La Conteuse d’elle-même (34) : Le venin d’Amaxis

Résumé de l’épisode précédent : le narrateur des Callaïdes s’est attelé à la tâche : remplacer les astérisques dans le manuscrit d’Anaïs Doucet par des passages de son cru. Pour le premier, il l’imagine, pressée dans la foule d’un marché et surtout rendue furieuse par les indiscrets attouchements d’un grossier individu qu’elle n’a pu prendre sur le fait…

Je rentrai.

Pauline en avait fini avec ses haricots. Elle lisait, l’air encoléré, à cause de mon claquement de porte, sans doute. D’ordinaire, les colères de Pauline me bistournent l’esprit et m’incitent à en comprendre l’origine pour les apaiser. Là, j’ignorai, je dépitai, je méprisai. J’étais rentré pour ranger soigneusement les quelques feuillets écrits et en prendre d’autres afin de compléter le deuxième astérisque, mission à mes yeux bien plus importante que de soigner les encolèrements matriciels de Pauline. Je ressortis aussitôt, le cœur battant car en jetant un œil à la position de l’astérique, je m’aperçus qu’il était placé à la fin du dîner avec Tristan et qu’après lui se trouvait un paragraphe dans lequel était décrit le désordre du lit d’Anaïs au bien matin, c’est-à-dire affichant ses occupants dans la plus grande nueté, lui le vit repus et harassé, elle avec une rosée de semence perlant sur ses poils follets (l’expression était d’elle). Anaïs m’offrait donc à écrire le champ de bataille de ses hauts faits intimes et j’arrivai donc à ma petite prairie de lecture (mes pas m’y menèrent malgré moi comme si mon esprit avait inconsciemment décidé qu’il valait mieux me tenir éloigné de la maison pour écrire ce passage) à demi bandochant, la tête pleine d’idées et de formules pouvant avoir le même effet sur ses lecteurs.

Mais Anaïs n’écrivant pas non plus des romans érotographiques, il convenait de préserver une certaine retenue. Je l’ai expliqué, pour conter les choses de l’entregambe, Anaïs abreuvait son style de préciosité, ne laissant jaillir qu’accidentellement une poignée de mots crus. Il en résultait une impression d’âme élégante qui essayait de contenir la fièvre mais qui n’y parvenait pas toujours. Je l’avoue, j’avais sursauté lorsque j’étais tombé sur vit et conin dans le récit que j’avais lu. Après un généreux coulis d’expressions précieuses, on ne s’y attendait pas vraiment. Mais l’effet était intéressant, on quittait la bataille intime et distinguée pour une joute plus grossière et animale. Mais encore une fois, cette transformation se contentait de peu, un ou deux mots, comme écrits accidentellement, pas plus.

À cette contrainte s’ajoutait une autre : jusqu’où pouvais-je aller ? Anaïs se prêtait à ma plume pour que cette dernière en fasse sa marionnette. Très bien. Dans ses récits, elle ne se dépeignait certes pas comme une gobette de la courtepointe. Mais aller jusqu’à en faire une gigolette délurée jusqu’à la vulgarité ? C’était impossible. Et puis… je m’imaginai en train de lui rendre mon travail et de l’observer lire de tels passages. Ce serait bien gênant. Mais d’un autre côté… assez aiguillonnant, aussi.

J’avalai ma salive et commençai l’écriture, m’identifiant pleinement à ce brave Tristan, fin amant qui me permit d’expérimenter en imagination le corps de sa maîtresse. Je fus assez content des vingt lignes sur les deux cavernes se rencontrant et dans lesquelles deux limaçons  s’entremêlaient et s’abreuvaient mutuellement de leur bavure. Mais ce n’était rien en comparaison du passage où Anaïs permettait à son limaçon d’entreprendre l’ascension d’une estrange tige parsemée de veinures et gorgée de sève. Sève qui apparaîtrait d’ailleurs plus tard lors d’une joute qui, en intensité, valait bien le célèbre duel entre Guillaume de Ventadur et Thibault d’Arnoncourt. Une fois la sève d’offrande versée dans le puits d’Amaxis, une idée me vint. Pas suffisamment rassasiée de sève, Anaïs entreprenait une autre messe en l’honneur d’Amaxis, messe qui tournait court :

Tristan est surpris. Ce jeune preux qui m’est plus jeune de dix années ne s’attend pas à une telle fougue chez une femme entamant son automne. Mais c’est la saison des couleurs vives, chaudes, et que je décide de l’être moi aussi n’a rien d’étonnant. Et ni d’intimidant. La tige se gorge de nouveau, accompagnée de dévotions au champ qui doit l’accueillir. Mon corps est pétri de caresses. L’amour est exténué, je le sens, et ses attouchements ont la rage des derniers instants de la fièvre avant de succomber à la plus grande lassitude. La tige souhaite que le champ soit préparé pour l’accueillir et les mains sont devenues des besoches donnant des bêchées. Parfois rudes. J’ai un peu dolence, mais je l’accepte : Amaxis est souvent présentée comme la déesse aux deux visages. Chez elle, douleur et douceur sont de mutuelles contre-poisons. Toutefois, quand la besoche devient sarcloir et qu’elle entreprend de pétrir mes coussins d’attraiement, je sursaille.

En effet, Anaïs peut sursaillir car la main de Tristan, en agrippant sa fesse droite, la serre rudement, allant jusqu’à lui faire sentir les ongles, sensation lui faisant immédiatement se souvenir de sa déconvenue du marché et il lui sera bien plus difficile d’accueillir une deuxième rasade de sève d’Amaxis, son esprit étant pollué par un autre liquide, le poison d’un souvenir désagréable qui deviendra peu à peu plus obsédant.

Avec cette inspiration, tout me serait plus facile concernant les autres astérisques à combler. Anaïs pouvait de son côté raconter toutes les fadeurs quotidiennes propres à son égorécit, je la suivrais comme son ombre, malin génie qui la ferait se souvenir de ces serres qui l’avaient par deux fois bafouée au milieu d’une foule. Se souvenir et même s’inquiéter. Car l’homme qui l’avait ainsi honnie et dont elle n’avait pu voir le visage ne l’avait-il pas adroitement suivie jusqu’à son logis ? Pour le troisième astérisque idéalement placé, j’envisageai de lui faire découvrir par sa fenestre la présence d’une silhouette immobile dans sa rue, le visage obstinément levé dans sa direction, les bras ballants et, à ce qu’il lui semblait, les mains pourvues de doigts surmontés d’ongles démesurément longs. Bien sûr, à la distance d’où elle se trouvait, la mention pouvait tout aussi bien être le fruit d’une imagination piquant de l’éperon, mais qui savait ? Le poison faisait son œuvre et peut-être qu’effectivement, un homme était dans les parages pour malfaire. J’imaginais Anaïs descendre quatre à quatre ses escaliers, à la fois anxieuse et furieuse, désirant insulter cet homme devant tous les passants mais, alors qu’elle arriverait dans la rue, l’homme aurait disparu.

Physiquement, mais pas spirituellement. S’il m’était permis d’écrire d’autres scènes d’accouplements de limaçons avec Tristan, j’essaierais de rendre les offrandes de l’amant maladroites et ambiguës. Bien sûr, Tristan n’est pas le butor vileneux du marché mais le poison, de plus en plus insidieux, ferait en sorte que chacune des caresses, les plus anodines comme les plus hardies, deviennent de plus en plus source d’amertume et d’inquiétude.

En revanche, le projet nécessiterait probablement de retoucher le texte écrit de la main d’Anaïs pour s’accorder parfaitement au mien. C’était là chose dont il faudrait s’entretenir quand je la reverrai…

À suivre…

 

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