Résumé de l’épisode précédent : le narrateur des Callaïdes croit savoir où se trouve la petite Lauraine à l’étage. Malheureusement, un craquement de plancher sous le poids de ses pas a réveillé la bête au rez-de-chaussée, qui entreprend de monter. Se cachant précipitamment sous un grand lit dans ce qui est sans doute la chambre de la Voison, le narrateur devine que cette dernière est entrée pour se saisir d’un enfouet accroché à un mur avant de se rendre dans la chambre de Lauraine…
Un temps.
Puis une voix, à la fois timide et véhémente, mais d’une véhémence factice, qui sait depuis longtemps combien les mots qu’elle profère n’ont jamais vraiment eu de poids.
« Non ! J’ai rien fait ! Je le jure ! J’étais là à attendre ! »
L’enfouet siffla.
Tantôt, avec Pauline, je m’étais demandé en l’entendant s’il ne s’agissait pas d’un véritable fouet tant le sifflement m’avait paru impressionnant. Non, c’était juste que la force donnée aux coups avait pour but de labourer les chairs. Bien sûr, un hurlement déchirant retentit, mais avec lui, aussi, une étrange scansion :
« Je – t’ai – in – ter – dit – de – sor – tir – de – ta – cham – bre – la – nuit ! »
Chaque syllabe ponctuait un sifflement. Soit quatorze en tout. C’est beaucoup, quatorze, surtout quand vous avez tout au plus sept ans et qu’une fine lanière de cuir déchire votre peau. Jamais je n’oublierai les hurlements de Lauraine et jamais je n’oublierai ce que je fis en les entendant, c’est-à-dire rien. L’idéal eût été que je me précipite pour lui arracher l’enfouet et lui en administrer quelques coups avant de fuir avec Lauraine. Mais je ne fis rien de tel. D’abord parce que je m’aperçus que je n’avais plus le masque confectionné par Pauline. Comment était-il tombé de ma poche pour tomber au sol ? Ne me le demandez pas, je n’en sais rien. Ensuite parce que je me disais qu’il était plus sage d’attendre que l’orage passe et redescende en bas, dans le salon. Fine stratégie qui ne camouflait guère le fait que je crevais tout simplement de peur. C’est Lauraine qui éprouvait les coups d’enfouet, mais c’est bien moi qui ressentait dans ma chair ses hurlements. Mot d’ailleurs insuffisant pour retranscrire la terrifiante puissance du cri qui traversa les cloisons pour me percer le cœur et les oreilles. Normalement, en l’entendant, n’importe quelle personne à la place de la Voison se fût arrêtée mais pas elle, non, puisqu’au premier sifflement suivit un deuxième, plus puissant, comme pour couvrir le cri. Et alors que les hurlements s’enchaînaient, l’enfouet, dominateur, désireux de vaincre pour s’accaparer l’espace sonore de la maison, tombait toujours plus fort, à tel point que, vaincue, déchirée, anéantie, Lauraine ne se répandit plus qu’en de sourds gémissements.
Au quatorzième coup, j’avais des ruisseaux aux yeux et je mordais ma main jusqu’au sang pour ne pas faire entendre mes pleurs de honte. Je crois que la Voison lui asséna une méchante parole avant de la quitter mais je ne l’entendis pas, perdu que j’étais dans ma veulerie qui avait bouté le courage de mon cœur juste après un malheureux escalier gravi. Cependant je fus bien obligé de me remettre car je perçus de nouveau un chant parvenir justement des escaliers. Les marches chantaient, oui, et pas qu’un peu : la marche était lourde, ne cherchant pas vraiment à se faire discrète.
« Astasie, c’est moi. »
C’était donc un pas mâle à en juger le timbre de la voix.
« Bastien ? Oh ! toi, tu chies du poivre !
— Et doublement puisque Thibault est avec moi. Tous les autres ont carné.
— À cause d’arnaches ?
— Même pas. Par des biffards et leur bobonne.
— Hein ? Tu ratisses, là !
— J’aimerais bien mais attends, je cane la pégrenne, et Thibault aussi. Va nous gargoter quelque chose. Moi, j’attends sur le poussier, j’suis sur les dents. Chaud ! Chaud !
Des pas descendirent rapidement les marches. Ce fut bien la seule chose que je compris car pour le reste, je ne saisis pas un traître mot de ce qu’avaient dit la Voison et l’inconnu même si, à la réflexion, me vint une autre certitude : la situation devenait très dangereuse. Car si je ne saisissais pas ce langage, je devinai fort bien qu’il s’agissait là du fameux argotin, la langue des gouapes de bas étage. Avec deux traîne-rapières en sus de la Voison, j’étais bien piégé, et même doublement puisque l’homme supposé chier du poivre (j’ignorais totalement le sens de l’expression) décida de se laisser tomber lourdement sur le lit. À en juger par la cambrure des lattes qui, sous son poids, me rentrèrent dans le dos, l’homme devait faire une belle masse.
À suivre…