La Plume viciée (6) : Le marché

Résumé de l’épisode précédent : Tout n’est pas forcément si simple pour Diane dont le tempérament calculateur semble éveiller des soupçons chez des personnes la côtoyant, notamment Henri, le crieur de rue habile à destabiliser la belle par son insolence. Mais pour l’heure, peu importe, elle doit se rendre au Château pour une affaire intéressante. Elle doit visiter les appartement d’une vieille noble décédée, Astasir de Mirambeau. Accueillie par une de ses descendantes Capucine des Touches, jouvencelle de seize ans amoureuse de Diane, la gazetière pénètre dans le salon…

Au premier coup d’œil, elle comprit tout le bénéfice qu’elle pouvait tirer de l’endroit.

C’était… c’était quoi, en fait ? Un capharnaüm ? Un gigantesque fatras ? Un bazar de foire ? Une somptueuse galerie d’antiquités ? Une collection de collections ? Diane ne savait par où commencer, que regarder en premier. Sur les murs se trouvaient des tableaux de maîtres (Diane en était sûre) représentant des scènes mythologiques ou pastorales. Mais… mais de quelle fortune disposait donc cette Astasie ? se demanda-t-elle, les yeux dévorant les toiles. Elle s’approcha d’un tableau, le plus petit par la taille, représentant la scène de la naïade Biribis attaquée par un faune. Quelle merveille ! Et ce style… ces courbes, ces expressions presque caricaturales, ce jaune velouté teinté de rose, oui, ce ne pouvait être qu’un Vernet, aucun doute à avoir !

— Douce Diane, crois-tu qu’il a de la valeur ? lui demanda Capucine.

Diane n’hésita pas l’ombre d’un instant.

— Hélas non, Capucine. Je m’y connais un peu, cela m’étonnerait fort. Si je l’observe en particulier, c’est parce qu’il me rappelle ma pauvre grand-mère qui avait le même dans son salon.

— Mais en ce cas, tu n’as qu’à le prendre. Puisque tu dis qu’il n’a aucune valeur.

Le cœur de Diane battit violemment.

— Mais enfin, Capucine, je ne sais, il appartient à ta famille tout de même.

— Ma famille n’est pas intéressée par ce type d’objets. Vraiment, s’il peut te faire plaisir en te rappelant ta grand-mère, prends-le. Et puis, tu as vu, il y en a plein d’autres sur les murs. Et plus gros.

Ça oui, Diane les avait vus et avait compris qu’ils étaient de la même eau que celui que Capucine était en train de détacher du mur pour le lui offrir. Si elle osait, elle en demanderait bien un deuxième. Elle se retint cependant : Capucine était sotte, oui, mais il fallait jouer serré, éviter de passer pour une profiteuse.

Elle sortit son mouchoir de son sein et s’essuya les yeux, prise d’une émotion subite.

— Oh ! C’est si gentil de ta part ! Ma grand-mère… je vais avoir l’impression maintenant de converser avec son âme quand j’admirerai ce tableau.

— Diane, je reconnais bien là ta sensibilité. Et tu sais bien que je ferai tout pour te rendre heureuse.

— Et tu y parviens, adorable Capucine.

Elle lui sourit en plaquant sur sa face son expression affectueuse n°28, celle dont elle usait pour remercier Isolde quand elle lui faisait cadeau d’un onéreux présent. Là, ce fut le cœur de Capucine qui battit violemment.

Curieusement, Diane oublia son affaire urgente à la gazette. Elle retourna à son inspection du fabuleux salon, chaque recoin recelant des objets plus fascinants les uns que les autres, témoignant de la splendeur passée de la défunte aïeule. Ce n’était que vases en cristal ou de porcelaine, éventails en dentelle, en soie ou plumes, bougeoirs d’argent ornés de bougies parfumées, miroirs encadrés d’arabesques, livres précieux, boîtes à houppettes raffinées, sculptures délicates en marbre ou en bronze, horloges anciennes au mécanisme complexe, ouvrages tissés d’or et de soie, écrins de bijoux étincelants, coffrets à secrets finement ciselés, paravents peints à la main, flacons de parfums rares, et bibelots exotiques de contrées lointaines. Tous ces trésors comblaient l’espace de leur éclat et de leur raffinement. Diane ne savait où donner de la tête.

— Quelle collection, murmura-t-elle. Ton aïeule avait la rage d’accumuler.

— N’est-ce pas ? Et encore une fois, ma famille n’est guère intéressée. Sauf concernant les bijoux, bien sûr. Je pense aussi que ma mère et ma sœur vont y picorer un peu, mais ce sera tout. Donc si tu vois des choses qui te plaisent, n’hésite pas.

Diane observa intensément une collection de flacons posée sur une table basse. Parmi eux elle reconnut un flacon dans le style du grand orfèvre Gaspard Montelieu. Elle le prit, faisant mine d’être vaguement intéressée.

— Tu peux le prendre, si tu veux. Mais je ne le trouve pas très beau, il y en a de plus jolis.

— Non, je préfère les laisser à ta famille. Mais j’avoue que j’aime assez la couleur de celui-ci, il se marierait bien avec un autre objet que j’ai en tête.

— Prends-le, prends-le, ma douce.

Le cœur de Diane rugit de plaisir. Quelle idiote ! songea-t-elle, même si au sarcasme se superposa une vague inquiétude de s’entendre appelée ma douce par la petite dinde sans grâce.

Elle évita de répondre et fit mine de jouer l’amatrice d’objets surrannés surexcitée, qui n’entend rien tant ses yeux sont accaparés par les merveilles qui s’étalent devant eux. Elle n’eut pas besoin de forcer ses talents d’actrice. Véritablement, il y avait lieu de se sentir transportée dans un lieu féérique.

C’est alors qu’elle le vit.

Parcourant la pièce du regard, ses yeux glissant sur les bibelots étincelants, les portraits anciens et les fioles de parfums précieux, son attention fut soudain captée par un objet différent, posé sur une petite table en acajou finement sculptée. Là, à moitié caché sous un éventail en soie, se trouvait un objet dont elle eut l’intuition qu’il était là pour tomber entre ses mains.

Ce n’était pourtant pas grand-chose, c’était juste un petit carnet de cuir aux coins usés par le temps. Mais quelque chose dans son apparence l’attira irrésistiblement. Ses mains tremblèrent légèrement en s’approchant, comme si une force invisible la poussait à le toucher.

Diane tendit la main, ses doigts effleurant la couverture avec une délicatesse presque révérencieuse. Une chaleur étrange se diffusa en elle. C’était comme si le carnet l’avait choisie, comme s’il l’appelait dans un langage muet, profond et irrésistible.

Avant de l’ouvrir, Diane se retourna, pour voir ce que faisait Capucine, devenue subitement silencieuse. Bien, la gamine lui tournait le dos. Elle ne regardait rien hors le sol, la tête baissée, perdue dans d’intenses réflexions.

Diane revint au carnet, et l’ouvrit au hasard.

Sur la page qui apparut, elle lut un titre :

Recette de la lueur céleste

Au-dessous, des ingrédients :

– 5 pétales de roses de minuit

– 3 gouttes d’huile essentielle de lys étoilé

– 1 pincée de poudre de perles marines

– 2 feuilles de menthe fraîchement cueillies

– 1 cuillère à soupe de miel des montagnes

 

Et, encore au-dessous, ceci :

Recette ancestrale, murmurée dans les cercles secrets des dames de la cour, promettant à la peau une lumière éthérée et une douceur envoûtante, comparable à la caresse d’une soie ensorcelée.

 

Encore une fois, ce carnet, en plus de son apparence, n’était décidément pas grand-chose. Juste une collection de recettes de beauté. Mais à cet instant, perdant toute mesure, Diane ne réfléchit pas. Envoûtée par ce salon aux mille merveilles, elle se dit que ce modeste carnet était quelque trésor enfoui qui contenait bien plus que de simples recettes de beauté. C’était… une promesse de métamorphose, un pont vers des rêves de perfection et de pouvoir. Vitement, elle regarda derrière elle pour voir si Capucine avait toujours le dos tourné et, comme c’était le cas, elle enfouit le carnet contre son sein.

Aussitôt elle sentit ses joues s’enflammer. Un vol ! Elle venait de commettre un vol ! Elle, Diane de Monjouy, c’est-à-dire la femme supposée montrer une manière de perfection ! Elle eut honte et se demanda si le mieux n’était pas de reposer le carnet et de demander la permission à Capucine de le prendre en plus du flacon et du petit tableau. Mais elle imaginait l’autre, avec sa voix niaiseuse, lui dire : « Pour ceci, chère Diane adorée, je ne puis le permettre. Il est écrit de la main de mon aïeule, tu comprends, c’est un souvenir familial un peu particulier. » Lui permettre d’en recopier les pages alors… mais non, cela non plus ne convenait pas, elle le sentait bien. Ces recettes étaient particulières, elle l’intuitionnait, aucune autre qu’elle ne devait les lire. Elle se concentra, força son visage à prendre son expression d’enjôleuse n°12, et se retourna.

Elle eut à peine le temps de distinguer le visage de Capucine s’approchant, lèvres en avant, pour l’embrasser. Se mettant sur la pointe des pieds, la jouvencelle atteignit sa cible : sa bouche s’appuya sur celle de Diane qui, tétanisée, ne sut quoi faire. Son premier mouvement fut de la repousser brutalement, mais immédiatement, la perspective de ne plus voir les merveilleux objets l’incita à n’en rien faire. Elle laissa donc le baiser perdurer. Au moins, la dinde avait le bon goût de ne pas lui fourrer sa langue.

Le baiser dura une poignée de secondes (de minutes dans l’esprit de Diane), puis Capucine, un peu comme une petite fille ayant conscience d’avoir commis une grande bêtise et désireuse de demander pardon à sa mère, elle enlaça Diane, enfouissant le visage sous sa gorge. La petite haletait, avait du mal reprendre son souffle et d’autant plus qu’on sentait une averse prête à crever.

Instinctivement, Diane sentit qu’il fallait l’enlacer. Ce qu’elle fit et, comme attendant ce signal, Capucine se mit alors à parler.

— Écoute, Diane… Je ne peux plus continuer comme ça. C’est trop de dolence. Depuis que je t’ai encontrée, je n’ai cessé de penser à toi. Ton élégance, ta grâce… tout en toi me fascine. Je t’aime, Diane. Pas d’un amour passager, mais d’un amour profond et sincère. Chaque instant passé avec toi me comble, mais il me torture aussi, parce que je sais que ce n’est pas réciproque.

Elle prit une profonde inspiration, attendant désespérément une réaction chez Diane. Voyant qu’elle ne venait pas, elle reprit :

— Diane, je te propose un marché. À chaque fois que tu viendras ici, tu pourras choisir un objet que tu désires, n’importe lequel. En échange, je ne réclame qu’une chose, un moment d’amour avec toi. Pas un acte de charité, mais un véritable instant où tu es à moi, où je peux prétendre, même brièvement, que tu partages mes sentiments. J’espère que, avec le temps, peut-être… tu verras en moi la profondeur et la beauté de mon amour et qu’elles te feront tomber amoureuse. Je sais que c’est égoïste, et peut-être même cruel de ma part. Mais je suis prête à tout pour avoir une chance, aussi infime soit-elle, de conquérir ton cœur. Je te supplie, Diane, donne-moi cette chance. Laisse-moi croire qu’un jour, tu pourrais m’aimer en retour.

Alors, elle quitta la gorge pour enfin regarder dans les yeux son idole.

Diane la regardait avec une douceur presque maternelle. Ses yeux brillaient à la fois de compréhension et de tendresse, comme si chaque mot de Capucine avait résonné profondément en elle. Ses lèvres, délicatement rosées, étaient étirées en un sourire chaleureux et rassurant, empreint de compassion. Sa main s’approcha de la joue de Capucine pour, du doigt, cueillir une larme qui coulait.

— Capucine, commença-t-elle doucement, je suis touchée par ton honnêteté et ta passion. Tes sentiments sont profonds et sincères, et je respecte énormément ton courage de les exprimer ainsi.

Elle fit une pause, cherchant les mots justes.

— Mais tu le sais, six années nous séparent et je me dis que le plus sage serait que tu me voies comme une grande sœur, et uniquement cela. Je ne veux pas te blesser, ni te donner de faux espoirs, ma gentille amie. L’amour est un sentiment complexe et imprévisible, mais je suis prête à accepter ton marché. Pas seulement pour les objets de ta tante – j’aurais tendance à dire que cela m’inciterait à refuser –, mais aussi parce que je veux comprendre cette passion que tu as pour moi.

Diane serra doucement la main de Capucine.

— Je ne te promets pas l’amour, jolie petite chose, mais je te promets d’essayer. Et, dans le pire des cas, nous resterons amies, cela va de soi.

Elle plongea son regard dans celui de la jouvencelle, cherchant à apaiser ses inquiétudes.

— Alors, commençons par ce premier objet et voyons où cela nous mène. D’accord ?

Elle gratifia alors la pauvre Capucine d’un merveilleux sourire, sourire qui s’approcha pour baiser l’enfant sur le front.

Éperdue, tremblant d’amour et de reconnaissance, Capucine enlaça de nouveau Diane.  Patiemment, la gazetière lui caressait la chevelure… tout en balayant la pièce du regard, se demandant bien quel objet allait rejoindre la toile de Vernet, le flacon de Montelieu et le carnet volé.

C’était bien drôle, le marché proposé par la petite oie allait lui permettre de faire le sien.

À suivre…

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