La marchande de quatre-saisons (10) : l’épaule de Laurette

Résumé de l’épisode précédent : Que dire ? Devant l’agression que subit Laurette de la part de six dangereux scélérats, le narrateur des Callaïdes, déchiré entre sa conscience et sa lâcheté, tombe à genoux tandis que Laurette s’apprête à faire de même, obligée qu’elle est de commettre un acte répugnant. Tout va mal, donc…

Devant moi, je vis que deux des ribauds s’étaient saisis d’un bras de Laurette tandis que celui derrière elle l’avait saisie par les cheveux pour lui courber la tête vers ce qui se dressait face à elle.

Je fis la poule en fermant les yeux, seule chose à faire pour un couard, je n’allais décemment pas doubler la lâcheté de l’observation attentive de la déchéance, du damnement de ce pauvre être.

Les quelques secondes que je tins les paupières fermées, l’image de Charis et de ses yeux putréfiés, rendus aveugles durant son infâme séjour en prison me revint : moi aussi, j’étais gagné par le pourrissement, encore s’agissait-il en ce qui me concernait d’un pourrissement intérieur.

Mais je n’eus pas trop le temps de pousser plus loin ces sombres réflexions car le silence se tut pour faire place à des cris qui n’étaient pas le fait de Laurette. Des cris de femmes précisément, un mélange de surprise, d’effroi et, pour quelques-unes, de satisfaction, de soulagement voire de rage assouvie. Je rouvris brutalement les paupières.

Devant moi, Laurette était miraculeusement libérée de ses ronces.

Ces dernières se trouvaient plus loin, à quelques pas. L’une d’elles, la plus imposante, le plus débraguettée, se trouvait à terre avec sur elle une petite silhouette qui essayait de la labourer de coups de poing à la gueule. C’était l’hommelet, le suiveux matelot qui était revenu et qui, découvrant la scène hideuse qui se jouait, s’était probablement rué furieusement, avait écarté le mur de ronces pour voler dans les tripes du chef qui en avait laissé tomber sa pipe (je la remarquai aux pieds de la petite marchande). Ils s’étaient échoués à quelques pas et le champion de dame Laurette était parvenu à se poster à califourchon sur l’autre pour lui distribuer force rasades de coups enragés que sa proie essayait tant bien que mal de contrer avec ses battoirs. Clairement, sa gueule avait dû être touchée, à en juger des cris de joie qui retentirent dans l’amas de spectateurs situé le plus près. « Vas-y petit ! Continue comme ça ! C’est bien ! Crève-le pour de bon ! », « Il nous fait assez chier comme cela, lui et sa clique, qu’il clamse pour de bon ! », « Venge ta souris, étripe ce gros matou de merde » et autres exclamations souvent inventives parvinrent à mes oreilles et, je ne sais pourquoi, atténuèrent l’admiration que je commençais à ressentir vis-à-vis du petit paquet de nerfs qui avait eu le courage de s’en prendre à seul contre six pour sauver celle qu’il aimait.

Seul contre six, oui, et cela commençait à devenir périlleux car les cinq autres lui étaient tombés dessus pour l’arracher à sa proie, mais ils n’eurent pas le temps de le faire car les cinq compagnons de ce gamin fier comme un griffon arrivèrent à leur tour en courant pour lui prêter main forte.

Voyant cela, les cinq autres firent face, non sans goguenardise à cette vue de ces petits coqs présentant pour certains des faces de buveurs de lait avec un peu de poils au menton. Cela dit, ils ne rirent pas longtemps, et surtout pas l’autre fumeur de pipe. Il s’était mis en garde, ses gros poings en avant, à la manière de la lutte kirklandaise. Il était tellement sûr de lui qu’il n’avait pas cru bon de remettre en poche sa pipe. Il l’avait gardée à la bouche, serrée entre les dents de manière à esquisser un rictus moqueur. Il n’eût pas dû car son adversaire, au premier coup esquivé, lança sa main en avant et parvint à enfoncer la pipe dans la face. Le tuyau dut certainement lui perforer quelque cloison vitale car il porta instinctivement les mains à la gorge, les yeux révulsés, avant de s’écrouler par terre, déclenchant un torrent de fiérotes railleries.

Une charogne en moins ! Plus que cinq !

Ha ha ! Joue-nous donc de la pipe maintenant, bourdin de merde !

Alors, tu voulais faire mettre dans la bouche de la môme quelque chose qu’elle ne voulait pas, tu vois c’que ça fait ? C’est bon, hein ?

Allez-y les gars, massacrez-les, ça nous évitera de le faire !

Et si vous interveniez plutôt, bande d’imbéciles, au lieu de japper ? me dis-je, excédé par ces cris qui me firent comprendre pourquoi je ne ressentais pas autant de joie devant ce salvateur retournement. C’était un courage ordurier qui semblait se dédouaner tout d’un coup de sa lâcheté récente. Je n’avais pas envie de crier ces horreurs. Moi, ce que j’aurais aimé faire, c’était, je l’ai dit, m’enfuir avec Laurette jusqu’à l’église, ou bien marchander sa liberté contre mon précieux livre (ce qui, à la réflexion, n’était pas une bonne idée car il est probable que ces incultes eussent vu la démarche comme une provocation et eussent probablement déféqué devant moi sur cette rareté écrite de la main d’une de mes héroïnes) ou, encore mieux, participer moi-même à la rixe, faire l’homme fort que je n’étais certes pas. Je n’en rassemblais pas moins mes forces pour me relever et tenter de faire quelque chose, reprenant courage devant ce que j’avais sous les yeux : six jeunes éperviers contre cinq vautours, bientôt quatre, probablement, puisque le plus jeune continuait d’attaquer de ses serres et de ses coups de becs le plus gros des charognards, toujours à terre. Et à côté de moi, à deux pas, Laurette qui observait la scène, tremblant d’épouvante, les yeux fixés sur son sauveur, la poitrine haletante et les mains pressées contre la bouche.

Je me dis que c’était bien la seule chose que je pouvais faire : me tenir à ses côtés, la réconforter et, peut-être, la protéger tant la bagarre parut se faire plus équilibrée, les charognards ayant cessé d’arborer des gueules gabeuses pour prendre davantage au sérieux la rixe.  

Je m’approchai et posai ma main à son épaule qui était dégarnie, les deux qui l’avaient tenue par les bras avaient à moitié déchiré sa robe à cet endroit pour faire apparaître une peau blanche que n’eût pas dédaignée Aalis. Elle tressaillit et tourna la tête dans ma direction, d’emblée terrorisée. Face à un autre que moi, elle eût pu s’enfuir mais elle ne le fit pas car, après tout, un homme qui avait su toucher le cœur d’une personne telle que Pauline ne pouvait avoir l’apparence d’un loup. Je n’eus pas besoin de parler pour lui faire comprendre que j’étais là pour l’inciter à prendre courage, et au fond de ses aigues-marines que je pouvais enfin admirer de près, je pus saisir comme la lueur d’un merciement. Elle tourna lors de nouveau la tête pour continuer d’observer son hardi suiveux qui s’efforçait toujours de percer les battoirs qui semblaient de mieux en mieux parer les coups.

Et elle plia son bras pour apposer sa dextre contre la mienne, comme pour mieux conserver sa chaleur contre cette épaule que je trouvai à la vérité bien froide.

Bien sûr, je ne cherchai pas à retirer la main. Mais tandis que mes yeux se perdaient dans la contemplation de ces doigts minuscules un peu terreux, ces taches de rousseur qui constellaient la peau autour de l’épaule (oui, Aalis eût vraiment apprécié cette petite) et ce bleu regard que je voyais de profil et qui semblait s’efforcer de couvrir le jeune amant d’un voile protecteur, je sentis poindre au fond de mon cœur la naissance d’un ruisselet charriant doucement un sentiment, une sensation mystérieuse qui me fit sursaillir. Point d’amour, Pauline avait su mettre autour de mon cœur une triple chaîne dotée d’une kyrielle de fermoirs ; dorénavant n’y entrait pas qui le souhaitait.

Je n’eus pas le temps de la sonder – je la comprendrais bien plus tard –, car un cri d’effroi poussé par Laurette me fit détourner la tête afin de fixer ce qui en avait été la cause.

À suivre…

2 comments

    • En effet.
      Mais bon, tu es bien placée, chère amie, pour savoir que dans les Callaïdes, la grâce est souvent éphémère.

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