La Conteuse d’elle-même (25) : Le faisan

Résumé de l’épisode précédent : Le narrateur des Callaïdes se remet de son curieux rêve. Cachant certains aspects à Pauline, il se contente de lui expliquer qu’il y a vu trois de ses personnages. Il l’assure aussi qu’il compte se rendre à Nantain pour voir Brigandin, afin de lui demander une augmentation de gages moyennant quelques menus travaux supplémentaires. Il s’apprête à partir lorsqu’arrive un voisin, le père Gringoire…

J’ai présenté ce personnage dans l’histoire de Lauraine. Vieil homme encore robuste – tellement robuste que les ours n’osent pas pénétrer dans son jardin –, encore vert – tellement vert que les servantes n’osent plus le servir dans sa demeure –, toujours admiratif de Pauline pour laquelle il a une pléthore de petits soins. Pauline, c’est un peu la fille qu’il eût aimé avoir, ou plutôt la fille qu’il eût aimé voir grandir. Au détour d’une conversation avec lui, moi et Pauline avions en effet compris qu’il avait eu une petite fille, mais qu’elle n’était plus. À tout cela ajoutons des manières de bandoulier – il cache à peine le fait qu’il l’a autrefois été –, mais un bandoulier raisonnable, drôle dans sa manière et porté vers la bonté. Je ne me souviens plus si je l’avais précisé dans l’histoire de Lauraine, mais mon personnage de Sharaku lui doit un peu.

Bref, ce fut donc à cause de lui que le souvenir de mon rêve revint pour m’ombrager.

Alors que je m’apprêtais à quitter la maison, j’entendis des pas s’approcher dans le jardin. Une silhouette apparut dans l’entrée : c’était donc lui, avec un faisan à la main, trophée d’une chasse matinale, qu’il nous apportait par générosité mais aussi, sans doute, par pur prétexte afin de voir Pauline et de plaisanter avec elle (Pauline l’appréciant, elle participait de bonnes grâces à ces conversations), d’autant que sa grossesse le rendait attentif et inquiet. Moi, de mon côté, en dépit de ses démêlés avec des servantes, je lui aurais confié ma jeune épouse les yeux fermés. Quand il se trouvait face à elle, il perdait de sa rudesse et devenait gâteux, une complicité bonhomme s’installait entre les deux, complicité dont je faisais souvent les frais par le biais de taquineries mais comme il n’y avait rien de méchant, je m’en amusais aussi. À part ça, il adorait Clément, qui le lui rendait bien. Gringoire avait l’âge d’être grand-père et, d’une certaine manière, il l’était pleinement.

— Tenez, Gaspard, Pauline, regardez ce que je vous apporte, dit-il en montrant son faisan, j’ai un piège qui me rapporte tous les deux jours une de ces bestioles. Vous pouvez le prendre, moi je suis un peu las d’en manger.

— Merci, Gringoire. Mais vous m’obligez à cuisiner dès matin, moi, une femme grosse, ce n’est pas bien.

— Rien ne t’oblige à le faire céans ma grande, garde-le pour cette après-midi, ça t’occupera.

— Non, je vais le préparer maintenant pour ce soir, quand Gaspard sera revenu de Nantain. Comme cela je serai débarrassée, je me sens un peu lasse dernièrement à l’approche du soir. Mais restez un peu si vous voulez, nous discuterons pendant que j’assaisonne la bête.

Et, se saisissant du faisan, elle lui déplia d’abord les ailes pour impressionner Clément et se rendit sur la table où elle concoctait ses plats. Non, elle n’avait toujours pas les yeux rouges, mais je dois dire que la voir ainsi de dos, face à sa table et occupée à déplumer un volatile avant de se saisir d’un couteau pour le découper me fit une désagréable impression. Je me rappelai certaines mains tenant une bouillie sanglante qui, dans mon rêve, m’avaient fait fuir de ma maison.

Si je ne m’enfuis pas cette fois-ci, mon départ s’effectua donc le cœur lourd. Je saluai Gringoire, bisai Pauline et Clément, et quittai la maison en me demandant si ma femme allait réduire la bête en charpie et, surtout, si j’allais faire la rencontre à Nantain d’une écrivaine aimant à se taillader le visage.

Comme dans mon rêve, le temps était menaçant, aussi demandai-je à la première charrue se rendant à Nantain de me transporter et, une heurette plus tard, j’arrivai à la ville où je ne perdis pas de temps, je me rendis à La Gazette… cependant en faisant un détour, celui menant par la cathédrale, en particulier sur une certaine esplanade afin de voir s’il ne s’y trouvait pas une jeune et jolie gitane vêtue de rouge et jouant de la mandoline.

Bien entendu, il n’y en avait pas. Je me rendis malgré tout à l’endroit exact où s’était trouvée Charis, sans doute avec l’espérance de la voir apparaître ou d’entendre une voix me parler. Cela n’advint pas, et j’ai beau être un peu toqué parfois, je ne le suis pas assez pour entendre des voix qui n’existent pas. Je me dirigeai lors vers La Gazette, néanmoins attentif au défilement du décor, essayant de me remembrer si ces rues que j’empruntais avaient été celles en compagnie de Charis. Tout cela commençait à devenir flou mais il me semblait que oui, mon rêve avait restitué le cheminement d’une dizaine de rues pour atteindre l’antre de Brigandin.

Arrivé là-bas, je ne me trouvai pas face à un immense bâtiment de verre traversé d’une kyrielle de fenestres carrées parfaitement alignées. Cependant quatre ouvriers se trouvaient là. Deux pour remplacer la porte d’entrée qui montrait de grands signes de vétusté, deux autres pour changer l’enseigne de la gazette, enseigne qui me laissa bien songeur. Elle contrastait avec la précédente par son grand esprit de sérieux. Les belles lettres rondes et l’image représentant un lecteur repu de savoir tenant entre ses mains La Gazette n’étaient plus. La nouvelle enseigne était rectangulaire, n’avait pas d’image et, surtout, nommait l’endroit par de grosses lettres sérieuses, droites, sans âme. À défaut de tomber sur une façade criblée de lignes droites, j’avais celles de ces lettres. D’une certaine manière, je retrouvais mon rêve, mais cela n’était guère consolatif. J’eusse préféré retrouver un certain minois de gitane…

J’entrai.

À suivre…

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