La conteuse d’elle-même (9) : du pacte de sang au pacte d’encre

Résumé de l’épisode précédent : il n’est jamais agréable de s’entailler profondément le doigt, mais il peut y avoir des exceptions et le narrateur des Callaïdes, alors qu’il voit Charis enfourner son doigt blessé dans sa bouche afin de lui laper sa plaie, l’apprend dans certains corps caverneux de sa chair. Le déduit ne s’arrête pas là puisque la Callaïde s’entaille elle-même un doigt afin de lui faire boire de son sang, dans le but de rendre plus aisées les visites oniriques. Oui, très bien, magnifique, sauf que…

Je déglutis. Je me dis que les iris vont de nouveau changer de couleur pour retrouver l’horrible rouge de ceux de Pauline et de Clément. Mais le seul rouge que je vois sur le visage de Charis est une petite maculation sur une commissure, reste de la succion de mon doigt, ainsi qu’une légère coloration sur les joues. Il fait froid pourtant, la neige continue de tomber, après ces paroles de glace je ressens en plein la froidure et ma braguette elle-même a vitement fait son deuil du déduit des coups de langue pour devenir aussi glaciale que le cœur d’un coacteur d’impôts. Mais oui, la Callaïde semble prendre plaisir à la situation. Elle jubile même, se mord les lèvres comme une petite fille toute fiérote d’avoir commis un mauvais coup et son air de tendre amitié bienveillante le cède à une provocation gentiment moqueuse. A tel point que je ne suis plus sûr d’avoir vraiment Charis en face de moi. Quelque chose a changé dans l’angulation de son beau visage losangé et je me demande s’il ne va pas se transformer comme ses iris l’ont fait précédent pour faire apparaître celui d’Aalis. Mais elle semble contenir l’irruption de la rousse Callaïde, et reprend…

Tu vas comprendre pourquoi nous sommes heureuses. Pour cela, juste une question : d’après toi, qu’est-ce qui est le pis pour un personnage ?

Tu… tu veux dire pour un personnage comme toi, c’est-à-dire jeune et aimable, ou bien pour…

Qu’importe le sexe, l’âge, l’apparence et même son importance. Pour un personnage, quel qu’il soit.

Je réfléchis un instant et, pour la première fois, mes yeux tombent sur ses pieds qui sont nus. Vêtue telle une gitane, elle ne s’est pas chaussée de ses habituelles eschapins de Callaïde. Elle porte une robe de bohémienne, arbore deux trois brimborions aux poignets et, comme tant d’autres bohêmes, préserve de toute entrave ses pieds qui, bien qu’enfoncés dans la neige, n’ont pas l’air de souffrir de son contact. Il n’empêche, leur vue me rappelle ce qu’elle avait vécu sous ma plume, plongée dans les ténèbres de sa geôle puante, persécutée par les tourments porcins de Bertrand Cochard, vêtue d’une robe de gros fils et bien sûr nu-pieds. Du coup je remordise un peu et réponds ces mots :

Peut-être subir des tourments indignes.

Comme ceux que tu m’as fait vivre ? Certes, c’était peu aisant mais tu sais que j’ai besoin de malheurs pour pleinement goûter à l’heur. D’autres s’en passerait bien mais moi, je tire finalement une secrète jouissance de ces aléas. Donc non, je ne dirai pas ceci est le pire pour moi. Et je pense ne pas me tromper en me disant qu’il en va de même pour n’importe quel personnage. Trouve autre chose donc, cherche.

Mourir alors ?

Elle hoche doucement la tête tout en arborant une moue sceptique.

Tu te rapproches, mais ne touches pas encore au but. Oui, les personnages craignent la mort. Une, en particulier. Devines-tu laquelle ?

Une mort violente, infâme, déshonorante.

Non, rien de tel, il y a pire. Mourir ainsi fait partie du jeu de la création et, crois-le ou non, mais tous ceux que tu as fait mourir dans ton dernier Livre se sont trouvés satisfaits de leur sort. Et pourtant, que les personnages aient survécu ou péri, il subsiste un type de mort qui les terrorise tous, sans exception. Sans doute peines-tu à comprendre ici et tu te demandes comment un personnage déjà mort peut craindre une autre mort. Eh bien je vais te le dire. Ouvre bien grand tes oreilles, ton esprit, grave-toi bien ces mots quand tu retourneras dans ta couche pour te réveiller au milieu des seins de dame Pauline. Le pis, pour un personnage, est de vivre sous la plume d’un écrivain qui peut soit mourir du jour au lendemain, soit décider d’abandonner son histoire. Si l’abandon n’est pas définitif, ce n’est pas si grave. Mais s’il l’est, c’est terrible. Les personnages sont condamnés à pourrir lentement dans un cloaque de mots informes et de phrases qui perdent de leur belle allure et qui forment alors tout un réseau de ronces qui dépècent ceux qu’elles avaient autrefois fait vivre. Ce n’est pas exactement une mort car les personnages continuent de penser et de ressentir, mais c’est une conscience sans point d’arrivée, sans perspective, sans accomplissement. Tout se fane et se décrépit lentement sans qu’ils aient la possibilité d’abréger leur souffrance. Et mettre au feu les feuillets sur lesquels ils ont vécu leur vie de papier ne change rien car la vie de fiction est détachée de toute matérialité. D’ailleurs, ce que je dis concernant les personnages de papier vaut aussi pour les personnages de bouche, ceux que mettent en vie les conteurs de village. Je dirais toutefois que ce destin est aggravé pour les personnages de papier car eux ont souvent été dessinés et patinés par moult détails, ce qui rend leur désagrégation d’autant plus funeste. Et ainsi le nôtre, à moi et mes sœurs. Alors que vous êtes arrivé à la moitié de votre Cycle,  que vous venez de découvrir que vous ne valez que 87 points dans le classement d’une stupide gazette dirigée par un stupide directeur, et que Pauline vous incite à écrire des textes plus rémunérateurs, pensez-vous que nous soyons aconfortées à l’idée de voir notre vie s’arrêter ? Que nous importe, à nous, les caprices de votre gazetier qui refuse de reconnaître vos talents ? Que nous fait une hypothétique édition avec reliure en peau de chamois (et pourtant vous savez combien j’aime les beaux objets livresques) ? Après avoir noirci tant de feuillets, après avoir fait vivre une armée de deux cents personnages, vous n’avez plus le droit de mettre à bandon votre univers. Du reste, vous n’en avez plus la possibilité parce que, sachez-le, dorénavant vous nous appartenez autant que nous vous appartenons. Pourquoi croyez-vous que je vous ai fait boire de mon sang et que j’ai bu du vôtre ? Pour permettre de nous revoir ? Encore une fois il n’est nul besoin de ce cérémonial. Non, en vous faisant goûter nos sangs, nous vous avons tendu le même piège que les bergers et les bergères de René d’Hofour dans son Trélasé. Si tu l’as lu, tu t’es sans doute demandé, comme tout le monde, comment cet auteur avait pu trouver les ressources dans son esprit pour écrire trente mille pages de fades amourettes sans devenir fol. C’est tout simplement qu’il lui est arrivé la même chose qu’à toi. Ses personnages le tenaient, une de ses jolies bergères est venue le trouver pour léchouiller du sang et il n’a eu d’autre choix que d’achever son livre. Il faut bien ici que je te le dise, maintenant que nous sommes liés par le sang, notre sort se répercutera immédiatement sur le tien. Tu trouves qu’écrire les Callaïdes ne te fait pas assez gagner ta vie ? Tu en as assez ? Très bien, écris donc ce que tu veux, abandonne-nous. Mais à notre dépérissement suivra aussitôt le tien et l’on verra comment Pauline s’accommodera d’un bonhomme subitement devenu sans idées, sans vigueur. Cela peut paraître cruel mais en y réfléchissant ça ne l’est pas. Songe que tu n’as plus que trois mille pages (peut-être six mille en fait, vu ta propension à digresser) à écrire, et en notre compagnie encore ! Nous valons tout de même mieux que des bergères incultes, il est des tâches plus ingrates je pense. Ce n’est pas non plus comme si tu devais côtoyer les personnages de Guillaume Vilet. Evite par contre de te venger en nous faisant connaître mille avanies sans rapport avec nos destinées. N’oublie pas le pouvoir de l’endomyon qui d’ailleurs est devenu – nous le sentons – plus puissant avec cet échange de sang. Allons ! ne baisse pas la tête, vraiment, tu sais bien que le vrai plaisir ne se trouve pas dans ton monde. Du reste, malgré nos ressentiments, je t’assure que nous t’aimons bien et que nous sommes même disposées à te donner des conseils pour régler des malheurs qui pourraient te distraire de l’écriture.

Le ton consolatif a l’air sincère. Je l’observe de biais : la bouche en cœur et les petits yeux apitoyés sur leurs coussinets de cernes me donnent envie de croire qu’elle n’est pas la plus douée des jocrisses sur le point de me tendre un deuxième piège. Je me méfie tout de même.

Que… que se passe-t-il si je n’écris pas durant deux mois ?

C’est très simple : ta cinquième humeur sera définitivement asséchée et dame Pauline n’aura plus pour mari qu’un non-puissant.

Une défaillance me vient. J’ai beau être dans un rêve, je sens mon cœur prêt à rompre. Je dois bien faire pitié à voir car aussitôt Charis reprend la parole.

Non ! Je plaisante, je ne fais que répéter ce que me souffle Aalis pour te faire gamber, tu sais comme elle peut être terrible ! Deux mois n’est pas si grave mais une mélancolie peut te tomber dessus et, si tu n’y prends garde, tu auras tôt fait d’empirer les choses. Mais ne t’en fais pas trop pour cela, nous serons là pour te piquer quand l’attente sera trop longue.

Dire que je suis rassuré est peut-être excessif. Mais comme Charis, alors qu’elle parlait de me piquer, a joint le geste à la parole en me picorant doucement la joue de l’amande de son indiciaire, je me sens comme un père de famille oursu qui, devant les agaceries de ses enfants, finit par avoir un pot de miel à la place du cœur.

Très bien. J’écrirai donc puisqu’il me faut écrire, même si ce ne sera peut-être pas avec la même célérité. Mais pour les conseils que tu viens d’évoquer, je demande à voir. Me diras-tu la raison de ses yeux rouges concernant Pauline ? Qu’était-ce que cette chose qu’elle hachait de son grand couteau ? Pourquoi avait-elle l’air de me mépriser et pourquoi Clément semblait-il me haïr ?

Son souris se fige. Visiblement, elle regrette sa proposition de me venir en aide comme la rubrique astrologale d’une gazette. Intérieurement, je m’esbaudis. Ah ! on fait la maligne dans son petit univers de papier mais dans celui des autres, on est tout de suite moins utile ! Mais elle finit par me répondre et je comprends assez vite que je me trompe. Sa gêne semble être moins le fruit d’une absence de savoir que d’un trop plein.

Oui… oui… tout cela est contrariant et effrayant, je sais. Pour certaines raisons, il m’est difficile de trop t’en dire. Du moins pour l’instant. Je… j’aimerais davantage t’éclairer mais n’en ai pas le droit. Les conseils que je puis donner sont d’un certain ordre et tout ce qui concerne Pauline… ce n’est pas à moi de t’en informer. Il ne nous le permet pas. Ou alors… oui, de manière intriquée, je pense qu’Il n’y trouvera rien à redire. Écoute…

Charis ferme les yeux et inspire calmement. J’imagine que Mari doit faire de même avant de pratiquer une danse, tout comme doit le faire aussi Alya avant de caresser les contours d’un de ses instruments. Ce détail, le fait de voir sa poitrine se soulever et ses narines frémir, enracine un peu plus profondément en moi l’idée qu’elle est vivante. Je ne cherche d’ailleurs plus à lutter contre l’aberration de cette pensée. Elle m’est dorénavant naturelle, tout comme ce pacte d’encre, et je n’ai plus qu’à voir tomber sur ma personne les éclats de sa poésie, puisque les flocons ont cessé de tomber dès l’instant où elle a inspiré. Sa bouche s’entrouvre…

 

Dans les sillons de sa plume,

Dans les vallons de son corps,

Dans le parfond de son con,

Dans le punais de sa bouche,

Dans l’horreur de sa folesse,

On tombe d’une étoile à un œil,

On quitte une perle pour une vérole,

On laisse un Luculius pour une rinçure.

Gaspard, abstiens-toi de dire « je m’aime »

Devant les griffures de la conteuse d’elle-même.

 

Ses yeux s’ouvrent de nouveau et me sourient.

Voilà, mon maître, je pense que maintenant tout est bien plus clair pour vous et vous avez compris que vous n’avez pas à craindre Pauline si vous agissez convenablement. Mais il est tard maintenant et il me faut rejoindre les autres dans le salon de la Reine. Quant à vous, vous voilà arrivé au lieu où vous aurez à faire des choix. Je ne doute pas un seul instant que vous allez commettre les plus stupides mais je ne doute pas non plus que vous saurez vous en débrouiller. Dans tous les cas, vous savez maintenant que nous sommes là pour vous piquer et vous accoiser… si vous écrivez. À bientôt Gaspard.

Et elle disparaît, chose bien naturelle dans un rêve, mais qui ne me serre pas moins le cœur. D’abord parce que moi aussi, je suis sûr que je vais faire les pires choix et que me retrouver seul face à eux ne m’inspire pas vraiment confiance. Ensuite parce qu’avançant vers moi pour me tendre ses lèvres, elle ne me laisse pas le temps de me pencher pour les rencontrer. Sa peau s’éclaircit, devient tresparente avant de disparaître tout à fait, juste avant d’effleurer mes lèvres.

Je n’ai que le temps de humer la suavité d’une haleine troublée du fumet métallique du sang. Le mien.

À suivre…

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