ? Je vois, vous craignez les traits de Jalousie, je vous comprends. Je vais vous le dire quand même. D’abord, je suis tombée sur Les Rêveries de l’âme errante de Théobald d’Orfey, un texte extrêmement rare, tiré à seulement cinquante exemplaires, avec une reliure en cuir de lézard — oui, oui, vous m’avez bien entendue, cuir de lézard ! Et le second, La Danse des Sphères Invisibles de la grande Euryclée de Saldor, une œuvre mystique comme on n’en fait plus, gravée sur du papier d’écorce. Tenez, vous sentez ? Ça a une odeur divine, un parfum de forêt et de connaissances anciennes !

Elle jeta un coup d’œil à Sybil, espérant voir une réaction d’envie, mais rien ne vint. Imperturbable, elle continua, toujours souriante :

— Ensuite, il y a Les Parfums d’Hélicon de Dame Félicité de Voirempe, un recueil de poèmes sublimes, imprimé sur du vélin aussi fin que de la soie. Vous devez absolument le lire, c’est d’une douceur incomparable au toucher. Et là, regardez ce que j’ai trouvé : Les Arcanes du Ciel Étoilé d’Achille Damar, l’un des meilleurs traités astrologiques. Et ce n’est pas tout car celui-ci est illuminé à la main, chaque constellation dessinée à l’or fin. Une œuvre d’art, littéralement ! Il ne m’en a coûté que sept écus ! Le crois-tu, Aalis ?

Aalis leva un sourcil, mais Charis, prise dans son élan, n’y prêta pas attention.

— Oh, et ça, mes chères, ce n’est rien de moins que Les Mémoires du Silence de Cléandre Soliste, un manuscrit unique, relié en parchemin de peau de cerf, les pages bordées d’un fil d’argent, oui, d’argent ! Vous vous rendez compte ? C’est presque un sacrilège de l’ouvrir tellement c’est fragile. D’ailleurs, c’est bien simple, je le rangerai et n’y toucherai plus ! Et puis, il y a cet autre joyau, Les Cris des Âmes Anciennes, un codex anonyme écrit en langues perdues, couvert de runes dorées et gravées sur un papier fait de fibres de lune… enfin, si l’on en croit la légende. Mais peu importe que ce soit vrai ou non, ce qui compte, c’est d’enfin posséder cette curiosité !

Aalis et Sybil, bonnes pâtes, avalèrent leur salive, se disant que l’épreuve était bientôt terminée. Encore quatre livres et Charis finirait bien par changer de sujet. En attendant la jeune fille, enivrée par ses trouvailles, le regard pétillant d’exaltation, continuait :

— Ah, et enfin, mon dernier joyau : Le Bestiaire d’Ombrelune de Sylvain de Néronde, une édition exceptionnelle, avec des enluminures à chaque page, des créatures mythiques dessinées dans des marges d’un vert émeraude éclatant. Ça m’a coûté une petite fortune, mais cela en valait la peine, je le vois déjà comme un bijou dans ma bibliothèque. Du reste, mon cher papa doit bientôt m’envoyer de l’argent, donc je pouvais bien me permettre cette petite folie.

Elle se tut un instant, espérant des exclamations d’admiration, mais Aalis et Sybil la regardaient, mi-déconcertées, mi-consternées, mutiques comme deux amies ne voulant pas brusquer une amie chère en train de tomber en déraison, de peur qu’elle ne se donne encore davantage en spectacle.

Cependant, au milieu du babillage érudit, Aalis eut conscience d’un détail. Son amie les avait bien assommées de multiples informations sur ses acquisitions, oui, mais elle avait omis de parler des trois petits ouvrages qu’elle avait mis de côté, alors qu’elle avait posé sans façon les deux piles sur la table d’un vendeur pour les passer en revue.

Sournoisement, elle la contourna pour s’en saisir. Elle ouvrit le premier pour inspecter la page de garde : stupeur ! C’était du propre ! Ou plutôt, non, tout le contraire puisque c’était un livre sale !

Aussitôt, d’une voix forte et enjouée, elle déclara :

— Oh, mais Charis, tu as oublié de nous parler de ces merveilles ! Voyons voir… Les Tentations de la Marquise aux Mille Caprices, un ouvrage ô combien instructif j’imagine. Je remarque qu’il est en velours rouge, assurément très doux et élégant pour les lectures nocturnes.

Des passants tournèrent la tête, intrigués. Charis, un peu pâle, fit un pas en avant pour récupérer ses précieux livres, mais Aalis, impitoyable, passa au deuxième ouvrage :

— Ah ! Et que dire de L’Art Secret des gambes légères, une édition avec des gravures, je suppose ? Vérifions… Oh mon Dieu ! Que voilà des illustrations fort détaillées, parfaites pour s’occuper les longues soirées solitaires !

Sybil étouffa un rire tandis que certains badauds échangeaient des regards surpris. Charis, horrifiée, se pencha pour saisir son livre, mais Aalis, esquivant avec une agilité diabolique, leva le dernier titre à la vue de tous :

— Et enfin, le chef-d’œuvre ! Les Confessions Intimes de Dame Pommes d’Amour, et dans sa version augmentée encore ! Oh là là, Charis, quelle érudition ! Cela dit, tu as bien conscience que les pommes du titre n’annoncent pas un traité de botanique, hein ?… ou à la rigueur sur l’art de tailler certains buissons !

Des rires fusèrent ici et là dans la foule, et Charis, rouge jusqu’aux oreilles, récupéra enfin ses livres, visiblement mortifiée.

— Vous me décevez beaucoup. Voirement. Puisque c’est comme ça, tant pis pour vous, je ne vous parlerai plus de mes trouvailles, voilà !

Aalis et Sybil eurent la même pensée, quelque chose comme Ouiiii ! Elles s’abstinrent cependant de la formuler. Trop moquer Charis était courir le risque de la voir partir pour une bouderie de plusieurs jours. Or, comme elles s’amusaient bien au bal, et qu’Aalis avait une idée précise concernant un petit rôle qu’elle pouvait donner à son amie dans son projet d’offrir quelques crocs-en-jambe bien sentis à Diane de Monjouy, elles s’approchèrent de la table pour prendre d’autorité quelques-uns des livres que la brune y avait posés.

— Allez quoi ! C’est pour rire ! fit Aalis. Et puis on doit te conter notre aventure avec la de Monjouy, tu vas comprendre pourquoi nous sommes portées à la taquinerie. Mais dis-moi, je te vois à nouveau avec dix gros pavés que tu vas rapporter dans ta chambrette, comment fais-tu pour les ranger ? J’entendais Sophie en parler pas plus tard qu’hier.

Habile allusion qui détournait Charis de sa colère pour revenir sur le sujet de ses livres bien-aimés. Au passage, précisons qu’à l’école des apprenties-Callaïdes, chaque chambre était partagée par deux petites pensionnaires et que Charis vivait en bonne entente avec une certaine Sophie (1) qui adulait positivement la brune… même si sa passion des livres, devenue très envahissante, avait commencé à écorner sa patience.

— Ah ! Elle t’en a parlé ? Note que je ne lui en veux pas, je puis la comprendre. J’avoue que ranger les livres n’est pas mon fort – même si je pense m’être améliorée en ce domaine. C’est vrai, nous croulons de livres dans notre chambre. Je fais pourtant tout pour ranger, mais c’est chaque fois la même chose : un livre me tombe sous la main, je l’ouvre, il me happe, et finalement le désordre persiste. Sophie ne dit rien, mais je crois qu’elle commence à s’agacer de devoir engamber mes livres dès qu’elle veut se lever. Elle a aussi soupiré un peu rudement avant-hier parce que quelques livres s’invitaient sur son lit. Mais qu’y faire ? Elle doit bien comprendre, non ? Entre les ouvrages que j’achète, ceux que papa m’envoie (et croyez-moi, il a bon goût), et ceux que dame Odile me remet — des trésors, vraiment ! — eh bien, j’ai l’impression que les murs se rapprochent chaque jour. J’essaie de tout classer selon les auteurs, ou bien par genre, mais les étagères sont pleines à craquer… Alors je finis par en empiler certains sous mon lit, d’autres sur ma table de nuit ou sur le sol. J’en suis même arrivée au point que j’en mets dans le tiroir de ma commode où se trouvent mes culottes, c’est dire ! Mais c’est un vrai bonheur, vous savez, d’être entourée de tant de merveilles ! À chaque fois, je me dis que je vais m’arrêter, mais non, j’en vois un nouveau, une reliure qui me tente, ou un titre qui m’intrigue… et c’est plus fort que moi ! C’est un peu comme si je vivais dans une mer de mots, et je m’y noie avec bonheur !

Le flot se tarissait, Aalis put alors lorgner du côté de Sybil :

— Que t’en dit ? lui demanda-t-elle.

— J’en dis qu’elle a le grain définitivement hors de l’épi !

Charis n’eut pas le temps de s’encolérer de nouveau puisque les deux amies se penchèrent tout en marchant pour la biser sur une joue.

— Oui, hors de l’épi, reprit Aalis, mais c’est ainsi, ne change rien puisque tu es notre amie et que, selon toute vraisemblance, toutes trois serons amenées à… oh ! Sybil ! Vois-tu ce que je vois ? Par ma barbe ! Ou plutôt, par ma motte ! Je crois que l’acte II va commencer !

Ce n’était pas impossible : à trois pas, assise devant sa table aménagée par Gollard, Diane était occupée à écrire un mot dans un exemplaire des Secrets de l’Éventail. Trois bourgeoises et un tondu faisaient la queue pour avoir une signature.

À suivre…

(1) Voir Cycle des Callaïdes, Livre I (Charis de la nuit), tome I (La Vierge sans yeux).

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