La conteuse d’elle-même (10) : façade

Résumé de l’épisode précédent : Le narrateur des Callaïdes apprend de Charis que désormais, il n’est plus libre d’abandonner l’écriture de son cycle sous peine de se décomposer comme une vieille charogne ! Mais il n’a pas le temps de protester puisque lui et son personnages sont arrivés à un lieu précis et que la Callaïde s’est volatilisée dans l’air, juste au moment où ses lèvres s’apprêtaient à effleurer celles du narrateur. C’est ballot…

J’ai juste le temps de humer la suavité d’une haleine troublée du fumet métallique du sang. Le mien.

Ce qui signifie que, quelque part, dans un univers de papier, se trouve une partie de moi, des résidus de mon sang mêlés à la salive d’un être qui normalement n’a que la consistance d’un rêve accouché par mon imagination.

Un rêve… j’ai vaguement conscience d’en vivre un. Mais voilà, dans mes songes, il m’est tellement arrivé de fois où je me disais que je rêvais, conscience qui infailliblement débouchait sur mon réveil, que je ne doute pas un seul instant que ce rêve dans lequel je suis plongé est un peu plus que cela puisque cette fois-ci, sa conscience ne me sort pas des bras de Nyxée. Mais peut-être que continuer à y songer présenterait un risque, et au fond de moi je ne suis pas sûr d’avoir envie de quitter ce songe. J’observe mon indiciaire coupé : la plaie est humide de sang mais tend à se refermer. Je regarde de près, je tourne le doigt sous les rayons du soleil qui vient de percer les nuages : la lumière brille sur les restes de la salive de Charis.

Assurément, c’est à devenir fol, mais je l’accepte. Tout cela commence même à me mettre de belle humeur, tandis qu’à mes pieds la neige fond subitement comme beurre au milieu d’un chaudron, que les contours des bâtiments réapparaissent et que la vie nantaine reprend son cours. Me voilà de nouveau entouré par les silhouettes des habitants. Je ne sais pas s’ils sont maintenant capables de me voir, mais à vrai dire peu importe. Le plus important est que moi, je distingue à mon doigt cette salive sur le point de sécher. Me vient l’idée de l’approcher du nez pour voir ce que ça sent, de la salive de Callaïde, mais j’ai une meilleure idée qui me paiera du tour que les cinq m’ont joué. Au fond, je ne leur en veux pas. Point trop de bergers et de bergères dans mon univers, continuer de le fréquenter en menant à terme l’histoire de mes friponnes en culotte de dentelle ne devrait pas être trop soucieux. Il n’empêche, Charis mérite bien une petite contrevengeance. Je suis sûr que ce baiser évaporé qui n’a pu atteindre mes lèvres était calculé. Aussi vais-je m’offrir en compensation un baiser goupé. Puisque j’ai bu son sang, je peux bien mêler sa salive à la mienne.

Je me fourre le doigt dans la bouche jusqu’à la deuxième phalange et, lentement, je l’en sors en prenant soin que les lèvres soient bien appuyées sur la peau. Je m’efforce d’entrer en contact par la pensée avec Charis et il me semble que, dans les limbes de mots où elle se trouve, j’entends un oh ! ce fameux oh ! dans lequel la surprise outragée l’a si souvent disputé à la colère impuissante. Et elle peut bien continuer à rager car en ôtant le bout de la pression des lèvres, je m’amuse à reproduire, en le décuplant, le bruit baveux de la tétasse que l’on fait quitter de la bouche d’un enfantelet affamé. C’est grossier, mais ça lui apprendra.

Satisfait de ce baiser fourragé par procuration, je prends subitement conscience que ma Callaïde m’a parlé d’un lieu situé juste derrière moi. Je me retourne : sur une enseigne apparaissent ces quatre mots :

LA GAZETTE DE NANTAIN

Cela ne m’étonne pas car, alors que je tournais le dos au bâtiment, j’avais parfaitement reconnu les masures qui lui faisaient face. Et heureusement car n’eussent été leur présence, celle de l’enseigne ou la remarque de Charis, j’aurais continué mon chemin, incapable de retrouver le bâtiment de La Gazette dans ce que j’avais sous les yeux.

Ou plutôt, au-dessus des yeux tant le bâtiment a triplé, quadruplé non, décuplé sa hauteur. Quatre étages le constituent habituellement. Là, maintenant, je parviens à en compter dix mais au-delà, je finis par abandonner. C’est que la façade n’a pas qu’augmenté prodigieusement sa hauteur. Son apparence même a radicalement changé. Disparus, les élégants colombages et les fenestres en croisière bien loin d’être en équerre. J’ai maintenant face à moi… je ne sais… une énorme masse de verre traversée de croisillons séparant des carrés dont je ne sais s’il s’agit de simples fenestres ou de murs. Ce qui est magnifique – et qui toutevoie m’effraie un peu – est l’aspect parfaitement lisse et régulier dans sa géométrie de cette façade de verre. J’ignorais que les maistres verriers avaient atteint ce degré de perfection. Et d’ailleurs… je m’aperçois que ce n’est pas qu’un simple verre car je pourrais lors distinguer ce qui se trouve derrière la paroi à mon niveau (je précise que même le rez-de-chaussée est de verre). Or ce n’est pas le cas : cette matière tient du miroir car ma silhouette, sans être parfaitement nette, s’y réfléchit, tout comme les nuages s’y réfléchissent (c’est d’ailleurs assez joliet) sur ses hauteurs. Mais ce n’est pas non plus totalement un miroir car je parviens à discerner derrière des formes mouvantes de taille humaine. Les maistres verriers-miroitiers sont parvenus à allier leur science pour créer cette estrange matière.

Et ce n’est pas tout. Mes yeux reviennent sur l’enseigne. Là aussi, rien d’habituel. Ce n’est plus la belle enseigne peinte. On a confié à un menuisier la tâche de façonner de grosses lettres peintes hautes chacune de trois pieds. Lettres à l’image de la façade : sans fioriture, tout en lignes droites. J’aime moins cela, tout comme cette peinture noire dont elles ont été recouvertes, peinture ne laissant pas la moindre anfractuosité apparaître et dont la texture, inexplicablement, me met mal à l’aise. Sont-ce bien des lettres de bois en fait ? Ici, je regarde mes mains et cela me fait du bien que de voir leurs poils aux poignets, ces doigts tachés d’encre et tous ces ongles rognés par l’anxiété, aux peaux épluchées tout autour. Pas de belles mains, assurément, mais en cet instant, j’ai besoin de me rassurer en me vautrant dans des défauts.

Revenu à ma paix, je m’approche de la façade en évitant de lever la tête pour observer sa masse surplombante. Mieux vaut s’engouffrer vitement dans la porte d’entrée et ne pas trop réfléchir. Mais voilà, de porte d’entrée, il n’y en a mie ! Toujours la même chose, que du verre ! Je m’approche cependant, prêt à toquer sur la paroi pour indiquer ma présence à Madame Rivelle, la vieille gaupe qui s’occupe de trier les visiteurs et de faire le ménage, mais je n’en ai pas le temps : la paroi rectangulaire que j’ai devant moi, paroi qui fait bien ses cinq pas de large sur deux de haut, se met à coulisser d’elle-même sur la droite en faisant un bruit doucereux qui, à la manière des lettres de la façade, m’emplit immédiatement de mésaise.

Ma bouche est subitement emplie d’une bave que j’ai bien du mal à avaler. Je regrette d’ailleurs que ce ne soit pas celle de Charis car cela m’aconforterait. C’est que face à ce qui m’apparaît grâce au mouvement magique de la paroi, j’aurais bien besoin de sentir couler dans ma gorge cet élixir d’armide.

À suivre…

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