La conteuse d’elle-même (6) : une mandoline dans la neige

Résumé de l’épisode précédent : La Noël approche, et on ne peut pas dire que cette histoire réconforte le cœur. Dans son rêve, fuyant sa chaumière dans laquelle habite une Pauline méconnaissable et un Clément chargé de haine à son égard, le Narrateur des Callaïdes va-t-il retrouver un peu d’espoir ? Il faut du moins l’espérer…

Et je ne me secouai pas de mon rêve, non, hélas ! Tout ceci n’était qu’un prélude.

Pour mes pieds d’abord. Je n’y reviens pas, tu sais ce que peux avoir de long et de douloureux la lieue qui mène à Nantain. Je n’entrepris pas de m’y rendre en charrette pour la simple raison que la route était déserte. Pas le moindre passant, pas la moindre vache, le moindre houret errant et, dans le ciel, pas le moindre oiseau. Dès l’instant où je me retournai pour poursuivre ma route, le ciel se couvrit et seul un lugubre vent accompagna le bruit précipité de mes pas.

Car je courus, oui. Pourquoi ? Parce qu’il me semblait qu’en dépit de mon éloignement de la maison, des yeux rouges, tapis dans un buisson au loin ou au milieu des branches d’un arbre continuaient de me poursuivre. Et chose étrange, je ne me révoltai pas à l’idée que ces regards de haine étaient aussi violents qu’injustes. Au contraire, au bord des larmes, je lâchais des ‘adon ! ‘adon ! soit pardon ! pardon ! tant l’angoisse et la honte m’écorchaient les mots de la bouche. Mais honte de quoi ? À cet instant je l’ignorais. Il n’empêchait que je me sentais comme un coupable tombé tellement bas qu’il ne peut plus espérer la moindre commisération de ses proches.

Aussi l’apparition au loin de la silhouette de Nantain me soulagea-t-elle l’âme. Un peu comme un prisonnier évadé inquiet d’être repris par des gardes sur ses talons, je me disais que m’engouffrer dans la ville me permettrait de me fondre dans un décor et de ne plus songer au poids de ces yeux rouges que j’étais persuadé d’avoir comme attachés sur mon dos. J’avais raison. Du moins en partie.

Car si j’oubliai effectivement les yeux, une indicible tristesse m’envahit en arpentant les premières rues. Pourtant, elles n’ont rien à voir avec la route dépeuplée que j’avais empruntée. Le monde y grouille et j’assiste aux habituelles scènes de la vie d’une ville comme Nantain, avec ses marchands, ses crieurs, ses artistes ambulants et son habituelle gueuserie mendiante. De quoi me mettre de bonne humeur mais ce ne fut pas le cas tant je me sens pour eux un étranger. Entendons-nous bien : quand j’ai l’habitude de me rendre à Nantain en fin de septaine pour arpenter le marché, je me sens un étranger dans le sens où je m’enfonce dans le lieu pour le plaisir d’observer et d’acheter quelques vivres sans forcément chercher à palabrer à droite et à gauche, et ceci me convient très bien. Dans ce rêve, c’est différent. Étranger… oui, je suis comme un passant inconnu qui se sent étrange en ce qu’il ne semble avoir aucune influence sur ce qui l’entoure. Un groupe d’enfants marchant côte à côte s’avance face à moi et c’est à moi de m’écarter pour leur permettre de passer. Je glisse un sou dans l’écuelle d’une mendiante et, plutôt que l’habituel Il vous le rendra et un regard reconnaissant, j’ai l’impression d’avoir fait l’aumône à une statue. L’idée de n’être rien, ou alors un fantôme invisible au milieu de la foule me traverse l’esprit et j’insiste pour essayer de me prouver le contraire. J’avise l’étal d’un marchand de vin sur lequel je reconnais des flacons de Luculius. Le marchand est en train d’en vanter les mérites à un passant qui s’est arrêté pour tremper les lèvres dans un tastevin. Je m’approche et me fends d’un compliment.

Ah ! Le Luculius ! Il est le paradis de mon palais et l’enfer de mon aumônière !

Le commentaire vaut ce qu’il vaut, à vrai dire peu importe. Par lui je suis sûr d’attirer l’attention, le vin et la bonne chère constituant une sorte de langage universel fait pour accorder les honnêtes gens. Eh bien j’en suis pour mes frais. Car si mes oreilles ont clairement perçu ma pauvre saillie, cela ne semble pas être le cas du marchand et du passant, ni l’un ni l’autre n’ont daigné m’accorder la moindre once d’attention. L’homme porte à ses lèvre le tastevin et engloutit doucement le délicat breuvage avant de reposer l’outil et dire :

Effectivement, ce vin est fort bon. Mais j’hésite à vous en prendre un flacon car je sens que s’il peut devenir le paradis de mon palais, il va aussi être l’enfer de ma bourse.

Là, je le fixe, stupéfait. Se baille-t-il de moi ? Je commence à fumer, j’hésite à le souffleter. Au lieu de cela, je tends les mains vers le tastevin et le flacon pour me verser d’autorité une lichée et montrer ainsi mon mécontentement. Mais cela est impossible et je comprends alors pourquoi, dès mon entrée dans Nantain, j’ai été assailli par cette sensation d’être inexistant. Si moi, je peux voir ma main filer en direction du tastevin, ce n’est manifestement pas le cas des deux autres. Et le marchand ne risque certes pas de perdre un nouvel échantillon de son Luculius car, au moment où mes mains s’apprêtent à saisir le flacon et le tastevin, je les vois passer au travers et s’enfoncer au milieu du haut du tonneau sur lequel les deux objets étaient posés !

Je les retire brutalement et me mets à parcourir les ruelles bondées comme un fou. Je ne cherche pas cette fois-ci à esquiver les gamins, je suis au contraire prêt à les culbuter méchamment avant de m’apercevoir que je passe aussi au travers d’eux. Je refais l’essai avec tout le monde : hommes, femmes ou vieillards, à chaque fois je leur suis moins sensible qu’une brise. Un gros houret patibulaire passe devant moi et je tente aussitôt de lui décocher un coup de pied au cul ; je passe au travers et manque de perdre l’équilibre sur le sol boueux. J’avise à cet instant mes souliers : ils sont dans leur état habituel, aucunement maculés de boue. Je regarde derrière moi : bien entendu mes pas n’ont laissé aucune trace sur le sol.

Je peux voir mais ne suis vu de personne. Correction : je ne peux être vu que de deux yeux rouges que je redoute d’affronter de nouveau.

Cette prise de conscience me fait errer longtemps dans les rues. Je sais que je ne prends pas du tout le chemin de la Gazette mais peu importe, je crois que j’essaye vaguement de laisser faire le hasard. Je vais à droite, puis à gauche, puis tout droit, je reviens sur mes pas, me disant que la géométrie de ma déambulation dessinera peut-être quelque signe obscur qui pourra me libérer de ma malédiction. À un moment, je tombe sur un sergent de ville. Me vient alors l’idée de me poster à quelques pouces de ses moustaches et de lui hurler au visage. Mais rien ne se produit en dehors de la nette sensation que ma voix réduit en charpie ses cordes vocaliques. Je laisse le sergent et, tête basse, portant la main à la gorge qui me fait mal maintenant, je poursuis mon chemin qui me mène aux marches du marché jouxtant la cathédrale. Je ne peux m’empêcher d’avancer là où le terrible drame s’était produit. La marche sur laquelle la jolie tête de Laurette avait éclaté. Les jours et les semaines, en dépit de la pluie, n’avaient rien changé. Une tache rouge, sombre, s’est incrustée dans la pierre. Je songe aux fleurs de Renzo Oota, autres fleurs trouvant leur origine dans l’innocence lacérée par l’infortune et, sans savoir pourquoi, je me penche pour toucher la tache. Les marches de l’escalier sont sèches mais au moment où j’effleure la tache du doigt, je comprends qu’elle est humide. Je regarde mon doigt : il est lui aussi taché du sang de Laurette. Je sors aussitôt mon mouchoir pour l’essuyer, un peu dégoûté mais aussi avec le début d’un soulagement en constatant que mon corps pouvait garder une trace de son environnement.

Au moment précis où je me fais cette remarque, je perçois des notes de musique. Quelqu’un, tout près, est en train de jouer un air à la guitare, ou plutôt à la mandoline. Et dès cet instant, la neige se met à tomber. À gros flocons. J’entends derrière moi des cris de ravissement poussés par des enfants et je dois dire que je me sens moi-même éjouyé. La neige est dense mais n’a rien de menaçant tant elle tombe lentement et donne aux sons du marché une texture cotonneuse et apaisante. La tache rouge sur la marche a rapidement été recouverte et un coup d’œil sur mon doigt me montre que la trace sanglante a elle aussi disparu. Je me sens mieux. Je monte alors les quelques marches pour accéder au parvis de la cathédrale et voir qui continue de jouer ainsi de la mandoline. En gravissant les marches, je m’aperçois que mes pas ne laissent aucune empreinte dans la neige. Manifestement le charme n’est pas encore levé mais je ne m’en chagrine pas tant la mandoline me fait confort.

Enfin, je vois ce dont il s’agit. Une jeune gitane, la peau ambrée, toute vêtue de rouge, caresse les cordes de son instrument. Elle a disposé devant elle un fichu noir pour recueillir quelque aumône. Mais personne ne l’écoute, elle est désespérément seule sur le parvis et je me demande comment elle fait pour jouer seulement vêtue de cette robe découvrant ses bras et une partie de ses gambes. Je me fais cependant la remarque que moi aussi, quoique légèrement vêtu, je ne ressens guère la froidure.

Je m’approche toujours plus. Je la devine jolie et j’essaye d’apercevoir son visage mais, penchée sur son instrument, elle laisse tomber ses boucles brunes et je ne peux que voir des lèvres qui, pas besoin d’être sorcier pour le deviner, doivent rendre fous ses amis de bohême.

Je plonge la main dans la poche de mon pantalon et en retire une pièce de cinq sous. Je suis déçu car je voulais lui donner plus, reconnaissant envers elle que je suis d’avoir su eschauffer mon cœur. Je pourrais m’arrêter pour continuer de l’écouter, mais je ne le fais pas, je ne sais pourquoi. Je me penche vers le foulard noir, y dépose la pièce, et poursuis mon chemin.

Mais pas longtemps. Juste le temps de faire cinq pas. Car derrière moi, la mandoline s’est tue et une voix juvénile, légèrement voilée, s’est élevée.

Monsieur Gaspard Mercier !

Je me retourne. Devant moi se trouve la jeune gitane. Elle n’a plus la tête penchée sur son instrument, elle me regarde et je peux dès lors admirer tout ce qui surplombe cette adorable bouche qui me sourit. Je vois les plissés du sourire, je vois ce nez fin, parfaitement dessiné et qui sent davantage la femme de race que la simple gitane, je vois ces cernes sous les yeux rieurs et j’ai pleinement conscience de ce que signifie cette matité de peau. Non, elle n’a pas besoin de me dire qui elle est, j’en ai alors pleinement conscience.

C’est Charis.

À suivre…

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