Résumé de l’épisode précédent : André Colart a conté à Bastien la fin de sa vengeance envers Gérald Meschin. Mais plus important, avant que le jeune homme retourne à La Gazette pour écrire son article, il lui propose, pour la prochaine rencontre… d’assister à une torture.
Bastien mit quelques secondes avant de bien comprendre la question. Assister à une torture… entendre des cris, des supplications, voir un outil s’enfoncer dans les chairs… et après, rentrer chez soi pour prendre un bon repas comme si de rien n’était. Bastien avait beau être spécialisé dans les mystères et rapporter parfois des histoires sanglantes, ce que lui proposait là Colart était d’une nature bien différente, du genre à vous procurer de terribles cauchemars et des cauchemars, Bastien cherchait à les éviter, ayant eu son comptant depuis quelques nuits.
— Non, André, je vous remercie, mais je ne suis pas sûr que cela me soit utile.
— Et pourtant, songez aux bénéfices que vous pourriez en tirer. Voir la réalité de ce métier, sans les filtres des mots ou de l’imagination. Cela pourrait enrichir vos articles, leur donner une force que peu de gazetiers peuvent offrir.
Tout en parlant, Colart scrutait intensément Bastien, évaluant ses réactions. Ce dernier hésitait, mais encore une fois… écrire sur la souffrance et la brutalité était une chose, mais être témoin de ces actes… il n’était pas certain de pouvoir le supporter.
— Je… je comprends l’intérêt pour mes articles, répondit-il, la voix légèrement tremblante. Mais… je ne suis pas sûr d’avoir la force de supporter une telle épreuve. Les récits sont déjà difficiles à entendre, les voir… ce serait…
Il s’arrêta, cherchant à contrôler le flot d’émotions contradictoires qui l’assaillaient. Colart, le regard toujours intense, sembla comprendre ses réticences. Cependant il insista :
— N’oubliez pas, mon jeune ami, que j’excelle dans l’art de faire parler, mes tortures ne durent jamais bien longtemps. Le long calvaire qui est arrivé à Meschin était volontaire. Vous n’auriez donc pas à subir un spectacle interminable avec profusions de plaies, de dents arrachées et autres déplaisirs. Mais je ne vous oblige à rien, Bastien. Je comprends tout à fait. C’est juste qu’en lisant vos autres articles dans La Gazette, je me suis dit qu’il leur manquait encore quelque chose. Ce quelque chose, appelons-le la patine de l’expérience. Quel âge avez-vous ? Vingt-deux ? Vingt-trois ?
— Vingt-cinq.
— Voilà. Et comment obtenez-vous vos informations ?
Bastien rougit légèrement.
— Ce… c’est parfois bien léger, j’en ai conscience. Dans les tavernes, où je rencontre profusion de voyageurs. Il y a aussi une bonne part d’imagination, je…
Le jeune homme baissa la tête.
— Vous savez, ce n’est parfois pas très glorieux. À la gazette, je suis le « spécialiste des mystères. » Mais en réalité, je suis davantage le spécialiste des rumeurs, des racontars, des fabulations. Mon chef-rédacteur me pousse à faire cela et d’une certaine manière, j’y trouve mon compte. Mais parfois, je me dis que j’aimerais m’y prendre différemment. C’est sans doute pourquoi j’ai du plaisir à venir vous voir pour recueillir vos paroles. C’est d’une autre authenticité, d’une autre… profondeur.
— C’est bien ce que je me disais en vous lisant. Vous êtes jeune, n’avez probablement pas connu de grands malheurs dans votre vie et vous limitez à un aspect divertissant mais peu profond de vos mystères. En acceptant ma proposition et, mieux, en vous liant avec quelqu’un comme le sergent Gérard qui pourrait être pour vous un fabuleux informateur, vous pourriez vraiment vous différencier de vos confrères. Pour bien comprendre, pour atteindre la vérité, il faut voir de ses propres yeux. Réfléchissez et, si possible, donnez-moi votre réponse dans la journée.
Bastien hocha la tête, serra la main du bourreau et, le cœur battant, prit la direction de la gazette, se demandant ce qu’il allait décider. Il en oublia d’ailleurs de se rendre au Livre afin de parler aux sieurs Péquin & Boudur. En revanche, quand il franchit le seuil de la gazette, il n’oublia pas qu’il allait devoir affronter le regard d’Élodie.
Et le regard des autres, aussi.
En entrant, il sentit, à travers l’ouverture pratiquée dans le mur de sa loge, les yeux de Sylvie qui le fixaient. Il l’entendit même murmurer, alors qu’il montait les premières marches de l’escalier, quelque chose comme « Tiens ! Voilà le coquelet qui fait pleurer les jeunes filles ! », le tout sur un ton évidemment sarcastique. C’était d’autant plus révoltant que plus d’une fois, il l’avait entendue dire pis que pendre sur Élodie qu’elle considérait comme une couche-toute-nue perpétuellement en chaleur. Il eût pu redescendre ses marches et faire irruption dans sa loge pour la tancer, mais voyant le ridicule à le faire, il préféra continuer à monter, la mâchoire serrée, imaginant la vieille Sylvie sur la planche de torture de Colart.
Arrivé devant la porte de la salle de rédaction, il avala sa salive. Il fit bien car lorsqu’il entra et, comme à son habitude, dit un bonjour adressé à l’ensemble de la salle, il sentit immédiatement une froidure inhabituelle. Bien évidemment, davantage chez les gazetières que chez les gazetiers. Ainsi Diane de Monjouy qui n’alla pas jusqu’à se pincer les narines mais qui, non contente de ne pas lui rendre son salut, arbora une moue franchement insultante. Quant à Cyrielle, habituellement si bien disposée à son égard, elle ne lui rendit son bonjour que du bout des lèvres, visiblement gênée de se trouver dans la même pièce que lui. Un peu péteux, Bastien se rendit à son secrétaire, croisant au passage le regard d’un Alaric positivement courroucé à l’idée qu’un autre que lui ait osé toucher une peau dont il estimait – avec un rien d’outrecuidance – qu’elle ne pouvait que lui être destinée. Il n’y avait guère qu’André Camier qui le vit s’installer à côté de sa table à dessin, l’air amusé et avec un fond de bienveillance. D’ailleurs, juste après que Bastien eut posé un feuillet vierge en face de lui, il l’entendit lui chuchoter : « Bastien, je ne te savais pas si hardi compagnon ! S’attaquer ainsi à une Élodie ! Mazette ! C’est bien beau, la jeunesse ! »
Le jeune homme rougit et transpira fort. Il fut à deux doigts de se lever et de crier : « Mais je n’ai rien fait ! »
Il se contenta de lancer au dessinateur un regard noir qui, loin de l’intimider, le fit glousser avant de reprendre un dessin malicieux : on y voyait un Bastien plongeant gaillardement la main dans la décollade d’Élodie, un sourire béat aux lèvres. Impitoyable, la légende, écrite en lettres élégantes, disait :
Bastien, spécialiste des mystères, à la conquête de secrets bien gardés.
Il se demandait à qui le montrer. Aux imprimeurs, bons clients de ses facéties ? Sûrement. Aux autres rédacteurs, voire aux principaux intéressés ? Cela demandait réflexion…
Il fut plus délicat pour Bastien de faire voler sa plume sur ses feuillets. Disons que, loin de voler, elle alla davantage au trot, voire au pas, et qu’il fallut bien souvent à Bastien lui donner des coups de fouet pour la faire avancer. Il faut dire qu’entre le nouveau récit de Colart, sa proposition d’assister à une torture et la déconvenue avec Élodie, l’esprit du gazetier avait de quoi être distrait. Cependant il parvint à poser le point final à son article et, le cœur sombre, le pas traînant, il gravit les escaliers menant au deuxième étage comme s’il montait les marches d’un échafaud.
Il toqua et ouvrit la porte de la salle de correction. Elle était là.
— Bonjour, fit-il.
— Bonjour, répondit Lucinde.
Lucinde et uniquement elle. Il tourna la tête dans sa direction. La binocleuse n’avait pas l’air de le conchier comme Diane. Non, c’était même un air compatissant, un peu gêné mais légèrement amical, presque encourageant. Bonne chose, car ce qu’il avait en face de lui ne l’était guère : Élodie, ayant parfaitement conscience de l’identité de la personne qui était entrée, voutée au-dessus d’un feuillet qu’elle annotait (ou peut-être feignait d’annoter), des mèches de cheveux lui tombant sur les yeux et qu’elle ne cherchait pas vraiment à glisser gracieusement derrière les oreilles. Le message était très clair : inutile de me parler. Bastien ne continua pas moins de s’approcher, il fallait bien lui remettre ses feuillets, il n’allait pas les lui jeter, c’eût été risquer une nouvelle salve d’insultes. Un peu tremblant, il s’arrêta devant le secrétaire et posa l’article sur un coin de la table, la langue gluée, voulant bredouiller quelques paroles hasardeuses d’excuse, mais n’y parvenant pas. À la place, il eut au moins le courage de rester quelques secondes pour signifier sa présence et quêter un mot, un signe d’attention. Il n’eut malheureusement rien de tel. Le rideau de cheveux lui tombant devant le visage indiquait assez combien elle préférait ne pas affronter le sinistre spectacle de sa présence. Tout au plus laissa-t-elle passer un tremblement nerveux que la belle laissa passer dans sa dextre tenant la plume. Elle est toujours encolérée, se dit-il, n’insistons pas.
Et il tourna les talons (ah ! avec aussi le courage de pousser un déchirant soupir à faire pleurer les anges), sans se rendre compte que l’on pouvait interpréter de bien des manières ce tremblement.
De retour à la salle de rédaction, il sentit qu’on le regardait. Ce n’était pas qu’une impression : Alaric et Diane le toisaient un rien méchamment, se repaissant de sa blancheur qui laissait augurer qu’Élodie n’avait pas daigné lui laisser la moindre miette de pardon. Elle avait bien raison ! Où allait-on si un gazetier issu d’une médiocre extraction s’oubliait au point de traîner sa patte dans une décollade afin d’agripper avec une main poisseuse le tétin d’une demoiselle bien née ? Précisons ici qu’aussi bien Élodie, Alaric et Diane avaient un aïeul ayant un peu de noblesse. On le voit, quoique travaillant dans une gazette avec d’autres rédacteurs n’ayant pas cette chance, ils gardaient encore un peu de certains préjugés de leur caste (caste pourtant largement élimée par la roture dans leur cas).
S’ils ne formulèrent pas le fond de leur pensée, ils le pensèrent assez fort pour que Bastien s’installe et écrive, le souffle court, comme près d’exploser.
À suivre…