La Conteuse d’elle-même (27) : Horreur charcutière

Résumé de l’épisode précédent : arrivé à La Gazette de Nantain pour demander à Brigandin une augmentation de gages, le narrateur des Callaïdes tombe sur la vieille Josette qui lui affirme que son patron ne peut le voir, occupé qu’il est par une “pause sustentatoire”. Agacé, le narrateur décide de grimper les escaliers pour se rendre à son bureau, poursuivi par la vieille. Il y arrive avant elle, ouvre la porte sans frapper et…

Et là, je tombe sur un étrange spectacle.

Je saisis la furie de Josette à ne pas me laisser passer. Complice des tares, des secrets innommables de son patron ainsi que de son calendrier et de ce qui y est planifié, elle devait savoir ce qui était en train d’être commis au moment où j’arrivais.

A priori, rien de surprenant. Brigandin mangeait de la charcuterie. Comme il était dit que cette matinée allait fourmiller d’échos avec mon rêve, le voir engloutir un gros bout de jambon ne fut guère une révélation. En revanche, c’est le moyen par lequel le bout lui fut amené qui me stupéfia. Le faire lui-même était trop simple, non, pour cela il préférait user de son personnel. Jeune, bellotte et avec les yeux bridés du Shimabei (encore un écho à l’apparition de Mari dans mon rêve). C’était une employée de La Gazette qu’il m’était arrivé de croiser lors de mes passages. Elle ne mangeait pas de charcuterie, elle. En revanche, assise sur les genoux de Brigandin, elle avait manifestement pour fonction de piocher des morceaux dans la grande assiettée de charcuterie posée sur le bureau pour les placer ensuite dans la gueule grande ouverte de Brigandin.

Et ce n’était pas tout.

Et il m’est là déplaisant d’avoir à décrire ce que je vis. J’ai pourtant conté de fort pénibles scènes dans Les Callaïdes, mais au moins ces scènes étaient-elle libérées de tout excès de gras. Enfin, disons-le : Brigandin avait la chemise béante, faisant apparaître son gros ventre poilu et ses horribles tétins de bâfreur de charcuterie. Et, tandis que de la dextre la Shimajinne lui déposait sa pitance dans la gueule, de la senestre, elle lui palpait gentiment un des tétins, allant même jusqu’à lui titiller le téton de son pouce !

J’ignore s’il la payait pour cette débauche, mais la tâche avait l’air d’enjoyer l’employée. Quand j’ouvris la porte, j’eus le temps de l’entendre glousser et son visage rouge était celui de quelqu’un qui n’en pouvait plus de tant de drôlerie. Quant à Brigandin, lui aussi était rouge, mais cette rougeur était de sentiments mêlés. Ou plutôt de vices : de stupre et de gourmandise. Et bientôt de honte et de colère car, m’apercevant, il poussa le grouinement du porc s’apercevant qu’un homme vient le chercher pour l’abattage, grouinement qui fit tourner la tête de la Shimajinne (décidément bien jolie) vers moi. Autant dire qu’elle abandonna tout de suite les titillations de tétin pour s’enfuir, la tête basse pour camoufler son embarras, dans la pièce attenante d’où était sortie, dans mon rêve, Mari avec ses deux tasses de café. D’ailleurs, de ce côté-là, j’étais tranquille : impossible d’imaginer mon personnage donner ignominieusement la becquée à ce roi bouffon.

— Monsieur Brigandin, je lui avais interdit, c’est lui qu’est venu de lui-même !

La Josette évidemment. Qui est entrée et qui, sans se demander si cela me plaît ou non, se saisit de mon bras pour me faire faire le chemin en sens inverse. Le contact me fit sortir de ma stupéfaction face au sordide tableau. Et d’autant plus qu’au fond de moi, je sentais que cette découverte pouvait être un levier pour obtenir ce que je voulais.

— Brigandin, il nous faut parler.

Habituellement, je disais « Monsieur », mais ça, c’était avant les effleurements de téton. J’accompagnai l’interpellation d’un brusque mouvement de bras pour me détacher de l’étreinte de la vieille. Stupeur de cette dernière.

— Vous voyez monsieur, il est esragé !

Derrière moi j’entendis des bruits feutrés. Pas besoin de me retourner pour deviner que des gazettiers avaient quitté leur encrier pour s’approcher, pressentant quelque distraction croquignolette.

Cela dut traverser l’esprit de Brigandin, et peut-être même qu’il vit derrière moi des regards indiscrets car il s’empressa de répondre :

— Oui, oui… enfin non. J’avais prévu de recevoir monsieur Mercier ce matin. Laissez-nous Josette et fermez la porte en partant.

Stupéfaction du cerbère qui voyait contredit ce pour quoi elle était faite, c’est-à-dire emmouscailler les gens comme moi. Elle s’exécuta malgré tout, mais alors qu’elle s’apprêtait à quitter la pièce, elle me lança un regard qui me fit comprendre que dorénavant, quand je reviendrais, elle ferait tout, absolument tout pour me compliquer mes moindres demandes si jamais j’avais à passer par elle.

Intérieurement, je haussai les épaules. Tant qu’il ne s’agissait pas de passer sur elle, peu importait, l’honneur était sauf.

Manifestement, Brigandin était mécontent de mon intrusion inopinée. Il se repoitraillait en refermant vitement sa chemise, rouge de contrariété et tout maugréeux. D’un côté, je m’enjoyais intérieurement du spectacle, mais de l’autre, j’avais un peu peur, il ne fallait pas que la colère le pousse jusqu’à décider de prendre congé de mes services. J’aurais l’air bien finaud et j’en connaissais une qui ne m’accueillerait certes pas les bras ouverts. Et même avec des yeux rouges d’ailleurs.

Aussi, mon premier mouvement d’arborer une attitude crâne et ironique se réfréna-t-elle pour laisser la place à une autre, ferme mais polie.

— Vous m’excuserez de ma survenue, M. Brigandin, mais j’avais à cœur de parler avec vous d’un souci.

C’étaient là des paroles vraies, introduites par une formule d’excuse, l’entré en matière me semblait bonne.

— Grmblhmpf’prochainefoisfrappez’vantd’entrer.

Je parvins à entendre ces mots derrière les grognements.

— Bien sûr, je m’excuse encore.

À part commander chez le traiteur le plus proche une nouvelle assiette de charcuterie, je ne voyais comment je pouvais faire plus pour s’excuser.

— Grmblc’estbon.

Il se leva pour se refroquer, ce qui me rassura. Quand l’employée shimabie se trouvait sur ses genoux, je m’étais demandé si Brigandin avait gardé ou non son pantalon. En le voyant se lever de son bureau, je m’aperçus qu’il était bien toujours sur son gros fondement. La débauche de Brigandin n’allait donc pas plus loin que des tranches de jambon englouties accompagnées de titillations de téton, je préférais cela. Il me semblait aussi difficile pour lui, à son âge et avec sa constitution, de concilier gras de charcuterie et cartilage vigoureux à un certain endroit. Mais passons, j’ai l’impression d’écrire sur Bertrand Cochard.

Il se leva, donc, et se rendit à la porte par où était sortie la Shimajinne. Il l’ouvrit, et :

—  Veuillez nous apporter deux tasses de café, s’il vous plaît.

À cette demande, j’éprouvai un grand besoin de m’assoir sur la chaise, face au bureau. Ce que je vivais depuis ce matin n’était pas mon rêve, et pourtant, la journée semblait s’esbigner à en reproduire malicieusement des motifs. L’employée allait-elle revenir avec un petit plateau pour porter les deux tasses ? Allait-elle en poser une brutalement devant Brigandin ? Allait-elle surtout me dire qu’elle aimait bien les Callaïdes ? Qui savait ? En tout cas, quoique d’une taille voisine à celle de Mari, elle ne lui ressemblait pas.

Brigandin revint à son bureau et, moins rouge, il me parla enfin dans un  langage mieux dégagé de ses grommellements.

À suivre…

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