Résumé de l’épisode précédent : Aalis et Sybil sont arrivées dans la salle où se tient la “joute de lecture” à laquelle participe Diane de Monjouy. Installées au fond, elles demandent à un garçon joufflu les règles de cette joute. C’est alors que Diane tire au sort le titre de l’œuvre dont elle aura à lire un extrait…
« Et maintenant, à Mademoiselle de Monjouy de prendre un papier afin de savoir quelle œuvre elle aura à lire ! »
Sybil fixa la silhouette pourpre qui plongea la main dans un petit sac de cuir avant d’en retirer un papier.
— Eh bien, Mademoiselle, quelle œuvre avez-vous tirée ?
— Atysis, de François Hédenault, scène 3 de l’acte I.
— Ah ! Ce qui signifie que vous aurez à partager la lecture avec soit l’un de nos invités, soit l’un de nos spectateurs. Avez-vous une préférence ?
— Non, aucune bien sûr, tout me convient. Mais à la réflexion pourquoi ne pas faire participer une personne du public ? Je veux quant à moi bien jouer Atysis, j’ai toujours apprécié ce personnage.
— Ce qui veut dire qu’il nous faut une Haydée.
Et, se tournant vers les spectateurs :
— Y a-t-il parmi vous une belle et jeune personne désirant jouer la pauvre et éplorée Haydée, l’esclave amoureuse du prince Atysis ?
Quelques mains se levèrent aussitôt, mais aucune n’attira autant l’attention que celle qu’une fille, dans les dernières rangées, leva en faisant de grands gestes afin d’être choisie.
Diane plissa les yeux, c’était une petite bourgeoise blonde dans une robe jaune bien criarde. Allez, elle ferait bien l’affaire. De toute façon, mieux valait éviter de donner la réplique avec les autres invités qui, tous, avaient montré de belles qualités de lecture. Avec la gamine, c’était le beau rôle assuré et elle pouvait même faire montre d’une bienveillance un rien maternelle qui saurait susciter l’amusement et la sympathie.
— Oh ! Je vois une jeune demoiselle bien motivée au fond, je la veux bien pour esclave, elle a l’air fort charmante !
— Effectivement, cette jeune fille semble apprécier les beaux textes tragiques de notre répertoire. Venez, Mademoiselle, approchez, n’ayez pas peur !
Effectivement, en apprenant qu’on l’avait choisie, la jeune fille se mit à mettre la main sur le cœur et à regarder avec une expression mi-ahurie, mi-apeurée, comme regrettant de s’être portée volontaire, une jeune fille rousse qui roulait comiquement de grands yeux désolés, l’air de dire « ma pauvrette, tu voulais te rendre à la guerre, eh bien adieu ! contente de t’avoir connue ! »
La blonde s’extirpa de sa rangée, l’air toujours confuse.
Diane sourit. Bon, une gourdiflotte, peut-être un peu trop simple, tant pis…
Mais alors que la fille remontait la salle pour accéder à la scène, une métamorphose se produisit. La gamine redressa soudainement son dos, effaçant toute hésitation de son visage. Ses épaules se mirent à bouger avec grâce, comme si elle s’enveloppait d’une cape invisible de majesté. Ses yeux perçants se fixèrent droit devant, illuminés par une nouvelle assurance, et une fine lueur malicieuse apparut au coin de ses lèvres. On entendit lors la voix de son amie rousse dire à la cantonnade : « La pauvre ! Voilà qu’elle joue les grandes dames. Elle qui en cours connaît à peine les temps de l’oblatif ! Enfin, si elle pense à faire les liaisons, ce sera déjà un miracle ! »
On entendit et on ricana. Cela dit, les ris furent mesurés : comme elle montait sur scène, on n’eut pas vraiment l’impression d’avoir affaire à une sotte embarrassante. Se postant face au public, elle exécuta une gracieuse révérence, ployant son buste avec une élégance naturelle, tout en écartant les pans de sa robe. Son geste fluide et délicat, accompagné d’un sourire subtil, fit aussitôt taire les chuchotements dans la salle. Le public, intrigué par cette gamine qui, à bien y regarder, était en fait une délicieuse jeune fille, semblait captivé avant même qu’elle n’ait prononcé un mot.
Puis Sybil se tourna et alla saluer Diane. Elle fit exactement la même révérence, avec cependant une variante. Tout en redressant lentement son buste, elle ficha son regard bleu de glace dans les yeux de Diane tout en laissant apparaître un fin sourire permettant de composer un abominable faciès de tête à claques. Diane sentit son sourire s’effriter, le contraste entre la révérence exquise et l’expression presque carnassière la perturbait. Elle se força à rester digne, mais une légère tension dans ses mâchoires trahissait son agacement. Et ce fut pis quand sa rivale (car que pouvait-elle être d’autre ?) entrouvrit les lèvres pour dire :
— Madame, votre beauté sur scène n’a d’égale que la profondeur de vos articles pour La Gazette du Royaume. Espérons que votre lecture soit aussi captivante que votre présence est charmante.
Un ange passa. L’ange messager servant la nymphe Danallis pour sûr ! car la voix, estrange mélange de chaude juvénilité et de froide arrogance, donna à tous l’impression que venait de se produire sur scène l’un de ces signaux funestes propres à la tragédie qu’incarnait la nymphe.
Diane chercha à rétorquer quelque perfidie déguisée en compliment, mais sa langue se glua. D’abord parce qu’elle ne voyait par sur quel détail s’appuyer pour tourner une beffe. Ensuite parce qu’elle ne voulait pas donner l’impression d’avoir été vexée. Diane de Monjouy s’abaisser à répondre à une petite colique blonde ! Et si sa vivacité la faisait pleurer, de quoi aurait-elle l’air ? Non, mieux valait prendre sur soi. C’était en tout cas bien à devenir folle toutes ces amabilités et ces caresses en société mais enfin, il n’y avait qu’à serrer les mâchoires et à déverser sa mauvaise bile sur le premier passant dans la rue ou, mieux, sur Isolde ou Capucine.
Aussi bien se contenta-t-elle de s’incliner, un sourire aimable aux lèvres – avec juste un rien de condescendance.
L’homme présidant à la joute invita alors les deux lectrices à s’asseoir avant de leur donner à chacune un exemplaire d’Atysis et de les prier de l’ouvrir à la page de la scène 3. La jeune fille prit dédaigneusement le livre… mais ne l’ouvrit pas. On se regarda. C’était une jouvencelle bien impertinente mais, il fallait bien l’avouer, une jouvencelle aussi bien gente à regarder. Et pourtant, il y avait fort à regarder sur l’autre fauteuil avec Diane de Monjouy qui, ses gracieuses courbes lovées dans son fauteuil, caressées par la soie pourpre de sa robe, la peau irradiant de blancheur et la poitrine comme cherchant à s’échapper de la décollade, attirait tous les regards mâles des premières rangées. N’empêche, la jeune fille était assurément une armide en devenir, dans quelques années elle serait du même tonneau que la Monjouy. Et quel air crâne avec ça ! En vérité elle était à peindre, cette petite.
C’était à Diane de commencer, Atysis recevait dans le plus grand secret son esclave adorée pour l’assurer de son amour. La gazetière, enfin l’écrivelle, inspira et lut les premiers vers.
Elle l’avait montré lors de sa lecture d’un extrait des Secrets de l’Éventail, elle savait comment s’y prendre pour insuffler de la vie à ces petites lettres séchées sur des pages blanches. Certes, Atysis était un homme, mais cela n’avait aucune importance. D’emblée, on sentait tout le respect, toute la dévotion, tout l’amour du prince envers cette protégée qu’il ne pouvait aimer selon la manière qu’il souhaitait. Ajoutons au timbre suave une belle capacité à laisser transparaître des sentiments sur son merveilleux visage et – détail magnétique pour certains spectateurs – cette main délicatement posée contre son sein gauche, comme cherchant à apaiser les battements de son cœur et qui se levait et s’abaissait au gré d’une respiration de gorge que l’on sentait douloureuse. Mon Dieu ! Avec un tel prince, on voulait bien être esclave, certes !
Mais alors qu’il ne restait à Diane plus que dix vers à lire, la jeune inconnue quitta son fauteuil pour se poster au milieu de la scène. Tiens ? Elle voulait donc lire sa réplique debout ? Ah mais non, elle avait laissé le livre sur le fauteuil ! La petite morgueuse avait-elle donc décidé de quitter la joute ?
Nullement.
Car juste au moment où Diane achevait le dernier vers de sa longue réplique, sortirent des lèvres de l’adolescente ces poignantes paroles :
Las ! je suis née dans l’ombre, esclave de ton rang,
Mais mon cœur t’appartient, prince, depuis longtemps.
Qu… Que ? Que signifiait ?
Et d’enchaîner :
Si l’amour est crime, je suis prête à périr,
Mais fuir serait un leurre, un destin à proscrire
Elle connaissait donc le rôle ? Une gamine de quinze ans, le rôle de Haydée ? L’éducation dispensée par les modestes écoles du Royaume avait donc progressé à ce point ? Mais son amie rousse qui avait clamé qu’elle ne connaissait pas les temps de l’oblatif ! C’était à n’y rien comprendre !
Que ferions-nous sans toit, sans royaume, sans terre ?
Ton devoir est ici, ma vie dans ta lumière.
Mon Dieu ! Et cette voix ! À la fois puissante et mélodieuse, comme un chant d’anges qui éveille les âmes ! Quelle maîtrise, quelle profondeur ! Une telle clarté dans les intonations, chaque mot semblait flotter avec une élégance naturelle. Cette jeune fille, malgré son apparente jeunesse, possèdait une maîtrise vocale qui rivalisait avec celle des plus grandes actrices. Non, vraiment, il convenait d’arrêter de se gausser de l’éducation du Royaume quand on voyait quel prodige elle produisait !
Ton amour, ô doux prince ! est le feu qui me brûle !
Mais j’aime mieux mourir que mon cœur avilir !
Dieux tout puissants ! Quel cri ! Et ce geste passionné de feindre de se poignarder tout en laissant tomber la tête en arrière pour accueilir la mort avec une sublime noblesse tragique ! Elle avait bien moins de poitrine que la Monjouy mais enfin, il fallait bien reconnaître qu’avoir une belle paire de seins ne faisait pas tout quand il s’agissait de tragédier.
Un qui en revanche semblait assez peu touché par ce duel de grâces était le poète Galien Barde qui se disait qu’il avait été quelque peu floué dans cette histoire. Ayant mis deux journées pour venir à la Capitale dans une pénible calèche cahincahotant sur d’atroces routes, il voulait mettre pleinement à profit le bal, lui, c’est-à-dire en multipliant les occasions pour bien se faire connaître. Or, il avait tiré au sort un malheureux poème de quatorze vers à lire alors que la Monjouy avait le doit de lire toute une scène ! Ce n’était guère juste que cela !
Pendant qu’il méditait un plan pour attirer de nouveau la courtepointe à soi, à l’autre bout de la salle, un certain garçon un peu enveloppé ne perdait pas une miette de la performance de Sybil. Contrairement aux spectateurs des premiers rangs, il savait donc que celle qui brillait sur scène était une apprentie-Callaïde. Dieu qu’elle était belle ! Et Dieu qu’elle jouait divinement ! Ses romans galants de contrebande lui sembleraient désormais bien fades en comparai…
Il tressaillit.
Derrière lui, juste contre sa nuque, il sentit un souffle tiède, le genre de souffle qui ne pouvait qu’appartenir une fille de seize ans, avec des yeux smaragdins et une crinière de feu.
En effet, Aalis, qui était habituée aux numéros de tragédienne de Sybil et qui ne voyait pas l’intérêt à suivre attentivement celui en train de se dérouler, Aalis donc s’était penchée en avant pour dessiner doucement de l’indiciaire des lettres sur sa nuque tout en lui susurrant des paroles dans l’oreille :
— Je m’aperçois que je ne t’ai pas dit mon nom. Concentre-toi sur mon ongle, il écrit sur ta peau les lettres qui le composent. Si tu le devines, je te ferai… un cadeau. Tu la trouves comment, mon amie ? Elle est douée, hein ? Et jolie aussi, sans doute ? Mais moi, je pense que je le suis davantage, qu’en dis-tu ? Et peut-être meilleure actrice. Du moins dans la comédie, je l’apprécie davantage que la tragédie. Moi aussi, tu sais, je sais enflammer les planches… et les cœurs. C’est que… tu vois… quand je me trouve au milieu des regards… que je porte un costume qui me fait me sentir femme… je me sens alors… tout effuriée… et j’ai comme des… envies… particulières… que je ne puis te dire car… on pourrait nous entendre. Tu vois… à l’intérieur de moi… c’est un peu comme mes cheveux… je ne suis que… braises.
Le gros garçon était à l’agonie. Enfin, une agonie pas désagréable. Devant lui, il voyait et entendait une jeune déesse blonde tragédier avec les anges. Derrière lui, une diablesse rousse le caressait dans le creux de l’oreille de son souffle chaud et léger. Le contact de l’ongle effleurant doucement sa peau provoqua des frissons incontrôlables qui remontèrent le long de son échine. Chaque mouvement était précis, presque délicat, comme si Aalis écrivait non seulement sur sa peau mais aussi dans son esprit. Tout cela l’ébranlait fort. D’ailleurs… cela l’ébranlait tellement que se produisit en lui une merveille à la fois chaude, agréable et fort gluante.
— Haaa ! laissa-t-il échapper d’une voix étranglée, ne voulant pas attirer l’attention des spectateurs alentour.
— Oui mon gros chat ?
— Aalis ! Tu te nommes Aalis !
La récompense ne tarda pas. Gentiment, elle posa ses lèvres sur la joue.
— Gagné.
Et la diablesse retourna s’asseoir.
De son côté, Diane bouillait. La jeune inconnue continuait de se démener et d’enflammer les planches, comme disait Aalis. Bon sang ! Mais qui donc était cette petite merdeuse qui attirait à elle toute la lumière ? Et, surtout, comment s’y prendre pour ne pas avoir l’air cruchotte quand elle reprendrait la parole ? Car il ne suffisait plus de se contenter de lire le derrière tranquillement posé sur son fauteuil. Réciter ses répliques, elle ne pouvait le faire puisqu’elle ne connaissait pas le texte. Mais au moins se lever avec son livre, essayer de faire vivre les vers par de beaux gestes lyriques. Mais tout de suite, une terrible image lui vint : celle de l’adolescente qui s’approcherait d’elle en tournant le dos au public pour mieux lui jeter à la face un horrible air de méprisante goguenardise . Cela, elle le voyait arriver gros comme un donjon ! Non, mieux valait se contenter de lire avec expressivité et, à la fin, féliciter aimablement la jouvencelle pour se montrer belle joueuse.
Malheureusement, le projet ne se passa comme prévu car, au moment de lire une nouvelle réplique, elle comprit combien l’autre l’avait intimidée par son talent. Moins assurée, sa diction trébucha une première fois, puis une deuxième. Elle se concentra lors pour qu’il n’y en ait pas une troisième mais, sentant sur elle le terrible regard moqueur de l’adolescente, elle perdit pied et laissa s’échapper toutes les belles couleurs dont elle avait su parer sa lecture lors de la réplique inaugurale. C’était fini, au moins avait-elle intérêt à veiller à faire ce que la rouquine du fond avait suggéré, à savoir bien respecter les liaisons.
Tête basse, la voix à demi étranglée, elle acheva les derniers vers un peu comme s’il se fut agi d’une bête à l’agonie. Et comme pour bien sentir davantage son humiliation, l’extrait ne se terminait pas sur une de ses répliques mais avec une autre poignante réplique de Haydée. Ce fut de nouveau brillant, la jouvencelle était maintenant agenouillée dans une sublime posture de supplication ! Et des larmes lui venaient ! Et pas qu’elle d’ailleurs, Diane aperçut des femmes dans les premiers rangs — et même des hommes ! – s’essuyer les yeux !
Si je dois te quitter, que ma mort soit lumière.
Le dernier vers. L’adolescente faisait face au public, les mains jointes en une poignante posture de suppliante, ses merveilleux yeux bleus laissant couler de tempétueux sillons.
Normalement, on eût apaumé à faire vibrer les charpentes de l’édifice. Là, ce fut bien plus impressionnant : le silence, rien que le silence. Tout au plus un léger bruit, celui que fit une fille rousse pour quitter sa place et se poster à l’entrée de la salle.
Diane sentit que c’était le moment, il fallait jaillir de son fauteuil pour prendre la merdeuse dans ses bras et la féliciter devant tout le monde.
Elle n’en eut pas le temps.
Pressentant probablement ce que préparait la gaetière, ne voulant pas lui laisser la moindre chance de briller, Sybil, cette fois-ci sans faire de révérence, rejoignit la fille rousse et le stupéfiant duo quitta la salle.
Callaïdes…
Le mot bruissait dans les dernières rangées et remontait vers les premières. L’homme qui s’occupait de la joute de lecture se dit qu’il allait être bien difficile de maintenir l’attention des spectateurs jusqu’à la fin. D’ailleurs, il devait bien s’avouer qu’il était lui-même fort ému par ce qu’il avait vu et entendu. Quelle jouvencelle ! Quelle merveille d’actrice ! Quelle…
Une main tapota son épaule. Il se retourna.
Galien Barde.
— Dites, est-ce que je peux tirer une nouvelle œuvre ? C’est que je n’ai lu qu’un poème de quatorze vers, voyez-vous, c’est assez injuste que cela.
Un ange passa là aussi, et il eut fort à faire pour empêcher un torrent d’insultes de se déverser.
À suivre…