Les Confessions de la Hache (FIN) : Révélations

Résumé de l’épisode précédent : Bastien semble avoir abandonné son métier. Il ne vient plus à la gazette, ce qui ne lasse pas d’inquiéter les autres, Élodie surtout qui, chaque soir, l’attend deux heures devant sa maison, en vain. Au troisième jour de son absence, il fait parvenir à ses camarades le récit de la torture de Sarra Garhel, précisant à la fin qu’il va mieux et qu’il reviendra bientôt. Peut-être…

Pour la quatrième fois en une septaine, les commères de la rue des Vinaigriers aperçurent l’armide blonde aux cheveux bouclés.

Mais cette fois-ci, elles ne la virent pas ressortir un instant après l’avoir vue entrer au n°15.

Ayant entendu toquer à sa porte, Bastien l’avait ouverte et avait donc vu paraître celle qu’il pensait désormais impossible d’aimer. Elle était là, intimidée, ses joues rougies comme celle d’une jeune fille s’apprêtant à avouer une vilaine action ou bien à commettre quelque mauvais coup. Bien sûr, pas la moindre trace de sa malice ou de sa morgue habituelles. Elle lui faisait beau visage, mais ses mains tremblantes trahissaient sa gêne.

Elle n’attendit pas que Bastien lui parle. Elle entra et, le prenant par la main, l’invita à s’asseoir sur l’unique fauteuil qui traînait dans un coin de la pièce. Sa voix, légèrement tremblante, était douce mais résolue.

— Assieds-toi, et écoute-moi.

Elle recula alors de quelques pas, se posta face à lui et prit une profonde inspiration, fermant brièvement les yeux comme pour rassembler son courage. Lorsqu’elle les rouvrit, son regard était empli d’une détermination farouche.

— Il y a une vérité que je dois te montrer, quelque chose que je n’ai jamais partagé avec personne. Une vérité qui te fera comprendre mon attitude. Prépare-toi, Bastien. Ce que tu vas voir est à la fois ma honte et mon fardeau. Peut-être que cela raccourcira la distance entre nous, ou peut-être que cela nous séparera à jamais, je ne sais. Mais je suis lasse des détours sans fin, et maintenant que je sais que tu as éprouvé les pires horreurs, peut-être que ce que tu vas découvrir te semblera peu de chose.

Raccourcira… à ce mot, le cœur de Bastien se mit à battre rudement. Les raccourcis-moi ! de ses rêves lui revinrent à l’esprit. Il n’eut cependant pas le temps de méditer sur cette coïncidence car Élodie, sans attendre de réponse, se baissa et, prenant un bout de sa robe dans chaque main, fit ce à quoi que Bastien avait déjà assisté en rêve : elle la releva lentement.

De nouveau les chevilles fines et gracieuses apparurent, suivies des cuisses à la blancheur laiteuse et comme de marbre sculpté, enfin des « pétales secrets » surmontés de leur couronne de soie d’or. Tout, absolument tout était semblable au rêve. Bastien se rappela sa réaction dans le songe, il s’était précipité pour empêcher la jeune femme de poursuivre. Mais il se souvint aussi du reproche d’Élodie et, cette fois-ci, décida de n’en rien faire. Elle continua donc de lever la robe, et Bastien comprit.

D’abord, un petit bout rouge apparut aux abords de l’os droit de la hanche, bout qui s’allongea, filant en diagonale en un trait légèrement sinueux, frôlant le nombril et terminant sa course sous le sein gauche.

 C’était là le secret d’Élodie.

Une cicatrice.

Mais une cicatrise hideuse, franchement repoussante. Large d’un demi-pouce, elle était toute en boursouflures, présentant un rouge sanglant qui donnait l’impression que… Bastien déglutit, que la belle jeune fille venait d’être torturée. Elle aurait pu arrêter son geste de soulever sa robe, mais elle le poursuivit. Saisissant le tissu au niveau des flancs, elle fit passer le vêtement au-dessus d’elle et le jeta au sol.

 Alors elle se tint immobile devant Bastien, nue, frémissante, inquiète comme une accusée attendant le verdict d’un juge sévère. Elle n’avait jamais montré sa nueté à un regard d’homme. Elle s’était toujours dit que cela prendrait du temps. Plus tard, toujours plus tard, se disait-elle. Pourtant, en cet instant, une étrange confiance l’envahissait, une certitude confuse et instinctive que Bastien, malgré la brutalité du geste, saurait comprendre, qu’il était un homme capable de voir au-delà, d’aimer la beauté dans la monstruosité. Cette intuition, fragile et indéfinissable, lui donna le courage de se dévoiler entièrement. Et puis, si elle avait exprimé le désir de raccourcir la distance entre elle et Bastien, il semblait qu’elle voulait faire de même avec le temps. Comme elle l’avait dit, elle était lasse des détours sans fin, lasse d’attendre.

Bastien ne sut quoi dire. Il admirait un corps comme il n’en avait jamais vu n’aurait jamais espéré en voir. Mais ce corps était comme barré par cette horrible cicatrice qui semblait lui interdire tout épanouissement de sa beauté. C’était le corps d’une nymphe, d’une Callaïde, d’une armide, d’une déesse, de tout ce que l’on voulait. Mais en voyant cette cicatrice, on songeait à des récits de métamorphoses faisant des plus belles créatures les pantins sinistres et repoussants de quelque dieu malicieux et rancunier. Bastien s’efforça d’attarder son regard sur ces beaux seins, imaginant l’heur qu’il y aurait à les caresser, les pétrir, les baiser. Mais avec son hideux sourire de biais, la cicatrice le fixait et anéantissait les douces visions.

De son côté, Élodie, une fois le courage passé de se montrer ainsi, eut elle aussi conscience d’un obstacle. Ou plutôt d’une conséquence. Elle comprenait simplement qu’en offrant ainsi son secret, elle jouait sur un coup de dés à la fois son honneur et son existence. Être perçue comme un monstre de foire par le jeune homme qu’elle aimait lui serait parfaitement insupportable.

Alors, comme pour faire en sorte que ce coup de dés lui soit favorable, elle inspira de nouveau longuement, et…

— Voilà, Bastien, telle est Élodie. Un monstre aguicheur ou une beauté monstrueuse, à toi de choisir. Si je me montre ainsi à toi, c’est que je suis fatiguée de continuer à me cacher. Cette chose qui me barre le ventre vient de mon enfance. Laisse-moi te conter. J’étais une fillette espiègle, je jouais dans la grange d’une métairie. Insouciante, je monte sur une charrette, mais je trébuche et tombe sur un outil effilé qui m’éventre de biais. Je crie, on s’agite, on fait venir quelqu’un capable de recoudre l’énorme plaie. Heureusement, aucun organe n’est touché. On recoud la plaie, donc, mais celle-ci s’infecte et prend une vilaine apparence, apparence qu’elle gardera finalement pour le restant de mon existence. Je désespère. Le tissu de mes robes me donne l’impression de brûler cette cicatrice et, quand je les ôte, j’ai peur de me voir dans un miroir. Je me trouve laide, repoussante. Un jour, je finis par demander à mes parents s’ils seraient malheureux si je venais à disparaître. De sombres idées m’envahissaient. Pour m’encourager, ils eurent alors l’idée saugrenue de m’inscrire à l’école des Callaïdes. Avais-je la beauté pour devenir la nymphe Zephixo ? Sans doute. Maîtrisais-je assez les arts pour cela ? On me l’a souvent dit. Mais pour accéder à ce rang permettant de tenir compagnie à la reine Catelyne, il me fallait oublier l’existence de cette cicatrice. Dans cette école, dame Adèle, mise au courant de ma difformité, m’avait permis d’avoir ma propre chambre au lieu de vivre en compagnie d’une camarade. Préférence qui souleva la jalousie avant de soulever des suspicions puisque je faisais absolument tout, notamment dans la salle où l’on se changeait avant de suivre les cours de danse, pour n’être jamais vue dans ma nueté. On suspecta quelque secret honteux et ce fut le début des remarques insidieuses, puis des moqueries. Toutes n’étaient pas ainsi. Je me souviens d’une modeste beauté brune qui venait d’arriver et qui fit preuve de gentillesse dans ses mots envers cette grande qui était de plus en plus mise à l’écart. Mais je me souviens aussi d’une autre candidate pour devenir Zephixo qui était toujours à orienter perfidement la perception des autres à mon égard. Ah ! Elle maîtrisait cet art à la perfection ! Sous une apparence de bienveillance, c’était toujours des mots, des phrases à double entente faussement candides pour, petit à petit, faire passer la rivale pour quelqu’un criblé de tous les défauts. Et si j’avais le tort de répliquer, de montrer mon mécontentement, c’étaient des mines hypocrites, faussement heurtées. « Vous voyez bien comment elle est. Alors que je fais tout pour être aimable avec elle ! » D’une certaine manière, moi aussi j’ai été torturée. D’une certaine manière, j’insiste, car je ne suis pas une Sarra Garhel. Mais passons. Décider d’abandonner, de quitter l’école de dame Adèle, contre l’avis de mes parents, fut la meilleure des décisions. Dame Odile, que tu connais, était ma confidente, elle savait mes chagrins. Ayant eu vent du projet de dame Isolde de créer une gazette, elle me proposa de rejoindre les rangs de ses employés. Après tout, pourquoi pas ? Je n’avais pas envie de revenir chez mes parents, j’avais soif d’amitié et, surtout, de regards dénués de suspicion. Consciente de ma beauté quand elle ne montrait pas la tare dont elle était affublée, j’acceptai, désireuse d’être vue comme une petite reine, tout en me montrant assez aimable pour entretenir une certaine amitié avec les personnes que je rencontrerais au sein de cette gazette. Tu le sais, je vous ai souvent accompagnés à nos gentilles beuveries. Plus d’une fois tu as dû me voir causer avec de jeunes gens qui m’abordaient, qui m’abreuvaient de mots doux avant de m’abreuver ensuite de billets que j’épluchais à la gazette, dédaigneuse et amusée, bien dans mon rôle de petite reine, avant de m’employer à mes corrections. Je les épluchais ostensiblement bien sûr. Sinistre moyen que j’avais trouvé pour me donner de l’assurance et montrer, crier que je n’étais pas un monstre, que je plaisais, que je pouvais mettre à genoux n’importe quel petit mâle. Et puis, un jour, il y a eu cette histoire d’articles sur le bourreau. Je ne sais pourquoi, mais cela t’a subitement rendu intéressant à mes yeux, moi qui te percevais alors comme un homme assez joliet, certes, mais aussi insignifiant. Je crois surtout que, consciente que tu ne m’avais jamais regardée comme les autres dans les tavernes, j’ai été un peu piquée et j’ai entrepris de faire la dessalée en me montrant émoustillée par tes articles. C’était bien sot, mais je voulais voir ta réaction. Elle n’a pas tardé. Elle aurait dû me satisfaire, puisqu’elle prouvait que je t’avais mis à mes pieds, comme tant d’autres. Mais quand tu m’as chuchoté ces mots doux dans l’oreille, subitement consciente que tu pouvais voir mon secret dans l’échancrure de ma robe, j’ai réagi comme tu sais. Redoutant que tu aies vu ma monstruosité, je me suis défendue en laissant entendre que le monstre, c’était toi. C’était indigne, je le sais. Tellement indigne qu’une nouvelle fois, je fus traversée par des idées semblables à celles qui m’avaient fait demander à mes parents s’ils seraient malheureux de ma disparition. Et puis, il y a eu ton absence, Faumiel nous a raconté ta démarche d’assister à une torture. Et quelle torture ! C’est moi qui ai lu ton manuscrit à tout le monde. C’est là que j’ai compris, compris que ma souffrance n’était que peu de choses en comparaison de la tienne et surtout de Sarra Garhel. Ses cicatrices lui ont coûté la vie mais, comme tu l’as aussi expliqué dans ton récit, avec la touchante toilette mortuaire que lui fait Colart, ont sublimé sa beauté. J’ignore si cette cicatrice sublime la mienne. Je ne le pense pas. Comment pareille hideur pourrait le faire ? Mais comme je te l’ai dit, je suis lasse de me cacher. Et si je t’ai dit que je voulais te mettre à mes pieds, eh bien permets-moi, en guise de pénitence, de faire la même chose. Je jette ma monstruosité à ta vue. Pourquoi ? Parce que je t’aime, tout simplement. Je l’ai compris, mon envie de te plaire n’a jamais eu pour motif de te mettre à mes pieds comme un chien. Je voulais être aimée de toi. Uniquement de toi. Voilà, je t’ai tout dit. Il me semble être de nouveau juchée sur ma charrette, à deux doigts de trébucher et de me blesser. Sauras-tu retenir ma chute ou bien l’aggraveras-tu ? Choisis. Mais ne réponds pas en me laissant dans une vague espérance. J’ai eu le courage de me montrer ainsi, aie celui de me répondre franchement. Je veux croire que nous sommes tous deux de la même trempe.

Tout en proférant ces dernières paroles les yeux vissés dans ceux de Bastien, elle avait inconsciemment relevé les mains pour les placer sur le ventre, habituée qu’elle était à tout faire pour cacher la cicatrice. Exceptionnellement, elle l’avait exhibée, mais cela ne pouvait durer.

La cicatrice cachée, Bastien ne vit que la beauté. Mais aussi tous les sentiments qui venaient d’être évoqués. Lentement, il prit à son tour une longue inspiration, mais pas pour s’exprimer. Ou alors, comme elle au début, à travers un geste. Elle avait commencé par lui dévoiler sa nueté, il allait lui aussi se mettre à nu, mais d’une autre manière.

Il se leva de son fauteuil, fit les trois pas qui le séparaient d’Élodie et, arrivé à elle, se laissa choir sur les genoux, le visage au niveau du ventre.

Il prit alors ses mains et, délicatement, les écarta pour faire apparaître la cicatrice.

Vue de près, elle était encore plus effroyable. Large d’un demi-pouce, elle serpentait à travers la peau avec une sinuosité sinistre, comme un ruisseau de sang à peine coagulé. Les bords étaient irréguliers et boursouflés, la couleur rougeâtre de la cicatrice tranchait violemment avec la blancheur laiteuse de la peau, créant un contraste presque douloureux à regarder. Elle semblait pulsée, vivante, comme si la douleur qui l’avait causée ne s’était jamais vraiment estompée. La surface était à certains endroits rugueuse, parsemée de petites crevasses et de bosses, évoquant un paysage dévasté. Sur d’autres, elle était lisse et avait un aspect liquide, presque suintant. Chaque détail ajoutait à l’horreur, mais Bastien était-il lui-même horrifié ? Élodie, qui n’apercevait que le haut de son crâne, imagina une mine révulsée. Elle la connaissait bien, sa cicatrice, c’était trop pour lui. Elle se trompait. Bastien, qui n’avait pu sauver une Sarra Garhel, comprenait que le Ciel lui offrait une deuxième chance. Il pouvait sauver cette femme qu’il aimait. Comment ? C’était tout simple.

Il se pencha et, avec une infinie douceur, déposa ses lèvres sur la cicatrice. Élodie tressaillit. Comment pouvait-il avoir le courage d’embrasser une telle monstruosité ? Non, elle ne voyait pas son visage mais il faisait forcément semblant, ne réprimant qu’à grand-peine son dégoût. Mais son incrédulité vacilla très vite. Le premier baiser fut suivi d’un deuxième, à un autre endroit, là où la cicatrice semblait suinter. Les lèvres effleurèrent la surface avec une tendresse inouïe, comme pour apaiser la douleur gravée dans cette chair. Et Bastien ne ressentait nulle répulsion. Au contraire, comme enivré par le contact de cette peau marquée, il se laissa emporter par une passion qu’il ne pouvait plus contenir. Ses baisers devinrent plus intenses, se multipliant le long de la cicatrice, chaque contact de ses lèvres exprimant un désir ardent de chérir et de protéger. Il suivit le chemin sinueux de la cicatrice avec une ferveur grandissante, embrassant chaque relief, chaque crevasse, avec une dévotion presque religieuse. Sa langue, timidement d’abord, vint caresser la surface rugueuse, explorant les contours. Mais ce n’était pas suffisant. Les baisers se firent plus audacieux, plus profonds, jusqu’à ce que Bastien commence à lécher doucement la cicatrice, savourant chaque détail, comme s’il voulait absorber sa douleur, la transformer en plaisir partagé. Et de fait, la douleur et la honte, au contact de cette langue chaude et de ces lèvres aimantes, semblaient s’évanouir dans le cœur d’Élodie au profit d’une enivrante sensation de plaisir et de libération. Ses mains se crispèrent légèrement sur les épaules de Bastien, mais elle ne l’arrêta pas, sentant dans chacun de ses gestes une acceptation totale, une union de leurs âmes à travers cette marque indélébile.

Ce geste intime et impensable d’embrasser, de lécher sa cicatrice était pour elle aussi licencieux que s’il avait posé ses lèvres sur sa nature. Elle ne s’en offusquait pas bien sûr, elle se sentait vulnérable, exposée, mais aussi plus désirée et acceptée que jamais. Cette langue chaude qu’elle sentait lui parcourir le ventre, ces mains qui avaient quitté ses flancs pour caresser avec dévotion d’autres endroits, lui criaient qu’elle était vivante, aimée. Elle sentit ses jambes commencer à se dérober sous elle, la tête légèrement inclinée en arrière, les yeux mi-clos, laissant échapper un soupir de plaisir et de soulagement. Cette cicatrice, elle n’en avait plus honte, elle serait désormais partie intégrante de sa beauté, tout comme Bastien le serait dans sa vie. Au milieu de la montée de son désir, elle murmura de frêles mots d’amour. C’était bien peu en comparaison de tout ce qu’elle avait dit avant, mais suffisant. Puis les jambes se dérobèrent complètement. Elle aussi tomba à genoux et put alors rendre à Bastien ses baisers tout en lui ôtant doucement ses vêtements.

Dehors, le crépuscule tombait sur la ville. Quand Élodie avait toqué à sa porte, Bastien était occupé à attendre, à faire le point sur sa volonté de retourner à la gazette. Il n’avait pas eu besoin d’allumer des bougies pour éclairer ses pensées. Aussi bien l’obscurité commençait-elle à envelopper ces deux corps qui, à genoux sur le plancher, s’escrimaient à mutuellement s’explorer. À un moment, la main d’Élodie ne put que constater une certaine métamorphose. Alors que sa langue était collée à celle de Bastien, elle parvint à esquisser un sourire. Elle saisit doucement le membre, le caressa un temps, puis quitta la bouche de Bastien afin de s’allonger face à lui dans une posture de vierge pudique, mais pas suffisamment cependant pour empêcher une autre cicatrice d’apparaître.

En la voyant ainsi étendue sur le plancher, offerte, les boucles blondes étalées autour de sa tête, Bastien songea à Sarra sur sa table de torture. Et tandis qu’il pénétrait Élodie et, d’un coup de reins, lui arrachait à la fois sa peau de vierge et un cri de douleur, il se dit que lui aussi, comme le bourreau, était en train de blesser, de faire saigner une armide.

La lugubre comparaison ne perdura pas. Il se rappela les paroles de ses rêves. « Raccourcis-moi ! » La distance entre eux était tellement raccourcie qu’il était maintenant en elle, son membre se mouvant dans cette entrée que l’on appelait parfois plaisamment cicatrice des déduits. Et de fait, sentir cette partie durcie de lui-même s’épanouir dans cette chair molle et intime teintée de sang n’était pas sans lui faire éprouver de divines sensations. Mais, il s’en apercevait, le saisissaient davantage les frôlements de leurs ventres et le contact de l’autre cicatrice. Et il n’en allait pas autrement d’Élodie qui, quoique frémissante de se sentir pénétrée, éprouvait de vives émotions aux caresses du corps de son amant sur son secret.

À un moment, ils eurent tous deux quasiment la même pensée. Quand je pense que cet amour a finalement pour origine les confessions d’un bourreau et la torture d’une Azarite ! C’étaient là de curieuses puissances tutélaires, n’importe qui à leur place aurait trouvé cette idée de bien mauvais augure. Pas eux.

Ils étaient reconnaissants envers Colart et la pauvre Sarra Garhel. S’aimer comme ils le faisaient était une manière de témoigner une autre sorte d’amour envers l’Azarite.

Bastien poursuivit l’heureuse torture de son aimée quand un spasme le saisit, faisant comprendre à Élodie que leur étreinte connaissait son apogée.

Ils ne restèrent pas moins enlacés sur leur plancher, pas complétement rassasiés de caresses, reprenant sans doute des forces afin de connaître une autre apogée.

Le crépuscule s’accentuait. Sur le plancher, la bête constituée des deux corps était maintenant entourée de froides ténèbres. Bientôt, elles les engloutiraient. Ils ne cherchèrent pas à se lever pour allumer des bougies ou rejoindre la chaleur d’une courtepointe.

Ils n’avaient pas besoin de balayer les ombres.

Les ombres de cette espèce n’étaient pas de celles qu’on avait envie de raccourcir.

Nercillac, le 19 juillet 2024

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