La Plume viciée (5) : Trois nuances de mépris

Résumé de l’épisode précédent : Que ce soit devant un chef cuisinier, un porteur de chaise ou un garde, Diane sait toujours se rendre intéressante et être appréciée. Pas par tout le monde cependant, témoin Élodie la correctrice qui ne s’en laisse pas compter. Peut-être d’ailleurs n’est-elle pas la seule…

Élodie mise à part, Diane s’entendait avec tout le monde. Sylvie, la vieille réceptionniste, la maîtresse des potins, n’avait rien à dire sur son compte. Il faut dire que Diane venait régulièrement la voir afin de récupérer le courrier des lecteurs – enfin, des lectrices –, qui lui était destiné. Il y en avait beaucoup car dans ses articles, elle n’hésitait pas à demander parfois aux lectrices de lui écrire afin de soumettre leurs réflexions sur un article ou bien de proposer des sujets. Elle avait tout de la grande sœur à laquelle on avait envie de se confier. Quand elle venait récupérer ses lettres, elle prenait toujours soin de discuter quelques minutes avec Sylvie, de plaisanter, de feindre l’intérêt envers ses ragots et les petits malheurs de sa vie.

Concernant les hommes, elle était la préférée des jeunes ouvriers qui travaillaient avec Gustave l’imprimeur. Assez perfectionniste, elle avait le souci de la bonne impression de ses articles. Les imprimeurs eussent pu s’en offusquer car la voir descendre chaque jour à leur atelier afin de vérifier s’il n’y avait pas de coquilles pouvait laisser supposer qu’elle n’avait pas confiance dans leur travail. Mais comme elle était jolie et aimable, on lui pardonnait et la plaisantait gentiment là-dessus. Comme ils ignoraient la réalité de ses origines, on trouvait que c’était une jeune noble dame pas fière pour daigner descendre ainsi à leur atelier. Quelqu’un de bien, quoi !

Alaric, le gazetier avec un quart de noblesse dans le sang et dont la fonction consistait à évoquer les événements du Château, haussa les sourcils quand il vit arriver cette de Monjouy dont il n’avait jamais entendu parler. Mais comme Faumiel lui avait dit qu’elle était très appréciée de dame Isolde, qu’elle avait ce nom en de et qu’elle se rendait régulièrement au Château, il ne chercha pas à vérifier ses origines. À vrai dire, son cœur penchait davantage pour Élodie et ses boucles blondes. Cela changerait bientôt…

André Camier le dessinateur était plus circonspect mais n’en disait rien. Quand il lisait les articles de Diane, il sentait aussitôt ses poils se hérisser. Un jour, alors qu’il était allé se servir un breuvage dans le petit salon de thé du premier étage (appelé simplement par les gazetiers le salon), il tomba sur Élodie et ils en discutèrent. Les oreilles de Diane durent méchamment tinter au même moment. André mettait son aversion envers ses articles sur le fait qu’il s’agissait d’une écriture féminine et qu’il n’était pas taillé pour l’apprécier. Mais d’un côté, il goûtait fort les récits de Cyrielle avec leurs tournures très raffinées. Bon, il est vrai que son cœur et sa braguette lui battaient fort dès qu’elle apparaissait, donc c’était un peu différent…

Quant à Henri, le jeune crieur, il se moquait d’elle sans retenue. « M’dame » ou « Diââne de Monnjoui », ainsi l’appelait-il quand il la croisait à la gazette. Chose amusante, devant cette insolence, Diane ne savait comment réagir. Quelque chose dans ce gamin la dérangeait. Instinctivement, elle devait sentir que cette nature rebelle ne lui serait d’aucune utilité tout simplement parce qu’il y avait un refus de lui être agréable, comme si… oui, comme s’il avait deviné sa vraie nature. Quel petit crétin, se disait-elle quand elle avait la malheur de tomber sur lui. Ainsi ce milieu d’après-midi ou les deux se croisèrent à l’entrée de la gazette et où se produisit cet intéressant échange :

DIANE — Bonjour, Henri. Toujours aussi enthousiaste à crier les nouvelles de la gazette ? Cela doit être bien fatigant, je t’admire tu sais.

HENRI — Bien sûr, m’dame Diââne de Monnjouï ! Y’a pas un meilleur crieur dans tout le quartier des roseraies !

DIANE — (souriante) Tu sais, Henri, j’apprécie ton énergie, mais… cette façon de prononcer mon nom, c’est un peu comme si tu essayais de me transformer en une noble… avec des oreilles d’âne.

HENRI — (riant) Ah, m’dame, c’est juste pour rigoler un peu. Faut bien qu’on s’amuse, non ?

DIANE — (doucement) Bien sûr, l’humour est toujours le bienvenu. J’aime beaucoup rire tu sais avec mes amies du Château. Mais peut-être qu’un peu de respect de temps en temps ne ferait pas de mal non plus ?

HENRI — (avec un sourire malicieux) Promis, m’dame, je vais essayer. Après tout, z’êtes un peu la prêcheuse des bonnes manières dans vos articles.

DIANE — (insidieuse) Tandis que toi, Henri, tu es le messager de la sagesse populaire, n’est-ce pas ? (à part) Quel petit crétin.

HENRI — (avec un éclat de rire) C’est ça, m’dame. Peut-être que dans ma prochaine vie, j’vais écrire des chroniques sur comment bien parfumer sa culotte de dentelle pour plaire à ceux du Château !

Et il l’avait plantée là.

Élodie avait eu vent de l’histoire et avait gentiment ébouriffé la tignasse du crieur de ses doigts graciles en s’exclamant : « Mais n’est-il pas insolent, cet adorable gueusard d’Henriet ! »

Ledit Henriet qui avait aussitôt répliqué : « Élo, et si tu me grattais plutôt autre chose ? »

Il en fut quitte pour une gentille mornifle.

Diane, elle, se grattait la tête. Être appréciée de tant de gens et être insultée par un vaurien sans doute né dans un caniveau, c’était à n’y rien comprendre. Enfin, peu importait. Ce n’étaient qu’un crieur de rue mal dégrossi, il ne lui était d’aucune utilité.

Enfin, pour en terminer avec les rapports entre Diane et ses collègues, la dernière venue, Lucinde la correctrice d’orthographie, jeune provinciale aussi fraîche que naïve, était impressionnée dans la mesure où Diane lui semblait enrobée d’une distinction, d’une élégance qu’elle-même n’atteindrait jamais. Et le fait qu’elle fût noble lui en imposait franchement. Cependant, comme elle travaillait dans la même pièce qu’Élodie et, qu’au fil des semaines, les deux correctrices finirent par devenir amies (1), Lucinde, comme gangrenée par les avis très négatifs d’Élodie, finit par avoir sa perception du personnage assez troublée et par se dire que Diane n’était finalement pas si imposante. De son côté, sachant qu’elle fréquentait Élodie, Diane essayait de paraître toujours plus aimable aux yeux de la binocleuse, évidemment jalouse du lien qu’elle sentait se nouer entre elle et sa rivale. Une nouvelle fois, comme en témoigne cet échange qui se produisit un jour

DIANE — (souriante) Ah, Lucinde ! Quelle chance de te croiser ici. Tu as une mine resplendissante aujourd’hui. Ta peau a une luminosité exceptionnelle.

LUCINDE — (surprise) Oh, merci Diane ! C’est gentil de ta part de le dire.

DIANE — (approchant légèrement) Vraiment, on dirait que tu sors d’un bain de jouvence. Dis-moi, quel est ton secret ?

LUCINDE — (gênée d’avouer que ses maigres conditions de vie ne lui permettent pas vraiment de prendre de bains) Je ne fais rien de particulier, je me lave soigneusement, c’est tout.

DIANE — (chaleureuse) Eh bien, cela se voit ! Avec ton teint si frais, tu pourrais être l’égérie d’une de mes rubriques. D’ailleurs, si tu veux un conseil, une infusion de pétales de rose dans ton bain ferait des merveilles. Cela rendrait ta peau encore plus éclatante.

LUCINDE — (flattée mais toujours gênée) C’est une excellente idée ! Merci pour le conseil, Diane… J’attendrai d’avoir une baignette pour le mettre en pratique.

DIANE — (consciente de sa bévue) C’est un plaisir. J’aime partager mes petites découvertes avec mes amies. Et avec toi, c’est encore plus agréable, car je sais que tu mettras en valeur les conseils que je donne. (se rapprochant légèrement) Mais tu sais, Lucinde, grâce à mon accès au Château, je fréquente les bains réservés aux femmes. C’est un véritable paradis, un temple de la beauté féminine dans lequel tu aurais parfaitement ta place. Je pourrais peut-être te permettre d’y accéder un jour. Nous pourrions y aller ensemble comme deux amies. Qu’en dis-tu ?

LUCINDE — (émerveillée) Vraiment ? Ce serait fantastique ! J’ai entendu tant de merveilles sur ces bains. On raconte que…

DIANE — Alors c’est entendu. Je ferai en sorte que tu puisses y entrer. Nous passerons un moment de détente extraordinaire.

LUCINDE — (réconfortée) Merci, Diane. C’est une offre que je ne peux refuser. (battant des mains) Oh que j’ai hâte !

DIANE — (avec un clin d’œil) À bientôt, Lucinde. Et continue de briller comme tu le fais si bien. Belle journée à toi !

À vrai dire, Lucinde brillait alors modérément car elle sortait d’une agression dans la rue qui lui avait valu d’arborer à la place de l’œil droit un bleu en forme d’escalope (2). Elle se paya cependant du compliment et attendit l’invitation… en vain. Timidement, elle tenta un jour d’évoquer le sujet auprès de Diane. C’était plus compliqué qu’elle le pensait. Il fallait mettre la main sur un improbable sauf-conduit. Les nobles étaient si jaloux de leur Château ! Si cela n’avait tenu qu’à elle, cela aurait fait longtemps qu’elles seraient allées aux bains. Mais il fallait garder espoir. Bientôt, bientôt…

La vérité était qu’en y réfléchissant, Diane ne se voyait pas du tout débarquer aux bains flanquée d’une nigaude de binocleuse sentant par trop sa province. Décision bien injuste car Lucinde, dans sa parure naturelle, n’aurait pas forcément dénoté au milieu des autres nobles. Elle n’insista pas, se disant qu’après tout, ce n’était pas si important. Mais au fond, un doute avait semé une petite graine. Diane était-elle aussi amicale qu’elle le paraissait ? Quand elle entendait Élodie maldire d’elle, Lucinde finissait par en douter. Mais il suffisait d’une discussion, même insignifiante, dans le salon pour qu’elle se persuade du contraire, allant même jusqu’à s’accuser de manquer de cœur. Elle avait d’ailleurs fait des reproches un jour à Élodie qui s’était contentée de hausser les épaules en murmurant : « Tu verras bien. »

En attendant, ce que Diane allait voir, elle, pour revenir à son arrivée au Château sous le regard admiratif et reconnaissant des gardes, c’était la collection d’Astasie de Mirambeau. Intéressante perspective malheureusement précédée d’une autre, moins heureuse : adresser la parole à la descendante, Capucine des Touches, jeune fille de seize ans tombée amoureuse des articles de Diane, de son bon goût, de son raffinement, mais aussi de sa prestance, de sa beauté, de ses yeux, de sa bouche, bref, de tout. Clairement, la petite crevait de l’amour le plus déraisonnable envers Diane, et cette dernière en avait bien conscience.

La gamine était parvenue à la convaincre d’entretenir une petite correspondance. Ne sachant pas trop de quelle utilité Capucine pourrait lui être, Diane s’était d’abord pliée de bonne grâce à ce caprice puis, s’apercevant de l’insignifiance du personnage et d’expressions par trop familières, elle avait réduit le contenu de ses missives au strict nécessaire de politesse et d’amabilités à tel point que vers la fin, les messages de Diane ne dépassaient pas dix mots, formule de politesse comprise. Le ruisseau commençait sérieusement à tarir lorsque Capucine l’avait relancée avec cette histoire d’aïeule décédée et dont l’une des passions avait été de collectionner des parfums et des recettes de beauté. Ah ! Voilà ! Tu vois bien que tu peux être utile ! s’était exclamée Diane à cette nouvelle, avant de répondre favorablement.

Les appartements de l’aïeule se trouvaient au quatrième étage du rempart nord. Arrivée dans le corridor où ils se trouvaient, Diane vit Capucine qui l’attendait fébrilement devant la porte. À la vue de son idole, elle arbora aussitôt un grand sourire, dévoilant du même coup ses dents mal rangées, tout en faisant un grand geste de la main. Probablement pour impressionner Diane, elle s’était vêtue de sa robe la plus leste, celle qui dévoilait en partie sa poitrine potelée (à l’image du reste du corps d’ailleurs). À cette vue, Diane grinça des dents et eut envie de tourner les talons. Mais elle se contint et, de son visage le plus aimable et de sa voix la plus doucereuse :

— Bonjour Capucine, cela fait bien longtemps que nous nous sommes vues. Tu es bien jolie ainsi. Hélas, je ne guère de temps, je dois très vite repartir pour la gazette.

Une ombre de déception passa sur le visage de la jouvencelle. Elle ne prit pas moins courageusement la main de Diane pour l’inviter à entrer. Or, Capucine avait les mains humides et collantes – rien avoir avec celles d’Isolde qui étaient toutes de velours. Tout en maintenant un semblant de sourire, Diane grinça des mâchoires à en briser des cailloux… avant de cesser quand elle vit l’apparence du salon d’Astasie de Mirambeau.

Au premier coup d’œil, elle comprit tout le bénéfice qu’elle pouvait tirer de l’endroit.

À suivre…

(1) Voir La Binocleuse zélée

(2) idem.

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