Les Confessions de la Hache (17) : Ultime confession de Colart

Résumé de l’épisode précédent : profitant d’un moment d’inattention de l’inquisiteur, Colart décide d’abréger les souffrances de l’Azarite, ce que cette dernière accepte avec reconnaissance. Mais l’inquisiteur, s’apercevant peu après qu’elle est morte, se tourne furieux vers Colart et lui demande des explications…

— Qu’est-ce à dire ? Qu’avez-vous fait ? Vous en avez profité pour la tuer, hein ?

Il s’attendait à des dénégations piteuses et paniquées. Mais Colart, le plus tranquillement du monde :

— Ma foi, oui, je l’ai tuée.

Il arrachait les aveux très rapidement, pourquoi en eût-il été autrement pour lui ? Mais cela ne calma évidemment pas l’inquisiteur.

— Vous l’avez tuée ? Mais vous n’en aviez pas le droit, vous le savez ! Et pourquoi l’avez-vous fait ?

— Pour abréger ses souffrances. Il était évident qu’elle ne renierait rien. Dès lors, à quoi bon lui infliger les deux derniers supplices ? D’ailleurs, je le lui ai demandé, elle était d’accord.

Stupéfaction de l’autre.

— Plaît-il ?

— Oui, tandis que vous vous acharniez sur mon apprenti. Comme votre petit discours avait l’air d’être important, je n’ai pas voulu vous déranger. J’ai donc demandé à l’Azarite si elle voulait que j’abrège ses souffrances et elle a aussitôt accepté, voilà tout. Est-ce donc si grave ?

En vérité oui, ça l’était, et Colart le savait. Mais ce que l’inquisiteur ne comprenait pas était ce ton badin qui semblait chercher à le provoquer.

— Ce que vous avez fait est grave, très grave même.

— En vérité ? Vous croyez ?

— Ne jouez pas au sot, je vous prie. Nos châtiments sont tous codifiés et leur déroulement doit être scrupuleusement observé.

— Bah ! Et sinon, quoi ? Votre dieu va se mettre en colère ? La peste va tomber sur la ville ? Des nuées de sauterelles vont ravager les champs ? Les rivières vont se teinter de sang ? Les vaches donneront du lait empoisonné ? Les femmes vont accoucher de monstres à deux têtes ? Les maisons vont s’effondrer sans raison ? Les forêts vont s’embraser spontanément ? Les fontaines vont cracher du poison ? Les loups vont envahir les rues ? Les pierres vont se fissurer et engloutir nos maisons ? À moins que ne se produise le plus improbable : ceux de votre espèce vont enfin faire preuve de pitié et d’intelligence ? Ce qui pour le coup n’aurait rien d’un châtiment, notez-le bien.

Colart se tenait là, défiait l’inquisiteur du regard, le sarcasme acéré comme une lame.

Le premier mouvement de son adversaire fut de le couvrir d’insultes mais il se retint. Colart avait-il toute sa raison ? N’était-il pas en train de lui chercher querelle ? Et dans quel but ? Il recula légèrement, le regard soudain méfiant, prenant conscience de la robustesse du bourreau. Sa stature imposante, ses muscles saillants sous la chemise de lin, et cette aura de maîtrise et de force dégagée par chaque geste trahissaient des années de rigueur à effectuer un travail pénible. Ses yeux surtout, sombres et perçants, ajoutaient à cette impression de puissance. L’inquisiteur, malgré son autorité, se sentait soudainement petit et vulnérable face à cet homme dont la simple présence imposait le respect et la crainte. Il ne le suspecta pas moins de faire partie des autres, d’être lui-même un sale Azarite, idée parfaitement insupportable :

— Ah ! je vois. Votre dieu avez-vous dit. J’en déduis que s’il est le mien, il n’est pas le vôtre. Ce que je suspectais se confirme, vous aussi vous faites partie du troupeau impie de cette misérable, c’est cela ?

— Non, vous vous trompez.

— Alors quelle autre religion ? Vous pouvez bien me l’avouer. De toute façon, cela ne changera rien, je devrai référer de ce que vous avez fait, avec les conséquences qui s’imposeront, vous vous en doutez.

C’étaient là périlleuses paroles car quitte à être perdu, rien n’empêchait Colart d’abréger aussi la vie de son adversaire. L’inquisiteur en avait conscience, aussi parvint-il à difficilement réprimer un frisson quand il vit Colart porter la main dans une des poches de sa veste. Allait-il en sortir un couteau pour s’en prendre à lui ? Il se maudit de donner systématiquement la consigne au garde de verrouiller la porte.

Mais ce n’était pas un couteau. Il tenait entre les doigts un petit objet qu’il ne distingua pas. La main s’approcha de la senestre, précisément de son indiciaire pour y… oui, c’était un anneau qu’il tenait, que signi…

L’inquisiteur cessa de penser. Il venait de comprendre. Il reconnaissait l’anneau que Colart brandissait devant lui, le poing fermé. Parfaitement ciselé, d’un métal sombre et orné d’un symbole ésotérique complexe, il semblait capter la lumière vacillante des torches, projetant des éclats inquiétants.

Devinant que l’autre avait compris, Colart, avec une lenteur calculée, déplia alors le poing. La paume ouverte vers l’inquisiteur, il exécuta un curieux mouvement, un léger arc de cercle suivi d’une rotation subtile du poignet, les doigts formant un signe énigmatique. L’inquisiteur, bien que sceptique et souvent dédaigneux des superstitions, blanchit visiblement à la vue de ce symbole.

— Je ne pense pas que vous voudriez défier le pouvoir que représente cet anneau, n’est-ce pas ? fit Colart d’une voix basse et assurée.

L’inquisiteur baissa la tête, la langue gluée, mais cependant pas assez pour extraire ce simple mot :

— Pourquoi ?

Juste une question mais qui appelait une pléthore d’explications. Oui, pourquoi l’anneau témoignant de l’appartenance dans les hautes sphères d’une terrible société se retrouvait-il sur le doigt du bourreau de la Capitale ? Comment le lui avait-on donné ? Qui avait été son maître ?

Colart sourit légèrement. Comprenant ce qui se tramait dans son esprit, il accepta, non sans dédain, de répondre en partie à ses questions.

— Vous le voyez, nous partageons le même dieu. Seulement nous n’avons pas la même façon de le servir. Vous, vous torturez car, permettez-moi de le dire, c’est vous le véritable bourreau. Moi, depuis que j’ai rencontré mon maître (il accentua singulièrement la prononciation de ce mot), le même qui m’a appris ce métier, je n’ai eu qu’un but : alléger les souffrances et, dans le cas des suppliciés dans la même situation que cette pauvre Azarite, abréger la vie. Il y a toujours durant la torture expiatoire un moment où la fatigue se fait, l’attention d’un de vos semblables faiblit et où j’exerce subrepticement ma connaissance du corps pour libérer le supplicié de son état. Vous voyez, j’ai fait en sorte que mon métier, bien que répugnant aux yeux de beaucoup, repose sur un principe d’humanité que peu d’hommes peuvent comprendre. C’est une manière d’honorer ce qui reste de leur dignité humaine, même dans les moments les plus sombres.

Il marqua une pause, cherchant les mots justes pour transmettre la complexité de sa mission.

— Mais tout n’est pas si simple. Chaque cri, chaque larme, chaque supplication… tout cela laisse des marques, non seulement sur les corps des suppliciés, mais aussi sur ceux qui, comme moi, doivent les infliger. Vous pensez peut-être que nous, les bourreaux, sommes insensibles à la douleur que nous causons. Mais la vérité est que nous sommes les premiers témoins de cette horreur, et cela nous change profondément. Imaginez qu’à chaque coup, à chaque cri, une partie de mon âme se consume. J’ai vu des visages déformés par la souffrance, entendu des hurlements qui hantent mes nuits. Mon objectif a toujours été d’abréger ces moments insupportables, de mettre fin à la douleur dès que possible. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir des aveux, mais de respecter, autant que possible, l’humanité qui réside encore en chacun de ces malheureux.

Colart plongea alors son regard dans celui de l’inquisiteur, cherchant à faire passer toute la profondeur de sa souffrance personnelle.

— Vous croyez peut-être que ce métier m’a endurci, mais en vérité, il m’a brisé bien des fois. Chaque acte de torture – quand bien même il serait bref et permette d’abréger la souffrance – est une épreuve, un combat contre moi-même pour ne pas perdre totalement mon humanité. Je fais ce que je fais non par cruauté, mais par nécessité. Et à chaque fois, je prie pour que ce soit la dernière. Et Dieu merci, il est probable que l’épreuve vécue aujourd’hui la soit.

Homme d’église, l’inquisiteur avait déjà entendu bien des confessions. Mais bien sûr, jamais rien de tel. Un bourreau cherchant à restaurer la dignité à travers son art de détruire les corps ! On lui aurait dit cela qu’il en aurait éclaté de rire. Quand on se trouve entre les mains d’un bourreau, c’est que l’on mérite de souffrir. De même, lorsqu’on a l’impudence d’aimer une religion dénaturée comme celle des Azarites, à quoi bon chercher à jouer le bienfaiteur soucieux de la dignité humaine ? Malgré lui, malgré la crainte et le respect que lui imposait Colart, il ne put empêcher le scepticisme se dessiner sur son visage. Colart le vit.

— L’homme de châtiment que vous êtes peut difficilement comprendre tout cela, j’imagine. Sachez que la seule fois où j’ai torturé dans le but de châtier durement, sans chercher à écourter le supplice, je m’en suis repenti amèrement. Il s’agissait d’un homme qui avait causé du mal à quelqu’un qui m’était proche. Et c’est lui qui est parvenu à me torturer. Moralement s’entend. Comme si la méchanceté, le désir de se venger, la soif du sang avait amené l’endurcissement plutôt que la contrition. Je n’ai depuis pratiqué mon métier jamais autrement qu’en emplissant mon cœur de pitié plutôt que de colère.

L’inquisiteur avait bien fini par comprendre cela, mais n’était pas encore rassasié. Montrant Bastien du doigt :

— Et lui ?

— Comme je vous l’ai dit, il s’agit bien de mon apprenti, mentit Colart. Mais apparemment, je me suis trompé dans mon choix. Le jeune homme déborde d’émotions, il ne peut me succéder, il me faut trouver quelqu’un d’autre. Mais c’est assez, toutes ces explications m’ennuient. La jeune femme est morte, la torture est finie, vous pouvez partir. Avec mon apprenti, nous avons à nettoyer la salle. Dans notre jargon, nous appelons cela balayer les ombres. Les ombres, cela doit vous parler…

Mais si la confession de Colart l’avait ébranlé, l’inquisiteur ne l’était pas au point d’oublier le corps de l’Azarite.

— Vous n’oublierez pas de l’envoyer dans la fosse aux scélérats.

L’expression revenait une deuxième fois dans sa bouche. La fosse aux scélérats… une large fosse putride que l’on avait creusée à l’entrée de la ville et dans laquelle baignait dans une boue putride les cadavres de la lie de la société, c’est-à-dire les gouapes, les bandouliers et les traîne-rapières.

À suivre…

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