La Conteuse d’elle-même (21) : Herméneutique des doigts de la conteuse

Résumé de l’épisode précédent : toujours dans son rêve, le narrateur des Callaïdes fait enfin la connaissance de “la conteuse d’elle-même” qui n’est autre qu’Anaïs Doucet, une auteure concurrente à Mercier et qui a beaucoup de succès parmi les lecteurs de La Gazette de Nantain. Malgré tout cette personne est accueillie favorablement par le narrateur – pas non plus insensible à sa beauté mais qui ne peut l’observer pleinement puisque son oeil droit commence étrangement à le faire souffrir. Cela dit, elle a une particularité physique étonnante : par le biais d’on ne sait quelle monstrueuse mutation, les doigts de sa main droite ont tous une plume à la place de la troisième phalange. La conteuse d’elle-même est tellement conteuse d’elle-même que son propre corps lui a fourni le moyen d’écrire…

« Mais j’espère que vous n’y voyez rien d’effrayant. Vous savez, je lis vos Callaïdes et je me doute que vous ne connaissez que trop bien cette posture consistant à se tenir assis longuement devant un feuillet, courbé, les doigts crispés autour d’une plume, le bras lourd, la cervelle en ébullition et le dos parfois douloureux. Eh bien, ces plumes que la nature m’a données sont le meilleur moyen de rendre l’écriture plus naturelle.

— Vos doigts ne vous font donc pas souffrir ?

Moi, c’est surtout mon œil droit qui me fait souffrir. Sa surface devient particulièrement irritante.

— Mais pourquoi le feraient-ils ? Attendez, je vais vous montrer.

Elle tend l’autre main – normale, celle-là – pour se saisir d’un feuillet sur le bureau et le place devant elle. Elle ne ramène cependant pas l’encrier vers elle. Comme il est juste devant moi, je le prends et le lui tends mais, d’un geste, elle me fait comprendre que c’est inutile. Et c’est là qu’elle me montre comment elle s’y prend pour abreuver d’encre ses doigts-plumes.

Lentement, elle porte la plume de son indiciaire sur l’autre joue, celle n’ayant pas de cicatrice, y enfonce la pointe dans la chair et la fait descendre de trois bons pouces. Elle ne crie pas, comme habituée au geste. Je jette rapidement un œil à Brigandin : il observe avec gourmandise la blessure qui se forme comme s’il était le spectateur à un numéro de jonglage dans une foire. C’est tout juste s’il ne paume pas des mains.

Moi, je me crispe sur les accoudoirs du fauteuil. J’ai envie de lui crier d’arrêter mais je ne le fais pas car au fond, comme Brigandin, le spectacle me fascine. Je remarque au passage que son visage est criblé de fins traits roses. On n’y prend pas garde d’abord, tant ils sont légers et tant le fardage permet de les rendre quasi invisibles. Je comprends qu’il s’agit des restes des incisions qu’elle s’est infligées afin d’écrire ses livres. Son épiderme est tout de même bien étonnant pour absorber toutes ces blessures. J’ai le sentiment que si elle laissait passer une septaine ou deux sans écrire, tous les traits achèveraient de disparaître…

À la fin du troisième pouce, Anaïs s’arrête mais laisse un temps la plume dans la cicatrice, encrier naturel qui lui permet de faire provision d’encre rouge. Anaïs la place alors sur le feuillet.

Étrange vision que celle de cette main traçant des caractères avec les quatre autres doigts relevés, pour ne pas gêner l’indiciaire. On dirait une sorte d’oiseau gracieux perché sur une gambe, s’amusant à faire des volutes.

Elles ne durent pas cependant car ce n’est pas une phrase qu’elle écrit, non, juste un mot, et bref encore : elle n’a pas besoin de retourner le feuillet pour me le montrer, je distingue parfaitement ce qu’elle a écrit :

D’une très belle écriture cependant, le M majuscule arborant des déliés qu’un maistre de calligraphie apprécierait sûrement en connaisseur. Je ne peux cependant m’empêcher d’être déçu et cela doit se voir, car Anaïs donne aussitôt cette explication :

— En revanche, cette encre et ces appendices ne peuvent être utilisés que si je parle de moi-même, c’est la condition. Vous me donneriez à écrire un chapitre de vos Callaïdes que mes plumes garderaient leur encre, refuseraient de la répandre sur un feuillet pour d’autres que moi-même (ou alors, il faut que ces autres soient en rapport avec moi, qu’ils aient au moins une fois croisé ma route ou alors qu’ils n’aient d’autre but que d’appartenir à mon  univers). Oui, c’est la condition mais je dois dire que c’est une condition qui ne m’a jamais chagrinée car je n’aime rien d’autre que d’être mon propre sujet.

— Mais il y a une chose que je ne saisis pas. Pourquoi cinq plumes ? Une à votre indiciaire n’aurait-elle pas suffi ? D’ailleurs c’est celui que vous avez spontanément utilisé pour écrire ce mot.

Jusqu’à présent calme, elle montre un premier signe d’embarras.

 — Eh bien…

Quelque chose la retient, manifestement, et son beau regard gris-bleu, tandis qu’une goutte de sang perle sur la fraîche cicatrice, semble perdu dans un lointain qui retient son esprit. Brigandin vient à son aide.

— Bah ! Puisque je sens que Mercier acceptera de vous aider, je crois qu’il faut lui dire comme à moi. Du reste, en lui présentant vos plumes, vous avez déjà fait le plus dur, le reste n’est rien.

Le voile sur le gris-bleu reste encore un instant, puis se dissipe. Elle fixe son regard dans ma direction. En dépit de la monstruosité de ses doigts, oui, quoi que Brigandin veuille me proposer comme travail, je pressens que je vais l’accepter puisqu’il sera en rapport avec cette femme alliant monstruosité et aimanide.

Anaïs tend sa main à hauteur de mon visage en écartant bien les doigts.

— L’indiciaire est le doigt principal. Il est celui que j’utilise lorsque je parle de moi-même, il est donc celui qui est le plus mis à contribution.

Je comprends qu’à chaque plume correspondra une fonction et cette idée d’une répartition des tâches entre les cinq plumes aussitôt me fascine. J’interromps cependant Anaïs :

— Pourquoi ce doigt en particulier pour cette fonction d’après vous ?

— Vous savez, quand on compte sur ses doigts, on commence par l’indiciaire, puis on enchaîne avec le grand, l’alliançaire, le petit et le pouce. C’est aussi ma logique quand j’écris, ma personne vient avant les autres.

— Je vois. Et donc le grand ?

— Pour faire simple, il est lié à toutes les choses de l’intime…

Un temps. Dans lequel je sens voleter une certaine gêne. Sans doute est-elle due au fait que les choses de l’intimité, les choses secrètes soient liées au doigt le plus long, disant ainsi leur importance. D’un autre côté, j’ai lu un extrait du roman que m’a montré Brigandin, c’est elle qui fait ce choix de parler d’elle-même dans les atours les plus dénudés, donc sa gêne me semble hors de propos.

— Poursuivez, Anaïs.

Elle semble soulagée, tout comme moi je le suis, d’entendre que je m’adresse à elle pour la première fois par son prénom.

— L’alliançaire est évoqué quand je parle des autres. Devinez-vous pourquoi ?

Je réfléchis un instant, décidément captivé par ces doigts plumes.

— Eh bien… l’alliançaire étant le doigt que l’on utilise pour les alliances de mariage, je dirais que c’est la plume qui pourrait vous alliancer aux autres. Et, comme vous l’avez précisé vous-même, vous parlez d’autrui uniquement parce qu’il a un lien avec vous.

— Oui, j’en suis arrivée à la même conclusion. Parce que, voyez-vous, quand je dois écrire sur une personne qui n’a pas de lien, je dois utiliser un autre doigt.

— Lequel ?

— Attendez, j’y viens. Je poursuis avec le petit. Pour tout vous dire, à l’origine ces plumes ne me sont pas poussées d’un coup. Celle du petit est d’abord venue, suivie peu après de la plume de l’indiciaire. Avec ce dernier je parle de moi. Mais avec le petit, je vais à la source de ce qui fait que je suis moi. Il s’agit de mon passé et des… malheurs, des noirceurs que j’ai pu connaître.

Je suis fasciné par cette logique.  Que le plus petit doigt soit celui qui incarne le cœur sombre de la vie d’une personne va bien sûr de soi. Accolé aux trois autres — le pouce étant un peu à part, partant lui dans une autre direction – il semble un frêle arbrisseau qu’un mouvement permet de dissimuler derrière l’alliançaire.

Cependant je remarque une chose estrange sur la main qu’Anaïs continue de tendre.

— Et le pouce ?

J’ai le sentiment que là réside le problème pour Anaïs et, pour moi, le motif qui pousse Brigandin à demander mon aide. Anaïs referme les quatre doigts pour ne laisser que le pouce apparent.

— C’est le doigt des choses de l’imagination. Le doigt de la fiction. Et, comme vous pouvez le voir, il ne va pas fort.

En effet. Je ne m’en étais pas aperçu quand j’avais découvert la nature de sa main, mais maintenant qu’elle a replié les autres doigts, l’anormalité me saute aux yeux. Le pouce ne fait pas un pouce justement. Mais bien plutôt un demi-pouce. L’appendice est atrophié, rachitique. Comme inutile.

Je pressens une passionnante explication.

— Pourquoi, d’après vous, l’imagination est-elle associée au pouce ?

Je pense avoir déjà l’explication mais je veux l’entendre de sa bouche.

— Le pouce ne va pas dans la direction des autres doigts. Il est aussi à l’écart. C’est un appendice rebelle, solitaire. Et l’imagination n’est pas autre chose. Elle plie tout selon sa volonté, ses désirs, et permet à l’esprit solitaire justement de s’accommoder à la solitude. Je dirai même que pour les esprits réfractaires à tout contact avec le monde des hommes, elle y supplée avantageusement. Ce serait la logique de ce pouce, mais dans mon cas, j’en vois une autre. Tenez, imaginez-vous un instant à ma place, doté de cinq plumes au bout des doigts. Écrire de l’indiciaire ne vous poserait pas de problème. Mais imaginez le faire avec le pouce. Il vous faut contorsionner le poignet pour qu’il soit dans la bonne direction, ou alors accepter d’écrire en alignant la plume latéralement. Autrement dit, c’est très ardu… comme il m’a toujours été ardu de faire preuve d’imagination. De plus, j’ai constaté une chose depuis quelques semaines : le pouce tend à rétrécir, ce qui rend l’écriture des choses de l’imaginaire plus compliquée, plus rare.

— Mais… puisque vous ne parlez que de vous-même et de votre quotidien, peu importe, non ?

— Non, pour une raison toute simple. Regardez bien.

Elle déplie de nouveau les quatre doigts.

— Vous ne remarquez rien ? Je crois pourtant que c’est assez évident.

À suivre…

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