La Plume viciée (9) : Au Pavillon des essences

Résumé de l’épisode précédent : Ouch ! Alors que Diane est sur un petit nuage, très contente de son acquisition frauduleuse du carnet de recettes de beauté appartenant à feu Astasie de Mirambeau, elle découvre que sa rivale, Élodie Lacour, file une tendre relation avec un jeune gazetier, Bastien Lanvin…

Son travail achevé, Diane marcha en direction du quartier de la Traversaine. Son but : se rendre au Pavillon des essences, la boutique de Berthe Récamier, spécialisée dans les pommades, les essences et les ingrédients pour concocter soi-même des recettes de beauté. Bien qu’elle eût laissé le carnet chez elle, Diane se souvenait parfaitement de la composition d’un certain baume. Pétales de roses de minuit, gouttes d’huile de lys étoilé, poudre de perles marines, feuilles de menthe fraîchement cueillies, cuillère à soupe de miel des montagnes. Ça n’allait pas traîner, le soir même elle essaierait sur elle la recette !

Elle ruminait, mauvaise, n’en revenant toujours pas que l’autre blondasse ait pu embrasser Bastien devant tout le monde ! Mais elle n’était pas simplement irritée par l’affection évidente entre Élodie et Bastien ; c’était bien plus profond. Pour Diane, l’amour n’était jamais une simple affaire de sentiment ou de désir. C’était une arme, un outil de pouvoir, de contrôle. Voir Bastien se tourner vers une autre, et pire, vers Élodie, sa rivale en beauté, réveillait en elle une rage sourde. Diane s’était toujours vue comme l’astre autour duquel les autres gravitaient, et cette soudaine éclipse lui faisait perdre son équilibre. Elle ne supportait pas de voir qu’un autre lien, aussi tendre soit-il, puisse naître sous ses yeux sans qu’elle en soit la source, sans qu’elle ait le moindre contrôle. C’était une blessure à son orgueil, une menace à l’image d’elle-même qu’elle avait soigneusement construite. Dans cette colère, il y avait de la jalousie, certes, mais aussi la peur de voir son influence diminuer, de n’être plus que spectatrice d’une vie où elle avait toujours été actrice principale. Cette perte de pouvoir, ce sentiment d’insécurité, étaient ce qui la poussait, presque instinctivement, à chercher une revanche, à prouver à elle-même et aux autres qu’elle détenait encore la clé du désir et de l’admiration.

Et puis, autre chose. Diane n’avait jamais vraiment envisagé de coucher avec un homme. Pas par dégoût, non. Les hommes pouvaient être charmants, utiles surtout, mais jamais elle n’avait ressenti ce besoin, cette envie brute d’écarter les gambes pour connaître ce que cela faisait d’y recevoir un vit. Les hommes étaient trop prévisibles, trop simples, et elle méprisait cette facilité. Non, ce qui la retenait, ce qui finalement la tordait de l’intérieur, c’était cette nécessité d’être une hypocrite. À un certain degré, ça l’amusait de l’être. Mais chaque fois qu’elle se glissait dans le lit d’Isolde, qu’elle la laissait lui lécher ce qu’elle voulait, elle sentait bien davantage le poids du ridicule, de l’hypocrisie, de la bassesse à s’offrir pour réussir, à manipuler cette femme sous couvert de tendresse – et cela allait s’aggraver avec Capucine. Et pire encore, ce poids devenait insupportable avec cette petite grue d’Élodie et son Bastien : ils n’avaient pas à se cacher, eux. Leur amour était simple, évident, presque enviable dans sa banalité. Diane, elle, vivait dans l’ombre, contrainte à ces rendez-vous secrets, à ces caresses échangées dans la pénombre, avec l’angoisse constante d’être découverte, jugée. Elle sentait la rage monter mais qu’y pouvait-elle ? À ses yeux, rien d’autre n’avait de l’importance que sa petite gueule poudrée, sa réussite. Un jour, peut-être, elle mettrait un frein à son ambition. À la prochaine bonne fortune, elle arrêterait ces manèges. Vœu pieux qui n’adviendrait jamais. Quand on s’approche d’un sommet, que l’on domine, que l’on a sous les yeux un majestueux paysage, on n’a pas vraiment envie de redescendre. On le fait pour de vulgaires raisons corporelles, des faiblesses. Seuls les êtres d’exception, les dieux sont voués à atteindre et à demeurer dans ces sommets. Or Diane, elle, souhaitait devenir une manière de déesse. Les Callaïdes de la reine ? Une bonne blague ! Toutes déjà à moitié rassies, aucune élégance ! Si les nouvelles qui n’allaient pas manquer de les remplacer bientôt étaient aussi cruchons, il n’y avait pas lieu de les craindre. Car plus elle y songeait, plus elle se disait que c’était là la ligne qu’elle devait suivre. Briller toujours davantage dans la peau de dame de Monjouy à la cour, se montrer indispensable et rassurantes aux dames, faire toujours preuve d’esprit, étaler les beautés de sa plume, enfin parvenir aux oreilles de la Reine, la rencontrer, lui plaire… devenir son amie. Et après ? Trouver un parti. Pas n’importe lequel. La Haute Noblesse semblait être le sommet divin qu’il lui fallait.

« Nous ne nous contentons pas d’une médiocre fortune, quand nous avons l’esprit propre à en faire une grande. », écrivit un jour Charron. Diane n’aurait pas dit autre chose – encore que « grande » lui eût semblé un peu trop étroit pour elle.

En entrant dans la boutique, des bourgeoises se retournèrent machinalement… avant de revenir à des flaconnets qu’elles examinaient. Cela fouetta encore davantage sa mauvaise humeur. Cette odieuse indifférence… c’était la faute à Faumiel qui avait refusé ses demandes d’insérer à côté de ses articles une gravure en miniature de son visage.

— Non, Diane, non, et puis quoi encore ? avait-il répliqué. Nous sommes juste des gazetiers soucieux d’apporter des lumières et de l’amusement. Mettons-nous en avant par la plume, c’est tout.

Le résultat ? Elle passait inaperçue dans les boutiques de la Traversaine car on ne connaissait pas son visage. Oh ! Il arrivait bien qu’elle tombât par hasard sur une dame du Château qui la reconnaissait et papotait un peu avec elle. Et cela flattait sa vanité. Mais ce n’était pas suffisant. Ce qu’elle eût voulu, c’est d’entendre à chaque instant ces petites bourgeoises s’exclamer Oh ! C’est Diane de Monjouy ! Qu’elle est belle ! Qu’elle a de l’esprit ! Si j’osais, je lui demanderais bien de me signer mon éventail !

Ce relatif anonymat lui était donc insupportable, mais ce n’était qu’une question de temps avant que Faumiel ne changeât d’avis.

Une qui ne risquait en revanche pas de la méconnaître, c’était Berthe Récamier, Diane étant l’une de ses meilleures clientes. L’ayant vue entrer, elle alla à sa rencontre.

— Oh ! si ce n’est Diane de Monjouy ! Comment vous portez-vous Mademoiselle ?

La parfumeuse avait saisi depuis longtemps la petite vanité qui animait Diane. En entendant son nom prononcé, des bourgeoises se retournèrent. Le sentant, Diane redressa son port et prit son air le plus gracieux.

— Fort bien, Berthe, je vous remercie.

En d’autres circonstances, Diane aurait prolongé les politesses et même bavardé pour accaparer l’attention des autres clientes. Mais elle était pressée.

— Tenez, j’aimerais que vous me disiez s’il vous est possible de m’avoir ceci.

Elle lui tendit un petit papier sur lequel était écrit :

Huile essentielle de lys étoilé

Poudre de perles marines

Feuilles de menthe fraîchement cueillies

Miel des montagnes

Diane avait pris soin de ne pas indiquer les dosages, ne voulant pas prendre le risque que la parfumeuse ne reproduise la recette pour elle-même.

— Diable ! C’est pour une recette ? demanda-t-elle.

— Pour plusieurs, répondit Diane prudemment.  Mais vous avez l’air étonnée…

— C’est que ces ingrédients ne sont plus guère utilisés. Passe encore pour le miel des montagnes ou les feuilles de menthe, mais concernant le lys étoilé et les perles marines, cela fait bien longtemps que je n’en propose plus. Votre liste est amusante, elle me rappelle de vieilles recettes que les dames d’autrefois concoctaient. C’était toute une poésie d’ingrédients plus invraisemblables les uns que les autres, et pour un résultat pas toujours payé de succès. Il faut du moins le croire car comment expliquer autrement que nous ne cherchions plus à les utiliser ? Notre art a progressé, nous commençons à savoir quels sont les meilleurs ingrédients à utiliser.

— Si bien qu’il vous est impossible de me donner ce que je recherche ?

Si on sentait dans le ton une évidente déception, y perçait aussi la menace de l’excellente cliente ainsi que de la gazetière citant souvent dans ses articles la valeur du Pavillon des essences.

— Je ne dis pas cela non plus. Si vous me laissez quelques heures, je peux demander à un confrère de me fournir les ingrédients. Enfin, confrère sonne estrangement car le sieur s’appelle Ribaut et tient une boutique dans laquelle, croyez-moi, une dame telle que vous n’a certes pas envie d’entrer. D’ailleurs, je dis boutique mais le lieu n’arbore pas d’enseigne et n’est connu que des initiés. Si vous le voulez, je puis y envoyer mon commis récupérer vos ingrédients et ensuite vous les remettre chez vous. Qu’en dites-vous ?

Voilà, c’était là le genre de langage que Diane voulait entendre.

— Entendu, faisons ainsi.

— Très bien, alors. Par contre, votre liste n’indique pas les quantités.

— C’est juste. J’aimerais une petite provision. Disons dix feuilles de menthe, un petit pot de miel et de poudre de perle, enfin un flaconnet d’huile de lys étoilé.

— Êtes-vous sûre ? Ne préférez-vous pas que mon commis vous informe d’abord du prix ?

Le tout formulé avec un gracieux sourire car Berthe Récamier devinait la réponse. Alors qu’elles discutaient, les autres clientes tendaient l’oreille, observaient discrètement cette dame brune que la maîtresse des lieux avait nommée Diane de Monjouy.

— Mais non Berthe, économisez les jambes de votre commis voyons. Le prix n’a pas d’importance, vous le savez bien.

Pourtant, la paie allouée chaque mois par monsieur Orbaque n’était pas particulièrement grasse. Mais Diane avait un certain rang à tenir. Et puis, les enlacements avec Isolde n’étaient pas sans procurer parfois quelques petits présents pécuniaires – ce qui, là aussi, n’était pas sans alimenter une certaine rage…

Berthe s’inclina aimablement.

— Au plaisir de vous lire en attendant de vous revoir.

— Envoyez chez moi votre commis dès qu’il aura les ingrédients. Bonsoir.

Et, telle une reine, Diane tourna noblement les talons, la mine altière et dégagée, permettant aux petites bourgeoises présentes de bien avoir à l’esprit à quoi ressemblait le frais minois de Diane de Monjouy.

À suivre…

Leave a Reply