Résumé de l’épisode précédent : Charis, Aalis et Sybil débarquent au bal littéraire, la première décidée à se procurer de beaux ouvrages, les deux autres davantage intéressées à l’idée de faire connaître une déconvenue à Diane de Monjouy. Cette dernière se trouvant dans une salle où l’on s’amuse à une “joute de lecture”, les deux adolescentes décident de s’y rendre…
Elles furent agréablement surprises en arrivant à la salle de joute de lecture. Spacieuse, haute avec de belle poutres, en sentait qu’y lire de beaux textes devait être plaisant. Un homme était justement en train de lire et ses intonations se voyaient comme enveloppées d’une discrète profondeur et teintes d’une couleur chaleureuse.
Inconvénient toutefois : le monde. Pourtant, les organisateurs avaient bien fait les choses, une bonne centaine de chaises avaient été disposées mais quasiment toutes étaient occupées. Ou alors, il fallait déranger des spectateurs pour en atteindre ce qui était à éviter … du moins pour quelqu’un soucieux des convenances, et pas nécessairement pour deux adolescentes ayant une haute opinion de leur joliesse et de leurs innombrables talents.
Du doigt, Aalis pointa deux chaises inoccupées au beau milieu de l’avant-dernière rangée.
— Effectivement, fit Sybil, par contre avec toutes ces personnes entassées, on va déranger.
— Peuh !
Et, sans attendre de réponse, Aalis s’élança d’un pas décidé, sans la moindre gêne. Le premier pied qu’elle écrasa appartenait à un homme d’un certain âge, assis au bord de l’allée. Il sursauta en retenant un cri, mais Aalis lui adressa un sourire charmant, comme si cela l’empêchait de s’excuser. En avançant, son coude heurta ensuite le chapeau d’une dame, qui bascula de travers sur sa tête, lui donnant une allure comique – Aalis fit semblant de ne pas remarquer son mouvement d’humeur. Juste après, elle renversa le programme sur les genoux d’un jeune homme, programme qui tomba à terre en virevoltant dans un petit chaos de feuilles éparpillées. Aalis continua, imperturbable — du reste, comme le jeune homme fut positivement impressionné par les yeux verts et la crinière rousse, il n’eut garde de protester. Contournant une chaise, elle heurta un verre d’eau que tenait une femme à la main, provoquant une grosse giclure sur sa robe. La femme laissa échapper un petit « oh ! » d’indignation, mais Aalis lui lança un insolent effectivement, ça a l’air d’être de l’eau. Enfin, elle trébucha bouffonnement sur un sac posé par terre, déséquilibrant une vieille dame qui manqua de perdre son châle.
Arrivée à sa chaise, elle s’installa, suivie de Sybil qui lui avait emboité le pas avec une élégance feinte. Mais une fois posée sur sa propre chaise, la blonde s’aperçut qu’elle était bancale !
— Ah non ! Pas une chaise boîteuse, ça porte malheur !
Malheureuement, il n’y en avait nulle autre dans les parages. Alors, se penchant vers l’oreille de sa voisine :
— Douce Aalis, me permettez-vous de m’asseoir sur vos genoux ?
— Hmm… je ne sais, je ne sais. Le méritez-vous ? Et surtout, saurez-vous vous tenir ?
En guise de réponse, Sybil l’embrassa sur la joue. Pas une simple bise cependant. Les deux belles lèvres ourlées s’y posèrent avec un rien de lasciveté laissant supposer qu’un bout de langue goûtait aussi l’épiderme. Évidemment, comme les deux adolescentes avaient bien tout fait pour se remarquer, certaines matrones aux alentours virent le baiser et furent bien outrées. Qu’est-ce donc encore que ces gamines mal torchées ? Décidément, où allons-nous ? Ah ! Si j’étais leur mère ! se disaient-elles.
D’autres vieux messieurs furent toutefois plus tolérants, frappés qu’ils étaient par l’harmonieux mélange de couleurs vives qu’ils avaient sous les yeux, tableau qui se poursuivit puisque Sybil laissa sa chaise pour effectivement s’asseoir sur les genoux d’Aalis, provoquant de nouveau un petit remue-ménage et faisant pleuvoir des chut ! qui ne semblaient guère avoir d’effets, les deux adolescentes étant incapables de réprimer des pouffements. Du reste, les chut ! étaient inutiles puisqu’il n’y avait plus personne à écouter. Ce fut au moment où Sybil posa son gracieux cul sur les cuisses d’Aalis que l’homme à l’autre bout de la salle, sur la scène, acheva de lire son texte. Il s’agissait d’un poète, un certain Galien Barde qui, voyant que l’on n’était guère attentif à sa lecture, là-bas, au fond, à l’avant-dernière rangée, se mit à faire pleuvoir – en pensée seulement – sur deux chevelures chamarrées des mots qui n’eurent rien de poétique, eux (Fesse-matines débraillées ! Gougeasses sans cervelle ! Insolentes gourgandines ! Foutriquettes mal peignées ! Pisseuses mal torchées ! et un original Pervenches de caniveaux !)
Ce fut alors qu’Aalis remarqua à sa droite un gras jeune homme qui s’était retourné pour les observer. Assurément il avait la corpulence pour être garçon boucher mais cela ne pouvait être puisqu’il se trouvait au bal littéraire ! Il était un peu fort par manque d’exercice, mais ses vêtements un peu bourgeois et une certaine intelligence dans le regard rendait le jeune homme (ou grand garçon) assez agréable à regarder. Stupeur ! il s’aperçut que deux agates vertes se posèrent sur lui, agates d’autant plus séduisantes que des mèches rousses de leurs propriétaires leur tombaient dessus tout comme les mèches blondes de la belle amie qui s’était invitée sur les genoux.
— Oh ! Tiens ? Un joli garçon ! fit Aalis et aussitôt, ce furent deux autres agates, d’un bleu profond, qui le percèrent.
C’en fut trop pour le gras joli garçon qui se retourna en faisant trembler ses joues.
— Oh ! Ne te retourne pas mon ami, fit Aalis, je ne vais pas te manger (il y aurait fort à faire). Dis-moi juste : comment se passe cette joute littéraire et sais-tu si Diane de Monjouy a déjà lu un texte ?
L’inconnu était âgé de dix-sept ans et, par chance, avait laissé sa maman dans un autre endroit du bal littéraire. Avec elle à ses côtés, il était sûr qu’il n’aurait pas eu la permission d’adresser la parole à de pareilles délurées. Il se retourna, au fond flatté du joli garçon, et profita des compliments adressés à Galien Barde par la personne présidant à la petite festivité pour expliquer le fonctionnement assez simple de la joute qui n’avait de joute que le nom. Il s’agissait surtout d’accueillir des auteurs qui lisaient d’abord un extrait de leur œuvre, histoire de donner envie aux gens de se la procurer. Une fois fait, ils tiraient au sort à tour de rôle un papier sur lequel était inscrit le titre d’une œuvre célèbre ainsi qu’un passage à lire (il montra du doigt une table sur laquelle était posée une vingtaine d’ouvrages qui attendaient d’être lus). Ce pouvait être un roman, un recueil de poèmes ou une pièce. Quant à Diane de Monjouy, oui, elle était présente et avait déjà lu un extrait de son roman.
Et là aussi, il montra du doigt une dame en robe pourpre assise sur un fauteuil dans un coin de la scène.
Plus en hauteur qu’Aalis, Sybil se redressa davantage pour bien voir, permettant au gros garçon d’admirer une silhouette qui lui rappelait les héroïnes effrontées des romans galants qu’il lisait en secret sous la courtepointe, à la lueur d’une chandelle — après s’être assurée que sa maman dormait bien et ne le dérangerait pas dans ses opérations.
— Oui-da, il dit vrai, je vois une chose toute pourpre et passablement dépoitraillée. Fi !
— Est-elle belle ?
— Comment veux-tu que je le voie d’ici, dindonnette ? Le silhouette est gracieuse et la peau assez blanche, c’est tout ce que je puis te dire.
— A-t-elle bien lu ? demanda Aalis au garçon.
— Ma foi, oui. La voix est claire et sait assez bien faire danser les mots. Mais dites-moi, si ce n’est pas indiscret, habiteriez-vous dans le quartier par hasard ?
Et voilà ! Juste quelques mots échangés et on songeait déjà à copiner pour rendévoutiser ! Aalis daigna cependant répondre.
— Non-da mon ami. Nous habitons à l’autre bout de la ville… dans l’école de dame Adèle.
Le garçon ouvrit de grands yeux, sa bouche s’ouvrant légèrement sous l’effet de la surprise. Ses joues, déjà pleines, semblèrent encore se gonfler, comme s’il était incapable de croire à la chance qui lui était offerte. Il balbutia quelques mots, les sourcils froncés, cherchant visiblement à assimiler cette information inattendue.
— Vrai… vraiment ? Vou… vous êtes donc des apprenties-Callaïdes ?
À ce mot, d’autres têtes se fixèrent sur le duo. Hein ? Des apprenties-Callaïdes, ces deux pisseuses mal élevées ? C’était charmant ! Bon courage à la reine Catelyne si elles devaient devenir Callaïdes pour de bon !
— Eh oui mon gros, apparenties-Callaïdes du moins pour le moment car tu peux être sûr que nous serons bientôt choisies pour être Callaïdes tout court.
Et, avançant la main, elle lui saisit la joue pour la pincer gentiment ! Geste bien un peu honteux mais le garçon ne prit garde de l’en empêcher. Il ne pensa que ces mots : la future Callaïde représentant la nymphe Danallis me tripote la joue ! Assurément, c’était encore plus voluptueux que de lire ses romans galants sous la courtpointe et la patte coincée à l’intérieur de ses braies !
Mais il n’eut pas le temps de répondre – il en aurait été d’ailleurs bien incapable – puisque une voix s’éleva pour prononcer ces mots :
« Et maintenant, à Mademoiselle de Monjouy de prendre un papier afin de savoir quelle œuvre elle aura à lire ! »
À suivre…