Extrait (1) : La graisse royale en attendant les Grâces

À gauche, Marceau à 22 ans. À droite le même, mais à 51.

Extrait du premier chapitre, en fait les trois premiers paragraphes du Livre I :

I
La graisse royale en attendant les Grâces

 

Le roi Marceau répugnait à palper la nourriture avec les mains. Mais palper les derrières ou les baquets de quelques servantes à la chair débordante et à la propreté douteuse, cela, il le faisait sans barguigner. Il fallait croire qu’il avait la propreté sélective. Il est vrai que cette notion n’était pas non plus la mieux partagée au château, à tout le moins parmi le mâle sexe, les dames ayant toutes adopté depuis quelques années pour se sustenter ces petits ustensiles à quatre dents qu’un maistre ingénieur du royaume avait eu la bonne idée de concevoir, après avoir vu combien ces dames se plaignaient d’avoir à manger avec les piquoires. Ces outils à deux dents proéminentes leur donnaient des airs d’ogresses et leur absence de précision les amenait trop souvent à tacher leurs robes ou à maculer leurs doigts graciles d’une trop grande quantité de graisse. C’était bien mieux dorénavant avec les piquettes, d’autant que de petits couteaux faisaient leur apparition et leur permettaient de préserver l’ensemble de leurs mains délicates. Les hommes eux, s’en gaussaient : une piquoire et une main pour l’accompagner, c’était bien suffisant.

Marceau, toujours soucieux du marquage de sa différence par rapport aux autres hommes mais surtout de la propreté de ses habits, avait lui aussi décidé de préférer les piquettes aux piquoires. Et on ne risquait pas de persifler dans son dos à propos de cette préférence que d’aucuns pouvaient juger efféminée. La virilité du roi était proverbiale au sein de son royaume. Âgé de cinquante-quatre ans, l’homme était encore robuste et pouvait donner du fil à retordre à ses maistres d’armes, encore que ces derniers ne fissent pas preuve d’une grande pugnacité lorsqu’ils croisaient le fer contre leur souverain. Du reste, chacun connaissait la liste considérable des exploits guerriers de ses vertes années. Quant aux exploits gracieux, ce n’était pas une liste mais l’encyclopédie de toutes les expériences galantes (terme qu’il utilisait quelque peu hâtivement) qu’un homme bien né et bien pourvu par la nature pouvait rêver d’entreprendre tout le long de sa vie, surtout lorsque sa position lui permettait de croiser un vaste panel de femelles faites pour le brettage sous les draps. Marceau avait les doigts propres, c’est chose entendue. Mais, comme nous l’allons voir, cela ne l’empêchait pas d’avoir l’esprit graisseux.

Cette facette de son intéressante personnalité s’était aggravée avec l’âge. Bien sûr, il prenait soin de ne pas avoir d’aventures avec les épouses de ses seigneurs mais il arrivait parfois de petits accrocs. Comptant sur la discrétion des dames qui connaissaient la gloire toute relative de lui causer de douloureuses rigidités dans son entregambe – rigidités qu’il convenait de supprimer par la plus naturelle des manières, il espérait que cela ne tombât pas dans l’oreille des époux et de tous les nobles de sa cour, histoire de ne pas mortifier davantage les pauvres cornards aux tempes douloureuses – délicatesse qui était toute à son honneur, même si discrétion payait rarement, le roi n’avait pas encore trouvé le moyen de visiter de nobles orifices différents de ceux de la reine sans que nul n’en fût au courant. L’idéal eût été d’aménager une sorte de chambre secrète, accessible par quelque passage caché. Il avait commencé à en parler au maistre ingénieur du château et ce dernier avait répondu qu’il y songerait tout en se disant que le roi ferait mieux s’occuper de sa femme, Catelyne, épouse morne et connaissant parfaitement les infidélités de son mari. Du reste, grand abatteur d’abricots, Marceau était incapable de ne pas se vanter auprès de ses proches en détaillant les buissons explorés et les montagnes escaladées, hâblerie qui ruinait toute prétention à la délicatesse.

Un rien Louis XV ce bon roi Marceau. Mais ne l’accablons pas trop car il y aura dans le livre II un roi à côté duquel Marceau paraîtrait presque sympathique.

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