La Plume viciée (20) : La promesse de succès

Résumé de l’épisode précédent : Alors qu’elle s’observait dans le miroir, Diane a été prise d’un étrange malaise. Son reflet s’est-il animé d’une vie propre pour sortir de son cadre et lui prodiguer mille caresses ? A-t-elle simplement rêvé ? Impossible de le dire. En tout cas, elle s’est réveillée totalement nue au milieu de son salon. Il ne lui faut cependant pas perdre de temps car elle doit se rendre au bal littéraire…

Voulant arriver fraîche et sa parure préservée de la poussière, Diane prit la première chaise à porteurs venue, porteurs qui mirent beaucoup de zèle à transporter cette armide qui devait sûrement habiter au Château. Arrivée à l’ancienne manufacture de textile, elle ne les paya pas grassement pour autant et, le pied à la fois ferme et léger, elle se dirigea vers l’entrée principale.

Elle ne l’avait pas dépassée de trois pas qu’une voix désagréable la héla.

— Hep ! C’est un écu l’entrée, Mademoiselle.

Diane se retourna. C’était un petit vieux mal rasé et le menton en galoche. Il tenait une cassette remplie de pièces et de petites médailles en papier décorées d’un sceau maronnâtre, médailles qu’il remettait à celui qui avait payé son entrée.

— Mais enfin, je n’ai pas besoin puisque je suis invitée et que je dois participer à…

— Nan, rien à faire, tout le monde doit payer, on ne m’a pas dit que les invités pouvaient entrer gratis. Et qui me dit que vous êtes vraiment invitée, hein ? Imaginez que tout le monde en fasse autant, où irions-nous si…

Le vieux était parti pour ânonner des stupidités sans s’arrêter et, surtout, attirer désagréablement l’attention autour de Diane. Pour le faire taire, elle s’empressa de prendre un écu dans son sac de demoiselle et de le lui tendre en prenant son air le plus doucereux, intérieurement l’agonissant d’injures.

— Tenez, tenez mon ami, je l’ignorais aussi, mon imprimeur, monsieur Gollard, ne m’avait pas prévenue.

Le tout dit assez fort pour être entendue, Gollard étant le premier libraire de la Capitale.

Alors, la médaille remise en échange de la pièce, elle s’engouffra dans la pièce principale, celle qui autrefois constituait un lieu de transit pour les marchandises, maintenant devenue La Cour des Écrivains. On y avait installé des tables derrières lesquelles les auteurs étaient postés et attendaient, une pile de précieux exemplaires à portée de main, qu’un passant daigne leur en acheter un. Diane n’était pas trop sûre d’aimer cela, mais enfin, son cœur battit tout de même un peu à l’idée de découvrir la table que Gollard lui avait réservée. Tiens ! N’était-ce pas lui d’ailleurs qui faisait de grands gestes dans sa direction ? Oui, il devait se trouver au petit carré où étaient sûrement réunis les auteurs qu’il imprimait. Diane s’avança, le cœur battant. Oui, rester assise pour signer des exemplaires ne serait pas bien exaltant. Mais d’un autre côté, voir des lecteurs faire la queue pour dire leur admiration, répondre aimablement pour en faire des alliés pour la vie, vendre surtout des exemplaires de plus, tout cela n’était pas sans intérêt…

Mais arrivée à Gollard, elle eut du mal à camoufler sa déception. Elle s’était imaginée mise en avant, avec une table longue et majestueuse, en bois poli et incrusté de motifs dorés, recouverte d’une nappe de velours pourpre, avec des chandeliers en argent finement ciselés à chaque coin, projetant une lumière douce qui aurait sublimé son visage. Au lieu de cela, elle eut comme les autres, une modeste table carrée d’un demi-pas de longueur, une chaise bancale au lieu du trône rêvé et, surtout, en bout de rangée alors que la logique eût voulu qu’elle fut placée au milieu des quatre autres écrivains, telle une reine et ses courtisans. Que ces derniers fussent plus expérimentés dans l’art d’écrire n’avait que peu d’importance dans son esprit, ne doutant pas que sa destinée littéraire soit des plus brillantes. Mais enfin, il convenait aussi d’accepter un peu de vache enragée et de se montrer aimable avec les autres auteurs, qu’elle connaissait pour les avoir lus et louangés dans ses articles.

Ainsi y avait-il ce Théobald Ruisseau, auteur réputé pour de ronflants récits poétiques sur la nature et les passions humaines.

À côté se tenait (précisons qu’à la vue de Diane, ils s’étaient tous levés pour s’approcher et la saluer) le Raoul de Motcaste, qui faisait gémir les presses de Gollard avec ses interminables récits truffés d’intrigues de cour.

Puis ce fut l’austère Léonide Gonthier, à demi philosophe, à demi essayiste – mais complètement barbifiant –, qui se penchait sur les mystères de l’esprit et de la foi.

Enfin, se trouvait aussi une potentielle rivale en la personne d’Albane Fiorac dont les romans sentimentaux et épistolaires connaissaient une certaine vogue dans certains cercles féminins.

Comme tous ces gens avaient un besoin crucial de faire claironner les mérites de leur œuvre, ils furent absolument charmants entre eux. Les quatre écrivains se montrèrent fort intéressés envers le roman de Diane qu’ils se promettaient de lire dans les jours prochains (alors qu’en réalité ils pensèrent tous la même chose, à savoir « Elle a peut-être le visage d’une armide, mais si son style est aussi creux que ses joues sont pleines, on va se noyer dans un océan de vide littéraire. Je sens que ça promet ! »), espérant surtout se faire bien voir pour que Diane évoque prochainement dans La Gazette les mérites de leur nouveau chef-d’œuvre. Mais Diane n’était pas en reste. Tout en se montrant excitée à l’idée de découvrir bientôt leurs livres (« Comptez sur moi pour le lire cette septaine ! »), elle suggérait aussi que les quatre seraient bien inspirés d’en faire de même avec Les Secrets de l’éventail ! (« Oh ! Il faudra en retour que vous me donniez votre avis ma chère ! Vous avez tellement plus d’expérience que moi ! »). Il fallait se faire passer pour une modeste chose littéraire, une rivale inoffensive, mais rivale disposant tout de même d’un certain pouvoir. Il convenait surtout de bien les utiliser.

Ils doivent se demander comment une beauté pareille peut aussi manier la plume. La jalousie leur fait oublier que je maîtrise les mots aussi bien que les regards… Ils me sous-estiment, tous. Soyez donc gentils, soyez mes marche-pieds pour mieux me faire connaître, vous vous rendrez enfin utiles au public.

Mais Diane avait-elle besoin de marche-pieds ? C’est qu’une jeune femme venait de s’arrêter devant sa table, prise de stupeur devant une reproduction de son portrait (celui avec le cerf) que Gollard avait placé en chevalet sur sa table pour mieux attirer l’attention. Elle s’avança et prit avec un intérêt évident un des exemplaires des Secrets de l’éventail posé sur une pile. Elle l’ouvrit et, s’apercevant qu’il s’agissait bien du livre de Diane de Monjouy, elle scruta à droite et à gauche pour voir si l’armide n’était pas présente. Diane, qui n’en avait pas perdu une miette, s’approcha alors, un gracieux souris aux lèvres.

« Oui ? Vous me cherchez peut-être ? »

La petite bourgeoise fut foudroyée. Diane ne faisait pas que correspondre au portrait posé sur la table (ou à son médaillon que Faumiel avait permis d’utiliser dans La Gazette). Sa beauté se situait encore au-delà. Qu’il était étonnant qu’il puisse exister des personnes alliant autant les grâces physiques aux grâce spirituelles !

La jeune fille bredouilla son admiration. Elle lisait tous les jours ses articles à La Gazette. D’ailleurs, c’était bien simple, elle ne lisait que les siens. Diane lui était une sorte de modèle. Elle était venue au bal littéraire surtout pour la rencontrer… et se procurer son livre. D’ailleurs, si elle pouvait avoir la gentillesse de lui écrire un mot gentil à l’intérieur… et de faire la même chose dans son carnet d’or (1)… Oh ! que de serait adorable de sa part !

C’était beaucoup d’excitation qu’exprimait la bourgeoise, et il n’en allait pas autrement de Diane, encore que cette excitation fût surtout intérieure. Quand elle saisit l’exemplaire de L’Éventail que la jeune femme lui tendait, ses doigts effleurèrent la couverture, et une douce sensation d”orgueil la traversa. Ce moment, elle l’avait attendu. Elle, Diane de Monjouy, écrivait un mot pour une admiratrice, un symbole de son ascension ! Ses lèvres s’étirèrent en un sourire léger, presque involontaire, tandis qu’elle plongeait la plume dans l’encre, chaque lettre coulant avec une grâce calculée. Une chaleur l’envahissait, une douce ivresse. La gloire était là, tangible.

Elle écrivit d’une main ferme :

À la gracieuse Elvire, dont l’enthousiasme éclaire mes mots. Que ces pages vous accompagnent et inspirent, comme votre soutien illumine mon œuvre.

Le point final fut un pur geste de satisfaction, comme un sceau posé sur une promesse de succès.

La jeune Elvire fut absolument conquise par le mot. Oh ! Elle avait bien de la chance ! Elle allait dire à ses amies où se trouvait Diane de Monjouy pour qu’elles viennent elles aussi acheter un livre ! Bien entendu, elle avait déjà hâte que sorte la prochaine œuvre de Diane !

Dans son enthousiasme débordant, la petite bourgeoise eut une ultime requête : elle demanda à Diane la permission de la prendre dans ses bras. Diane ne refusa pas. Au contraire, elle accueillit la demande avec une gracieuse complicité. En serrant Elvire dans ses bras, elle fit en sorte que le mouvement soit suffisamment visible pour attirer l’attention des passants. Avec un léger soupir de satisfaction et un regard espiègle lancé à l’assemblée, l’armide ajouta à voix haute : « Il n’y a rien de plus gratifiant que de rencontrer des âmes aussi passionnées que la vôtre. Venez donc, ne soyez pas timides, et partageons ensemble cet instant de joie littéraire. »

Des passants s’amusèrent de la répartie. Un homme surtout, venu pour accompagner sa grosse matrone et qui ne trouvait guère d’intérêt à ce bal littéraire, se dit qu’il pouvait être intéressant d’acheter le livre de cette armide à décollade pour partager avec elle un « instant de joie littéraire ». Mais une autre jeune bourgoise, à quatre pas de là, apercevant Diane, donna un coup de coude à une voisine tout en lui disant : « Hé ! Mais ne serait-ce pas Diane de Montjouy ? Elle est donc bien présente au bal ? Allons la voir, je pense que je vais acheter son livre. Et j’aimerais voir si elle est aussi gente que le laissent supposer ses articles. »

Oui, la promesse de succès était en train de prendre forme pour Diane…

À suivre…

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